[Bilan 2024] Les Séquences qui n’ont pas fait genre en 2024 (Partie 2/2)


Après vous avoir dévoilé il y a quelques jours notre TOP 10 des films qui n’ont pas fait genre en 2024, on vous propose d’explorer, de découvrir, de revisiter en deux parties (LIRE LA PREMIERE PARTIE), 20 séquences qui n’ont pas fait genre lors de l’année écoulée. Ces scènes partagent toutes un point commun : elles hantent pour longtemps. Certaines d’entre elles étant des scènes cruciales nous précisons que des spoilers et autres divulgâchis peuvent se loger dans ces textes. Pour voir les séquences sur Youtube vous pouvez cliquer directement sur les images.


                                                                                           The Substance de Coralie Fargeat

                                                                                           Miroir, mon beau miroir

                                                                                                             par Charlotte Viala

Onze photogrammes du film The Substance de Coralie Fargeat pour notre compilation des séquences qui n’ont pas fait genre en 2024.Prisonnière d’une apparence qu’elle n’aura pas vu s’altérer, Elisabeth, incarnée par une Demie Moore totalement réinventée, n’aura jamais autant détesté son image que dans la séquence de préparation au rendez-vous. De sa solitude pesante jusqu’à son combat acharné contre son enveloppe corporelle et sa peur face au regard des autres, tout est résumé dans cette scène assiégée par une tension absolue. Tout débute pourtant de manière conventionnelle, Elisabeth invitant maladroitement Fred, son ami d’enfance, pour un rendez-vous galant. Tout aussi chamboulé qu’elle, ce dernier acceptera avec une émotion non dissimulée. Si le spectateur est absolument persuadé du pouvoir de séduction qu’elle détient sur cet homme, il n’en est pas de même pour l’hésitante quinquagénaire, la scène de préparation débutant dans la chambre au milieu de robes, témoins de plusieurs essayages. Face à nous, dirigeant son regard directement dans son miroir, constamment à la recherche de son reflet, la sublime invitée teintée de rouge ne semble pas très à l’aise. Les gros plans sur ses nouvelles difformités qu’elle tente de dissimuler rappelle au spectateur ces aveux de laideurs dus uniquement à sa superficialité. La boule au ventre et le regard fermé elle stresse comme une jeune fille pour son premier rendez-vous et finalement, sommes-nous vraiment sûrs que ce ne soit pas le cas ? L’intrigue étant totalement resserrée sur le rapport toxique qu’Elisabeth entretient avec son corps, le spectateur saisit par bribes un passé glorieux mais un présent vide, solitaire, exempt d’émotions. Renversant les codes pour ce genre de scène se déroulant habituellement sur le son d’une musique pop au milieu de rires et d’essayages parfois loufoques, le film nous gratifie au contraire d’une musique digne de film d’horreur, comme si son héroïne, plus sérieuse que jamais, allait succomber à quelque bourreau. Passant d’un miroir à un autre, jamais bien loin de son propre reflet qui l’obsède, un premier coup d’œil à l’horloge et un peu de rouge à lèvres nous confirme le caractère pressant de l’entreprise. Elle prendra pourtant le temps d’explorer longuement les courbes parfaites de son double en refermant la porte secrète de sa salle de bain, camouflant un corps à la fois encombrant et vital. De légers zooms sur les visages de Sue et Elisabeth permettront de comparer le regard fané de la vieille gloire du passé aux lèvres scintillantes de la sémillante jeune fille accentuant d’autant plus cette soif de jeunesse, d’embrasser ce corps qu’elle ne possède pas tout à fait, dont elle se rapproche juste. Située pourtant dans la seule source de lumière du cadre, Elisabeth reste dans l’ombre tandis que Sue brille dans l’obscurité. Son regard dur se baisse soudainement sous le poids de la honte et elle recherchera de nouveau dans son propre reflet cette beauté juvénile qu’elle ne possède pas. Devant le miroir elle tentera encore une fois de se recouvrir sous plus d’artifices, surveillant l’horloge annonciatrice d’une bombe qui ne vas pas tarder à exploser. Ne pouvant échapper à son propre reflet, elle ne pourra pas non plus éviter celui de Sue en récupérant ces clés sur la table basse, juxtaposant son ombre à côté de la flamboyante nouvelle star du fitness. Le regard d’Elisabeth se fait alors plus inquiétant, la musique gagnant en intensité comme si le danger se rapprochait. Retour à la salle de bain, incapable de sortir de cette prison mentale symbolisé par ce miroir glacial. Remplaçant son maquillage outrancier par un discret foulard recouvrant son cou, les vifs regards sur l’horloge accentuent le stress lié à ses hésitations. Le temps qui file et qui l’entraine vers une vieillesse inéluctable ne pourra jamais être rattrapé. En conséquence, son attitude est plus brusque, son souffle saccadé, ses mains moins respectueuses de son visage, perdant visiblement patience devant un reflet qui ne lui convient pas. Refusant de s’adapter à son corps changeant, Elisabeth ne fera que répéter les mêmes erreurs, encore et encore, tel ce couloir menant de la salle de bains au salon qu’elle va de nouveau traverser sans réussir à s’affranchir de l’image de Sue, prédatrice en papier glacée qui semble la narguer. La main tremblante d’Elisabeth, gantée de noir comme celle d’un assassin de giallo, se figera devant un ultime reflet déformant sur la poignée de la porte, ne pouvant décidément pas échapper à sa propre monstruosité. Laissant soudainement parler ses instincts, elle va rentrer dans une rage folle. Répétant une quatrième fois la scène du miroir dans le rôle de l’hystérique, Elisabeth va s’arracher violemment le masque qu’elle s’évertuait à tout prix de garder au sens propre comme au figuré. Les cuts se font plus rapprochés, la musique plus inquiétante. Son visage même se transforme, tour à tour clown et monstre, la caméra parfois recentrée en gros plan sur son regard bestial, accentué de sons limite gutturaux, annonçant la transformation fatale de la fin du film. Malgré la répulsion qu’elle éprouve, elle ne peut se défaire de son propre regard, tour à tour analytique, dégoutée ou horrifiée, renvoyant ce reflet de plus en plus difforme. Prétextant qu’elle n’a rien d’autre à offrir que son physique, elle n’en donnera pas davantage aux spectateurs, de même qu’à Fred, trop honteuse d’elle-même. Une ombre, toujours et encore, destinée à rester dans celle de Sue.

« The Substance» sera disponible en vidéo
le 30 Avril 2025 chez Metropolitan Film Export

ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Metropolitan Film Export


                                                                                          Vermines de Sebastien Vanicek

                                                                                           Déracinées

                                                                                                             par Joris Laquittant

Injustement passé sous les radars des tops de l’année 2023 parce que sorti en fin d’année, Vermines a toutefois tissé sa toile en salles et jusqu’aux Césars où il a été nommé à la (bonne) surprise générale en tant que Meilleur Premier Film. Sagement, nous avions décidé de le mettre de côté pour le reconsidérer pour notre TOP 2024 et c’est sans surprise – et parce que nous avons bonne mémoire – qu’il s’y est taillé une bonne place. Nous avions déjà beaucoup dit de ce film en nous entretenant très longuement avec son réalisateur, Sebastien Vanicek, mais puisqu’on l’a considéré comme un film de 2024, il fallait nécessairement l’inclure dans notre best-of des meilleures séquences des douze derniers mois. Difficile pour autant de choisir sur quelle scène s’appesantir. A vrai dire, il m’a paru un temps que l’évidence était d’analyser la séquence dite de la salle de bain, tant elle constitue un turning point majeur, à mi-parcours, de la mise-en-scène et de ses mécanismes de trouille. Mais finalement, à la revoyure, il m’a semblé que la séquence la plus réussie du film était en réalité sa scène inaugurale. Le film démarre loin du décor qu’on lui attendait – il a été marketé, à raison, comme un film de banlieue – dans le désert du Maghreb. Dès le premier plan, Vanicek déroute. On s’attend à un film d’araignée, mais il s’ouvre sur un serpent. Le calme apparent du désert est subitement rompu par le vrombissement d’un véhicule. On suit alors depuis le ciel, dans un plan qui évoquerait presque la saga Mad Max, une bande de touaregs roulant à toute allure dans leur jeep. Puis, le véhicule s’arrête, les hommes s’affairent, ils parlent arabe mais le cinéaste prend le parti pris de ne pas les traduire. Machettes, bonbonnes de gaz, puis un éclaireur envoyé à travers les dunes sauvages et rocailleuses, à la recherche d’on ne sait quoi. Enfin, la vérité, c’est qu’à moins d’être parfaitement aventureux et d’aller voir les films à l’aveugle, on sait très bien qu’on est venu voir un film d’araignées et que derrière chaque rocaille peut surgir les huit pattes de notre pire phobie. L’homme, quant à lui, affiche une décontraction déroutante : il chantonne, s’active mécaniquement, un rocher après l’autre. Un plan d’une grande malice nous décrit une pierre pas comme les autres, elles sont là et Vanicek nous l’a fait voir avant le personnage. La générosité du cinéaste à notre égard de spectateur transpire alors immédiatement et demeurera un phare de sa mise-en-scène durant l’entièreté du film. En quelques plans nous voilà à notre tour en chasse, à la recherche de ce que nous sommes venus voir, de ce pourquoi nous avons payé. L’homme soulève le rocher et révèle alors un tunnel dont les pourtours maculés de toiles finissent de nous informer sur la présence de ses habitantes. A ses cris d’alertes, toute la bande se met en branle, s’affaire à disposer son piège. Un gaz toxique d’un jaune peu rassurant est envoyé dans le tunnel. La musique s’affaire à faire monter la tension. Les plans larges agissent comme des soupapes. La fumée du gaz dissipée, l’homme se penche pour observer l’intérieur du tunnel, son œil entouré par l’entrée de celui-ci. Nous voilà nous-même araignées, piégées dans sa caverne. Par ce plan non-anodin – qui fera d’ailleurs écho à l’un des plans spectaculaires du film, où un couloir d’immeuble se retrouve transformer en nid d’araignées géantes – le cinéaste précise son intention. Il ne s’agira pas que de nous faire sursauter et jouer avec nos peurs arachnophobiques les plus enfuies, mais de tenter aussi de nous mettre dans la peau de l’araignée assaillie qui essaie de sauver sa peau, d’avoir de l’empathie pour elle. Face à l’agresseur, cette dernière tente un élan kamikaze, directement à la jugulaire. La stridence de la musique accompagne ce tout premier jump scare, les cordes se tendent, l’homme convulse au sol devant les regards médusés de ses camarades. Un plan zénithale d’une exceptionnelle efficacité fait surgir du trou une vingtaine d’araignées. Sont elles entrain d’attaquer ou de fuir ? La suite de la séquence répondra à cette question, les touaregs s’agitant et emboitant une à une les pauvres arachnides paniquées. Le montage rugueux met en balance la violence vécue par l’homme qui se rue au sol et celles de ses araignées mise en boîte. Un autre plan fabuleux montre les longues pattes de la tégénaire sortir du vêtement posé au sol. Ses déplacements sont lents, l’avancée que fait la caméra aussi, Vanicek assume de nous la montrer en détails, d’expier d’emblée la majorité des traumas de représentations que cet animal incarne, comme pour nous dire ostensiblement que cela ne sera pas tant sa démarche, pas tant son propos. Les boîtes s’entassent. La séquence s’achève sur une sanglante mise-à-mort sur lequel le titre vient s’imprimer sec. Mais le générique sous fond de rap français qui s’ensuit poursuit de préciser cette séquence introductive qui fait office de véritable note d’intention du film dans son entier. Entourées des mentions du casting et de l’équipe technique, le cinéaste filme le trajet de différentes espèces exotiques (araignées, serpents, lézards en tous genres) déracinées de leurs terres natales pour être commercialisées et vendues en Europe. Fidèle à ses grandes thématiques d’auteurs déjà fortement exploitées dans ses courts-métrages, Sebastien Vanicek dénonce le trafic et la maltraitance animale qui en découle. Mais plus encore, la séquence tout entière (incluant le générique) pose les bases de la métaphore que Vermines va s’atteler à filer, comme une toile, durant une heure quarante. Entassées dans des petites boites loin de chez elles, dans un environnement qui leur est étranger et même hostile, ces araignées vont devoir s’endurcir et se battre pour survivre. Placer cette histoire d’araignées déracinées au plein cœur d’une banlieue agitée par des problématiques liées à l’immigration est foncièrement politique. Plus qu’un film usant d’une peur commune pour manutentionner des effets et codes de l’horreur éculés – ce que Vanicek, en excellent artisan, sait aussi très bien faire – ce banger du cinéma de genre français – selon l’expression consacrée – va faire bien plus : les inséminer d’un contexte et d’un propos qui derrière l’enrobage bourrin, se révèle bien plus fin qu’il n’y paraît.

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« Vermines» est disponible en vidéo chez Esc Editions
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Tandem Films


                                                                                          Here de Robert Zemeckis

                                                                                           Travelling du souvenir

                                                                                                             par Pierre-Jean Delvolvé

A la fin de Here, au terme d’un déchirant repas de Thanksgiving à deux, le personnage incarné par Tom Hanks prend enfin la décision de vendre cette maison qui contient tous ses plus beaux souvenirs, mais qui fut aussi sa perte. Le palimpseste numérique de Robert Zemeckis s’accélère soudain pour que ré-apparaissent en fragments successifs des éléments phares de cette maison qu’on vient de visiter quatre-vingt minutes durant. Puis, deux chaises apparaissent : celles-là même qu’un Tom Hanks, vieilli, avait installées dans la maison vide au tout début du long-métrage. Il a quelques minutes pour la revisiter avec son ex-femme – Robin Wright – désormais atteinte d’Alzheimer. La valeur de plan est d’abord la même que celle vue depuis le début. Et la femme âgée, avançant péniblement jusqu’à sa chaise, dit ne se souvenir de rien. Ni de la maison, ni de ses beaux parents, ni de tout ce qui s’est passé ici. Ce non-souvenir est doublement bouleversant, pour ce qu’il raconte du personnage évidemment, mais aussi pour le spectateur lui-même qui aurait pu croire, toute cette projection durant, que tous ces souvenirs ont bien été immortalisés, puisqu’ils ont été filmés, qu’il les a vus. C’est toute la beauté du dispositif de Zemeckis : user des effets spéciaux numériques les plus élaborés pour finalement retrouver l’émoi du cinéma des pionniers, cette sensation bouleversante que quelque chose nous survivra parce qu’il aura été filmé. Une fois assis, le mari va essayer d’aller plus loin, en racontant un souvenir précis, la naissance de leur fille Vanessa. Ce mot suscite un petit sursaut chez sa femme : « Vanessa ? ». Ému et joyeux de la voir commencer à se souvenir, il se met alors à lui raconter, une des scènes clés du film, où Vanessa, enfant, avait perdu puis retrouvé un ruban bleu, une récompense d’école. C’est alors que la caméra s’approche par un lent travelling, et que Robin Wright dit se souvenir. Son récit se fait de plus en plus articulé, et bouleversé. Robin Wright se souvient à mesure que la caméra s’approche d’elle, puis entame un mouvement circulaire autour d’elle. C’est comme si cette caméra participait à sa mémoire et lui indiquait tous les recoins autour d’elle, même ceux qui nous ont été cachés jusqu’ici par l’angle de vue unique que le cinéaste choisi. On pourrait croire que les souvenirs vont ré-apparaître autour d’elle, comme autant de taches de couleurs numériques directement sur les murs. Mais Zemeckis, à cet endroit, n’en a plus besoin. Il lui suffit du bouleversant visage de sa comédienne, et de sa voix vibrante, ainsi que de ce mouvement d’appareil extraordinaire. Robin Wright se souvient qu’elle a vécu ici, qu’elle a été heureuse. La tragédie est double, car il y a quelque chose d’incomplet dans ce souvenir : elle n’a malheureusement pas été si heureuse, ou alors ponctuellement. Les plans de Here ont aussi permis de faire survivre ces courts instants de joie. C’est peut-être la meilleure occasion de dire que l’émotion si vibrante de Here est le résultat d’une rare articulation entre dispositif extrêmement complexe, contraignant, et simplicité des sentiments et des situations représentées. Jamais peut-être un film n’aura semblé aussi « tranquillement » expérimental, ne suscitant pas tant l’admiration par ses effets de transition – pourtant incroyablement inventifs – que par sa capacité à trouver le cœur émotionnel de son sujet dans une forme complexe. Cette dernière scène correspond parfaitement à cela : il aura fallu des heures sans que la caméra ne bouge pour saisir toute l’émotion que peut contenir un simple travelling. Évidemment, on peut toujours voir quelque chose de trop écrit dans tout ça. Les mots de Tom Hanks sont un condensé de toutes les plus belles scènes du film, ce qui souligne le travail d’écriture, la dramaturgie hollywoodienne. Ce souvenir éclair de Robin Wright a évidemment ce charme (pour certains la limite) des grandes scènes hollywoodiennes, patiemment installées par un sens du récit peut-être trop bien huilé. Pourtant, rarement ces artifices n’ont semblé aussi vivants et émouvants qu’ici. L’actrice, vieillie numériquement, a beau être trop bien coiffée, son visage a beau paraître trop lisse, sa larme « trop » au bon endroit, elle bouleverse intimement, lovée dans ce mouvement d’appareil. Ce dernier ne se limite pas au couple, et entame pour finir une envolée au-dessus de la maison, comme pour nous indiquer toutes les histoires restantes à raconter, à immortaliser, dans chacun de ces petits bâtiments. Le vertige est certes un peu trop enjolivé par la présence d’un colibri qui ponctue un certain nombre des scènes du film, mais il est tout de même bien réel. Des figurants numériques errent dans le quartier : nous rêvons de les voir exister, voir qui ils immortalisent. 

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« Here» sera disponible en vidéo
le 12 Mars 2025 chez M6 Vidéo

ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © SND

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                                                                                          Civil War de Alex Garland

                                                                                           Lunettes Rouges

                                                                                                             par Joris Laquittant

La présence timide de Civil War dans les classements de fin d’année des différents médias (hormis le notre) a de quoi surprendre tant il n’y a pas beaucoup d’autres films sortis cette année à toucher autant au contemporain. Narrant le déchirement identitaire des États-Unis dans un futur proche, cette dystopie re-convoque les fantômes de la Guerre de Sécession et se charge de la récente prise d’assaut du Capitole ainsi que du climat de division et de torsion identitaire qui a suivi la défaite de Trump, avant sa récente ré-élection. On a souvent lu que la force du film de Garland était de ne pas donner toutes les clés d’analyse politique du conflit qu’il représente, de ne jamais nommer les camps qui s’opposent. Il est vrai qu’il n’est jamais fait notion de Démocrates ou de Républicains et qu’on ne saura jamais de quel bord de l’échiquier politique se place le président en place, inquiété par des menaces de mort et par un coup d’état. Pourtant, l’une des séquences clés du film offre une lecture relativement claire du propos du film. On suit nos reporters de guerre sur leur trajet vers Washington pour interviewer le président des États-Unis juste avant sa potentielle chute. Leur périple les fait traverser d’ouest en est le pays, cartographiant les divisions qui s’y sont durement installées. Pointés comme des ennemis de la vérité, ces journalistes sont des proies en transit qui, par instinct de survie, se regroupent. A cet instant le petit groupe formé autour de Lee (Kirsten Dunst) vient d’accueillir deux journalistes d’origines asiatiques et un vieux briscard noir-américain répondant au nom de Sammy. Tous ont plus ou moins le même objectif et ce bout de trajet ensemble fait office de trêve dans cette guerre pour l’info, bataille annexe au conflit principal, mais tout aussi redoutable. Les journalistes se divisent en un cortège de deux véhicules. La séquence démarre quand les passagers de la seconde voiture découvre la première, abandonnée au bord de la route, portières grandes ouvertes, aux abords d’un ranch. Après avoir emprunté le petit chemin donnant accès à cette propriété proprette – gazon parfaitement entretenu, pavillon typique de la classe moyenne agricole américaine – le second groupe découvre que leurs camarades sont tenus en otage par deux hommes armés, en tenue de camouflage militaire. Les objectifs des appareils photos permettent alors de zoomer sur cette situation et de découvrir avec effroi un charnier de cadavres déposés dans une benne ainsi que leurs amis, genoux à terre et en bien mauvaise posture. Dissimulés derrière un camion, à bonne distance, les journalistes parlementent quant à la nécessité ou non d’intervenir. Courageux et rompus aux terrains de guerre, ils avancent face aux hommes qui tiennent en joue leurs collègues, seul l’un d’eux reste en retrait, puisque plus âgé et fébrile. Parmi les preneurs d’otage, se distingue tout particulièrement un individu. D’abord, parce qu’on reconnaît rapidement qu’il est incarné par Jesse Plemons – acteur remarquable depuis des années qu’on est toujours heureux de retrouver – mais aussi parce que son visage si particulier et familier est habillé de très étranges lunettes rouges qui lui donne une tête de mauvais sosie d’Elton John. A son arrivée, la séquence s’habille d’une tension exceptionnelle qui ne tient pourtant à pas grand chose. La mise-en-scène d’Alex Garland, met en pause ses nombreux effets sonores et musicaux. Tout semble étrangement cotonneux, la bande-son est bucolique ne laissant entendre que l’ambiance champêtre du coin et ses oiseaux sifflotants. Quant au découpage, il trouve une nouvelle expression, par l’usage d’un multi-caméra qui donne une sensation de temps réel quasi-documentaire. La séquence devient alors une scène de pur montage, car si les valeurs de plans sont pléthore, la tension se fabrique sur une temporalité qui est tout sauf sur-découpée, se laissant guider davantage par les silences et les césures rythmiques du jeu des comédiens, en particulier de Plemons. En une apparition de seulement 10 minutes, ce dernier parvient à prendre totalement le contrôle sur le film et ses personnages. Que dire des dialogues, incroyablement ciselés et qui précisent les intentions racistes du personnage, esquissant par la même notre compréhension de ce qui meut au moins l’un des deux camps qui s’affrontent dans cette Amérique morcelée. La finesse des dialogues se joue parfois dans des références subtiles à l’Histoire récente des Etats-Unis. Quand l’homme armé demande à Joel (Wagner Moura) où ils se rendent, ce dernier lui répond : « A Charlottesville » à quoi son interlocuteur lui répond « Mais qu’est ce qu’il y a à documenter à Charlottesville ? ». Evidemment cet échange fait évocation des Emeutes d’extrême droite suprémaciste qui ont eu lieu dans la même ville en 2017 et qui sont tenues comme moment charnière de la scission identitaire qui fragmente les Etats-Unis d’Amérique. Le fait que l’homme aux lunettes rouges ne trouvent rien de particulier à documenter sur place, précise aisément son bord politique – même s’il n’est jamais fait mention de Donald Trump dans le film, ce personnage est un évident portrait, à peine déguisé, de certains de ses électeurs les plus à droite. Par la suite, dans ce mexican stand-off de western revisité, cet homme aux lunettes rouges questionnent un à un les journalistes pour savoir de quel état des Etats-Unis ils sont originaires. « What kind of american are you ? / Quel genre d’américain êtes vous ? ». A celle qui répond venir du Missouri, il s’amuse de préciser « L’endroit où l’on ne croit que ce que l’on voit, n’est-ce-pas ? Voilà ce que c’est qu’être un américain ! ». Et si la réponse ne le satisfait pas, il ne perd pas de temps à dégainer et à tuer avec sang froid la personne en face de lui. Chaque relevé ou mouvement de son fusil semi-automatique glace le sang, chaque tir percute à l’abdomen. Rares sont les séquences à parvenir à nous mettre autant dans la peau de ses personnages. Toute proportions gardées, on repense aux sensations vécues devant Utoya, 22 Juillet (Erik Poppe, 2018) qui nous plongeait en caméra subjective parmi la tuerie de Anders Breivik sur cette petite île Norvégienne, théâtre d’un attentat ciblé contre des jeunes militants de gauche par ce militant d’extrême droite. Civil War aura pris beaucoup de monde à contre pieds, parce qu’autour de ces scènes enrobées des atours des blockbusters (et toutes contenues dans la bande-annonce, particulièrement mensongère) c’est cette rigueur redoutable à toucher le réel au cœur d’un récit assumé comme dystopique qui marque les esprits. A la fin de la séquence, les héros sont sauvés in-extremis par l’intervention du vieux Sammy, qui fauche les deux hommes avec son pick-up. Dans le mouvement, la jeune stagiaire Jessie tombe dans le charnier. Les plans retrouvent un côté démonstratif, le son remue d’effets et de grands supports musicaux. Ses amis parviennent à l’en extraire et nous voilà désormais à nouveau au cœur de l’habitacle de cette voiture, parenthèse fermée sur cette scène d’horreur en apnée. Face à nous et nous comme eux, les personnages reprennent leurs esprits et ne peuvent que se laisser submerger par l’effroi qu’ils ont contenu durant dix minutes. Des cris et des pleurs en silence, qui déchirent, et l’Amérique avec eux.

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« Civil War» est disponible en vidéo
chez Metropolitan Film Export
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Common Dreams / A24 Production

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                                                                                          Megalopolis de Francis Ford Coppola

                                                                                           Le Happening

                                                                                                             par Pierre-Jean Delvolvé

Il est rare qu’un critique souligne qu’il fait davantage l’analyse d’une séance que d’un film en lui-même, mais on pourrait faire loi de ce préambule. On ne peut jamais pleinement apprécier un film en tant que tel, mais toujours par l’entremise des conditions dans lesquelles on l’a vu. A ce titre, les conditions du festival de Cannes sont souvent les plus trompeuses : les écrans les plus grands et les plus beaux, certes, mais aussi les séances les plus éreintantes, les films s’accumulant jour après jour sans qu’on ait le temps de vraiment digérer tout ce que l’on a emmagasiné. En outre, il n’est pas rare que les versions vues à Cannes ne soient pas celles sortant en salles quelques mois plus tard, les auteurs s’autorisant parfois d’ultimes ajustements à la suite de la projection officielle. Dans le cas de Megalopolis, l’affaire est plus sérieuse, puisque l’essentiel des spectateurs n’ont pas pu voir la scène que je vais évoquer, du moins pas dans ses conditions de pensée, en raison d’une trop difficile mise en place dans tous les cinémas de France. Je voulais tout de même revenir sur ce frisson ressenti le 16 mai dernier, lors de la première projection de Megalopolis au festival de Cannes et plus précisément quand, après quatre-vingt minutes de projection, la lumière s’est soudain rallumée dans la salle (voir l’extrait). Un homme, accompagné d’un micro sur pieds, s’est alors avancé sur scène, tenant une lampe de poche dans la main. Un problème ? La projection doit être arrêtée ? Non, soudain, l’image à l’écran est réapparue mais par une toute petite fenêtre, n’occupant quasiment qu’un tiers de l’écran. L’homme a donné quelques coups sur son micro, et s’est alors mis à poser quelques questions à Adam Driver à l’écran, toujours en César Catalina, comme au beau milieu d’une conférence de presse. Dans la salle, chacun se tourne vers son voisin : mais qu’est-il en train de se passer ? Cette stupéfiante brisée du quatrième mur n’est au fond qu’au diapason de la stupéfaction sans cesse renouvelée devant ce premier visionnage. A tel point qu’en regardant sa montre à ce moment-là, on n’ose croire qu’il ne nous reste plus que cinquante minutes à voir de ce film mutant, qui ne cesse de modifier ses règles à mesure qu’il avance. On pourrait alors prendre ce happening que comme un petit gadget de plus d’un vieux maître cherchant à repousser les limites de son art. C’est évidemment plus beau et profond que cela. D’ailleurs, le cinéaste a eu la merveilleuse idée de l’intégrer pleinement à la sortie vidéo du film, ce qui permettra d’une certaine manière, de renouveler l’expérience chez soi. D’ailleurs Coppola disait vouloir un temps que n’importe qui dans la salle puisse poser les questions au personnage…Juste avant que le noir ne se fasse à l’écran et que la lumière ne se rallume dans la salle, un satellite vient de s’abattre sur New York, donnant lieu à d’incroyables images d’apocalypse, dont un extraordinaire ballet d’ombres sur des buildings. Ces images d’apocalypse étaient largement annoncées par le sublime premier teaser sorti quelques jours avant la projection à Cannes, et, pourtant, elles semblent passer à toute allure dans le film, comme si cet instant d’extinction était légèrement escamoté. Ce qui s’ensuit a sans doute beaucoup plus d’importance pour Coopola. L’extinction, la fin du monde : nous y vivons depuis toujours. Aussi bien dans les films apocalyptiques que dans la bien plus angoissante réalité qui nous entoure, nous cessons de nous ébrouer dans cet état apocalyptique. Dès lors, cet instant où la lumière se rallume, alors que tout semble s’être éteint, n’est pas qu’une coquetterie. Chacun peut de nouveau voir son voisin, et est invité à se tourner vers lui. Pas seulement pour lui demander ce qui est en train de se passer à l’écran, mais pour qu’on se demande chacun ce qu’il reste à faire. A ce titre, les mots de Catalina ne sont pas que des sentences pontifiantes sur l’avenir et les questions qui lui sont posées nous sont tout autant adressées. L’appel au réveil de Coppola a pu sembler bien naïf a bon nombre de spectateurs – ayant souvent du mal à cacher leur cynisme – mais il faut avant tout voir comme ce dernier s’articule à une logique de mise en scène incroyablement vivifiante. Le cinéma lui-même est réveillé par ses tentatives, et la salle entière s’en trouve mobilisée. Ce n’est pas pour rien qu’à la suite de ce happening, où les flashs des appareils photos capturant Catalina viennent également nous faire sursauter, le plus beau bloc expérimental du film commence. Une fois le « journaliste » retourné en coulisse, une séquence représente les croquis du créateur qui mutent, se transforment, s’animent, se métamorphosent. L’ensemble commence en triptyque, produit un vertige tout en surimpression… Le film a alors pris son autonomie, nous invitant presque à laisser notre propre imaginaire créer, s’animer, en son sein. A milieu de la scène, Driver tient un marteau, et l’espace autour de lui se décompose en blocs d’images, dans lesquels on peut voir, si l’on est très attentif, des images passées du film (le baiser dans le ciel) mais aussi à venir (l’enfant qui tirera sur Driver est là). Megalopolis est ce film qui a aboli les frontières du temps et de l’espace. Pour cet exercice des scènes de fin d’année, il fallait chercher un bloc représentatif et saisissant. Le happening l’est, incontestablement, et il aura été l’un de nos plus beaux sursauts de l’année, mais en partant de lui, nous sommes forcés d’aller ailleurs. Car au fond, le seul bloc qui compte, celui qui a fait sortir le cinéma de ses gonds, c’est le film lui-même, qu’on ne cessera jamais de redécouvrir.

« Megalopolis» sera disponible en vidéo
le 12 Février 2025 chez Le Pacte

ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Le Pacte


                                                                                          The Apprentice de Ali Abassi

                                                                                           Banquet des Fauves

                                                                                                             par Alexandre Santos

The Apprentice est un film partisan. Le spectateur sensible à l’approche documentaire, fondée sur la véracité, risquera d’être dérangé par son ton, le choix de ses sources, voire son postulat même, contestable sur le plan biographique, que Roy Cohn aurait « tout » appris au 45/47ème Président des États-Unis. Celui appréciant la manière dont un cinéaste, Ali Abbasi, et son scénariste, Gabriel Sherman, peuvent se permettre de faire ce qu’ils veulent de la vie d’un homme au nom du cinéma pourra être beaucoup plus saisi par la force de ce biopic et en particulier la séquence de l’anniversaire de Roy Cohn. Nous sommes dans la dernière partie du long-métrage, la destinée des deux protagonistes principaux s’est inversée : l’avocat puissant est devenu un infirme vieillissant, trimballant son SIDA dans un fauteuil roulant ; l’ex- apprenti Donald Trump est devenu un magnat flambeur. Ce dernier invite toutefois son ancien mentor pour son anniversaire dans la somptueuse propriété de Mar-A-Lago. Cohn, oublié de tous, y voit l’hommage touchant d’un jeune homme pour lequel il a beaucoup fait et qui a par le passé été assez peu reconnaissant : c’est un dîner de réconciliation après une dispute cruelle quelques temps plus tôt. Au soir Roy Cohn est placé en bout de table, en face de Donald Trump qui est à l’autre extrémité. Posture de patriarche pour Cohn renforcée par le fait qu’à sa droite on a la maîtresse de maison, Ivana Trump. La pièce est magnifiquement éclairée à la bougie, ce qui ne manque pas de donner à la séquence un côté théâtral, opératique, qui ne pourra que renforcer l’émotion à venir. Roy Cohn montre, avant que le dîner ne débute, fièrement à Ivana les bijoux que Donald Trump lui a offerts (gravés au nom de Trump, d’ailleurs). On le devine touché dans sa fragilité. Or Ivana lui révèle que ces bijoux sont du toc… Donald Trump se lève alors et porte un toast hommage à Cohn qui se ressent comme une humiliation, peut-être la pire de toutes, puisqu’il est le seul (avec Ivana donc) à savoir à quel point tout cela n’est qu’une mascarade fomentée par un homme qui ne semble avoir plus aucun respect de rien. Portée par la sublime musique de Martin Dirkov, fortement influencée par les mesures les plus baroques du Scarface de Giorgio Moroder (1983), Abbasi et Sherman usent d’un outil un peu gros : pourquoi Ivana révélerait-elle cela maintenant, si ce n’est pour dévoiler l’humiliation à sa victime ? Abbasi fait d’ailleurs quasi disparaître la femme de Trump de la mise en scène (elle n’a la focalisation par la suite que lors d’un bref insert), ne donnant pas d’explications sur son geste. Tout est axé ou sur Roy Cohn, ou sur Donald Trump, d’où l’intensité de ce qui apparaît comme un face à face mesquin entre un infirme dépassé et un loup en pleine possession de ces moyens. La différence notable est que les plans sur Cohn comportent tous un personnage en amorce : il est ainsi inscrit dans une empathie de regards, de présence dans un monde humain. A contrario, Trump est isolé dans le cadre. Il paraît seul, déconnecté… Tout puissant ? A une seule reprise sur toute la séquence, le visage de Roy Cohn fera l’objet d’un plan rapproché-épaule de profil rigoureusement identique à un semblable sur Donald Trump : c’est le moment où on a l’impression de retrouver le cynisme de Roy Cohn par une réplique d’humour noir. Or le faux rire, forcé, laisse bien penser que le « cœur » n’y est plus. Mascarade des mascarades, le gâteau aux couleurs du drapeau américain surgit, amené vers Roy qui s’effondre en larmes. Humiliation ultime, sortie de scène… Ali Abbasi, au prix d’une manipulation scénaristique discutable (ce fameux aveu d’Ivana, à ce moment-là) mais avec une redoutable gestion du cadrage, accouche du climax de son film dans la forme de ce duel à sens unique qui convoque l’ironie tragique. Le dégueulasse Roy Cohn devient la victime, ce qui est assez malhonnête puisque le spectateur à cette étape est amené à oublier les nombreuses malversations de ce personnage sans foi ni loi. Il s’agit là, décidément, de montrer à quel point Donald Trump est un pourri tandis que l’on pourrait juste stipuler que qui vit par l’épée périt par l’épée, Cohn devenant l’humiliateur humilié. C’est là, une nouvelle fois, l’opportunité de voir dans The Apprentice un film parti-pris… En termes d’instant de cinéma toutefois, et d’aboutissement de la trajectoire dramaturgique entre deux personnages, deux destinées, c’est un formidable exemple de ce qu’un biopic peut être, à condition d’oser se détacher de l’emprise vorace du réel.

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« The Apprentice» sera disponible en Blu-Ray et DVD
le 13 Février chez Metropolitan Film Export

ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Metropolitan Film Export

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                                                                                          Trap de M.Night Shyamalan

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                                                                                                             par Pierre-Jean Delvolvé

A quoi reconnaît-on un grand cinéaste ? Quels sont les signes que ce même réalisateur garde une certaine forme ? Trap, dernier essai mal-aimé du discrètement immense M. Night Shyamalan apporte des éléments inattendus. Sur le papier, on aurait pu répondre d’abord et avant tout l’aspect novateur de son concept. Disons-le, la tentative de capture d’un tueur en série dans une salle de concert n’est pas une chose banale. On aurait pu aussi répondre l’intelligence du casting, le film ressuscitant une figure oubliée, mais ici géniale (Josh Harnett). Plus évident encore pour l’auteur du Sixième sens (1999) si on le réduisait à sa caricature : l’avalanche de retournements de situation du récit auraient pu constituer cette marque de fabrique. Pourtant, tous ces éléments un à un semblent avoir déçu à la sortie du film, le concept ne tenant pas pleinement ses promesses, et accumulant les invraisemblances narratives, jouissives pour certains spectateurs, pour d’autres consternantes. Cela n’enlève cependant rien à sa réussite, même modeste, et il nous donne de nouvelles réponses à nos premières questions, contenues toutes dans cette extraordinaire scène de confrontation conjugale. La scène répond explicitement aux réserves qu’on peut avoir quant à l’exploitation du concept du film. De fait, il était difficile dès le départ de ne pas trouver invraisemblable un tel plan pour capturer un criminel. C’est une « fausse bonne idée », un joyeux point de départ qui tient sur un ticket de métro, mais dont il fallait forcément se départir pour tenir son film. Plutôt que sur un ticket de métro, la révélation que fait la femme du tueur – l’intense Alison Pill – est que cette intrigue tenait plutôt, ironiquement, sur un ticket de caisse. Après des premiers échanges où elle fait croire qu’elle n’accepte pas le récit de la police sur son mari, elle finit par avouer qu’elle était derrière le plan, que c’est elle qui avait laissé traîner un ticket de caisse du concert pour que la police puisse remonter sa trace. Argument improbable de plus, mais dont l’intérêt se situe moins sur sa vraisemblance policière que sur son objet lui-même : un modeste bout de papier ménager, du genre qu’on jette habituellement sans y jeter le moindre regard. Toute cette scène s’articule formellement autour d’objets de ce type, les scrute cette fois méticuleusement pour en faire des instruments de mise en scène : une bouilloire scande le rythme de la séquence par son sifflement au son, en même temps qu’elle occupe régulièrement une place prépondérante dans le cadre ; un couteau de cuisine devient une potentielle arme du crime ; un gâteau de fête qui rassemble puis sépare les deux amants ; une sacoche du mari se révèle par un magnifique mouvement d’appareil sous une table. A quoi reconnaît-on un grand cinéaste donc ? À sa manière de disséminer des indices par la mise en scène, à faire exister ses personnages par-delà des concepts farfelus, par une science de l’espace et du cadre qui n’ont strictement rien perdu de leur virtuosité. La scène tourne autour d’une chorégraphie très élaborée, où le tueur surgit d’abord au son, dans le hors-champ. Sur-cadré par une table et un meuble de cuisine, il est aussi menaçant que déjà enfermé. Il a beau être dans son environnement de famille, cette fois, à mesure que sa femme raconte ses doutes, et comprend la vérité sur lui, il n’y a plus de séparation entre son « moi-père » et son « moi-serial killer ». L’espace détraqué de sa psyché meurtrière a envahi le cocon familial, ce que confirmera une apparition beaucoup plus tard dans la séquence, dans l’encadrement de la porte d’entrée, de sa mère fantomatique, la cause hitchcockienne de sa névrose. Cette chorégraphie, à la fois angoissante et bouleversante, est scandée par des retours réguliers sur le visage de la comédienne, filmé dans de très beaux gros plans, scrutant chacune des émotions qui le traversent. Elle observe l’agitation de son fauve de mari en cage, dans ce logis qui a perdu tout de la quiétude des premiers plans, où l’on voyait encore les joyeuses photos familiales. Cette fois, il est devenu le théâtre de la séparation d’un couple – aucun plan ne les rassemblera dans la séquence – autant que la prison d’un psychopathe. Par sa construction géométrique et son espace morcelée, la scène est presque une version thriller de la longue dispute du Mépris (Jean-Luc Godard, 1963), où Bardot et Picolli ne parviennent plus à occuper le même cadre, sans cesse séparés par les murs qui sur-cadrent. Ici, il faut ajouter bien des motifs du genre, et parfois les plus usés (a priori) : mère-fantôme castratrice, révélation finale des origines du plan, arrivée tonitruante de la police et arrestation qui clôture la séquence et le film (ou presque). Pourtant, tous ces éléments ne sont que la porte d’entrée d’une vision plus profonde. Une fois encore, M. Night Shyamalan, derrière le verni d’un modeste film de genre, aura filmé mieux que personne le vertige de magnifiques personnages, et pour la première fois, la séparation déchirante d’une famille.
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« Trap» est disponible en Blu-Ray et DVD
chez Warner Bros
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Warner Bros

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                                                                                                        Le Robot Sauvage de Chris Sanders

                                                                                           En plein coeur

                                                                                                             par Kévin Robic

Après nous avoir émerveillés avec Lilo et Stitch (2002) et Dragons (2010), tous deux co-réalisés avec Dean DeBlois, Chris Sanders, qui a fait un écart vers la prise de vue réelle avec L’Appel de la forêt (2020), est revenu en très grande forme avec Le Robot sauvage. À l’instar de Mon ami robot (Pablo Berger, 2024), un autre très beau film d’animation utilisant la figure de l’androïde comme un miroir de notre humanité, ce nouveau DreamWorks n’hésite pas à faire confiance à l’intelligence et la maturité naissante de ses jeunes spectateurs pour développer des thématiques éminemment profondes. En effet, dans cette histoire d’initiation et de filiation entre ROZ, un robot échoué en milieu naturel, et Joli-Bec, un oison orphelin, il est question d’apprentissage, évidemment, de se créer sa propre famille, mais aussi de mort. On ne révèlera rien d’un final qui nous a mis le cœur en mille morceaux car la séquence qui nous intéresse ici se situe au beau milieu du récit alors que Joli-Bec est parti en migration pour l’hiver et que ROZ est seul avec tout ce que la forêt compte d’animaux devant affronter le froid. Plutôt que d’adopter pleinement le joyeux point de vue de l’oison parti vivre de ses propres ailes, Sanders fait le choix de s’attarder sur celui qui reste : le « parent ». Ce passage a ceci de génial qu’il traduit frontalement et avec brio l’absence de l’être aimé, mais aussi le fait d’aller de l’avant, coûte que coûte. Alors ROZ se donne pour mission de rassembler tous les animaux en lieu sûr alors que le gel commence à les dévorer un à un. La magie du cinéma opère à plein : musique orchestrale, montage alterné. Peu de mots, même quasi pas. Juste des regards entre un robot et un renard de synthèse qui suffisent à toucher au cœur. Plus précisément, lors de leur recherche d’animaux à sauver, ROZ et Escobar le renard fouillent un terrier, regardent à l’intérieur que la caméra ne montre pas, se jette un coup d’œil et le referment avec peine. Un enchainement de quelques secondes qui raconte la cruauté de l’hiver contre ceux qui restent dehors et, dans le contexte d’un film familial, on le rappelle, est furieusement parlant pour nos chères petites têtes blondes. Une séquence anecdotique en apparence mais qui fait office d’avertissement sur la teneur et la maturité de ce qui pourrait arriver dans la suite du Robot sauvage. Certes ce n’est pas le premier film d’animation à évoquer la mort – on se rappelle tous de celle de la mère de Bambi (David D. Hand, 1942) ou du Roi Lion (Roger Allers & Rob Minkoff, 1994) pour les plus connus – or Chris Sanders a le bon goût de ne pas en faire des tonnes et de privilégier une sorte de fatalisme assez inédit. Là où beaucoup de Disney ont joué de la mort d’un personnage clé comme d’une étape fondatrice et nécessaire pour leurs héros, DreamWorks le traite ici avec une économie du sensationnalisme, presque une trivialité, comme pour faire accepter l’idée que la mort fait partie de la vie. Le Robot sauvage parvient donc, au gré de cette scène et du reste, à parler de sujets hautement traumatiques pour les enfants et à le faire avec délicatesse et de manière inédite – de mémoire de cinéphile, seul Coco (Lee Unkrich & Adrian Molina, 2017) avait réussi ce tour de force dans l’animation mainstream. C’est probablement pour cela, ce regard entre un androïde et un renard de pixels comprenant la banalité et l’omniprésence de la mort autour d’eux, que l’auteur de ses lignes place ce nouveau DreamWorks comme un sommet de l’animation en 2024. Et comme un sommet de 2024 tout court.

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« Le Robot Sauvage» sera disponible en Blu-Ray et DVD
le 19 Février chez Dreamworks

ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Dreamworks


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                                                                                          Smile 2 de Parker Finn

                                                                                           Sourire ravageur

                                                                                                             par Pierre-Jean Delvolvé

Certainement le meilleur film d’horreur mainstream de cette année achevée, Smile 2 (Parker Finn) aura laissé bien des images marquantes. Nous aurions pu choisir certains de ses plus beaux jump scare, dont son auteur est certainement l’un des meilleurs artisans aujourd’hui, comme celui sur un visage transformé en voiture klaxonnante, ou son invraisemblable partie d’un-deux-trois soleils avec des danseurs hilares et terrorisants, mais c’est plutôt sur la dernière scène que nous nous attarderons. Cette brutale conclusion combine parfaitement toutes les avancées de cette brillante suite d’un premier film que nous avions malheureusement passé sous silence, alors qu’il s’agissait déjà d’un des meilleurs films d’horreur des dernières années. Cet objet malin tirait parfaitement partie de son concept en entremêlant habilement logique traumatique et horreur foraine. Ici, la dimension traumatique monte d’un cran, le film épousant très vite une logique de cauchemar sans limite où tous les lieux sont liés les uns aux autres, et où l’héroïne – extraordinaire Naomi Scott – est perdue dans un dédale mental. Dans cet espace en constante recomposition, sans réel mur ni frontière, l’horreur peut surgir (d’où, en partie, le brio des jump scare) d’absolument n’importe où. À la fin, il est très difficile de voir où cela peut s’arrêter, tant l’entité maléfique qui la possède a toujours un temps d’avance : alors qu’elle croyait être conduite par sa meilleure amie pour s’en sortir, elle réalise que cette dernière n’a jamais été avec elle ; après avoir trouvé une solution (qui constituerait à mourir quelques secondes pour revivre sans l’entité), elle découvre que tout cela n’était qu’une illusion. Tout cela l’emmène alors, soudain, par un raccord saisissant, sur la scène du concert qu’elle préparait jusque-là, et qu’on avait, comme elle, presque réussi à oublier. Une fumée l’entoure, faisant écho à celle de la pièce réfrigérée d’une pizzeria dans laquelle elle se trouvait. Mais elle s’avère être celle de la scène… Le film adoptant de plus en plus une logique claustrophobique – le découpage donnant le sentiment de s’ébrouer dans un huit-clos mental – on est d’abord saisi par cette foule immense révélée par un très beau plan panoramique. Tout ce monde aurait pu apparaître comme une libération, mais la sensation d’oppression est à son paroxysme. Des personnages croisés jusqu’ici, dont la mère de l’héroïne qu’on croyait morte, sont là au premier rang. Et tout le monde sourit. C’est l’une des grandes idées de Smile 2 : placer l’héroïne maudite dans un univers qui n’est fait que de sourire de façade, afin paradoxalement de décupler l’horreur. Car dans cette saga horrifique, le sourire est le motif d’effroi absolu. C’est l’occasion de revenir un peu sur l’une des spécificités du cinéma horrifique lui-même qui a, au fond, toujours mêlé l’effroi au sourire. D’un côté, parce que ces cinématographies ont rapidement usé de références, de « coup de coudes » à l’assemblée, et cette distanciation provoque forcément un certain rire. Mais c’est moins ce rire connivent qui nous intéresse qu’un certain rire de défense. Il n’est pas rare d’entendre des rires dans une salle devant une scène qui ne les appelle absolument pas. Ces rires sont souvent très désagréables pour ceux qui ne les partagent, mais on peut subodorer qu’ils ne sont pourtant pas issus d’une expérience différente. Celui qui sursaute, voire hurle, au premier degré a une expression corporelle différente de celui qui rit, mais il n’est pas exclu que leurs expériences respectives soient au fond sensiblement la même. C’est tout le pari retors et jubilatoire que fait Parker Finn. Cette scène reproduit une part du final de Smile  (2022): l’entité apparaît enfin, expulsé du corps dédoublé de l’héroïne, dans un effrayant spectacle de défiguration numérique. Ce sourire qui se multiplie sur un corps sanglant en constante mutation n’apparaît plus dans la pénombre d’une maison inhabitée, lieu d’un secret traumatique, comme dans le premier volet, mais dans la lumière des projecteurs de la salle de concert. Cela rend le monstre plutôt moins effrayant, étrangement difforme. Car, il est possible que ce monstre soit ailleurs. Peut-être, est-il de l’autre côté de la scène… Certes, ce public hilare, prêt à voir leur star se déchaîner, ne voit pas cette créature démoniaque, mais le rapprochement avec notre propre position de spectateur de cinéma est inévitable. Nous éprouvons ce mélange d’appréhension et d’excitation. Le public du concert se demande si sa chanteuse va s’en sortir, réussir son show malgré sa toximanie et son traumatisme connu de tous ; nous, dans la salle de cinéma, plutôt, si elle va pouvoir échapper à l’entité. Mais nous arborons une part de ce même sourire, ce drôle de frisson qui nous fait appréhender l’horreur tout en espérant ressentir la peur. Il n’y a peut-être pas grand cas à faire d’une critique de la société du spectacle dans Smile 2. Son projet est beaucoup plus cathartique et jubilatoire que cela. Cependant, disons-le : rarement un film ne nous aura renvoyé la part monstrueuse de nos sourires de spectateurs, voraces et impatients. A tel point qu’on peut se demander si ce ne sont pas ces sourires qui ont produit l’atroce et inoubliable image finale : une pauvre âme de pop star, défigurée par un micro planté dans l’oeil, arborant le même sourire démoniaque.

« Smile 2» sera disponible en Blu-Ray et DVD
le 19 Février chez Paramount

ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Paramount Pictures

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                                                                                          Creation of the Gods de Wuershan

                                                                                           Dead Pères, Dead Fils

                                                                                                             par Elie Katz

Un roi maléfique. Des ducs rebelles arrêtés. Leur fils, donné en otage au trône dès l’enfance en gage de soumission des provinces au Royaume, modelés en princes guerriers par le tyran lui-même, doivent faire face à la traîtrise de leur géniteur et prendre une cruelle décision : exécuter et remplacer leur père, ou les rejoindre dans la mort. Jusqu’à cette moitié de film, Creation of the Gods : Kingdom of Storms assumait un peu trop son nom. Un typhon d’intrigues, une avalanche de stéréotypes, débarquant de partout, s’empilant sans jamais vraiment se rentrer dedans. Beaucoup de bruit, beaucoup de noms, beaucoup de vent. Mais alors qu’on avait presque accepté de juste apprécier ce film pour l’étalage quasi-abstrait de tableaux grandiloquents d’une Chine antique remaniée et mythifiée (on se demande par qui), voilà qu’on nous offre ce moment tant attendu d’universel, d’humanité. À son pire certes, mais d’humanité tout de même. Pour la première fois, le film redescend de son euphorie fantastique, cesse de nous tartiner son impérialisme suranné et ses moyens nouveaux, et rentre dans le dur, dans la chair, dans le cinéma. Une démonstration par le sang et par la maîtrise du médium que la puissance du 7ème art réside moins dans ses artifices que dans sa capacité à représenter les plus essentiels et les plus terribles aspects de notre existence. Nous voilà donc dans la big cour du big château du big méchant pour le procès des quatre ducs déloyaux. Deux-trois gros plans pour nous re-situer l’action et les personnages, et l’un des premiers plans d’ensemble du film brillant par l’efficacité de sa mise en scène. Un cadre fixe, enfin, annonçant l’arrêt des gesticulations de corps, de caméra ou de CGI, la fin de la fuite par le trop-plein de surface, l’embrassement des vides, des silences et de la profondeur existentielle qui les accompagne. Au premier plan, la rangée des quatre ducs accusés, de dos, au sol. Un rouge, un jaune, un gris, un bleu. Leur sobriété et leur fidélité aux couleurs de leurs provinces d’origine font tache dans le faste d’or et de pierres taillées, d’armures et de broderies, de princes et de roi qui les encerclent. Face aux quatre vieux traîtres, leur quatre fils, les jeunes fidèles. Au garde-à-vous, mains à l’épée, en jade et en plumes, difficilement distinguables les uns des autres, ils sont les copies presque parodiques de l’homme qui les a élevés à son image, celui qui domine ce plan et ce moment, de son corps et de sa voix. Au centre, ce roi déviant a quitté son trône millénaire pour se placer entre ces deux générations, seul à pouvoir se mouvoir dans ce tissu invisible de cérémonies et de traditions. La lumière semble se refléter d’abord sur lui puis sur les autres, sa voix donne le rythme, sa position indique la marche à suivre. Sa majesté est telle qu’on voudrait croire encore à son ambivalence. Croire qu’il n’est pas encore pleinement possédé par son ambition (et par un démon renard, dont la totale absence dans cette séquence montre bien la gratuité de la métaphore fantastique). On voudrait croire qu’à l’image des légères bougies vibrantes dans cette obscurité dévorante, des traces de libre-arbitre et d’honneur persistent encore dans ce monarque. Pourtant, ce n’est pas la lumière de ce roi-soleil corrompu qui nous attire, mais celle du vieillard à ses pieds. Un homme qui, seul, refuse le face à face et préfère se tenir de côté : Ji Chang, duc de l’Ouest et père du prince-otage Ji Fa, protagoniste qui portait l’intrigue jusqu’ici. Sage respecté de tous pour sa clairvoyance et ses dons de divination, Ji Chang est le seul à se détourner du trône et à adresser le tyran de face. La mise en scène est claire et cruelle : le destin de tous repose entre les mains du frêle ancêtre. Pour qu’il y ait tragédie, il faut bien qu’il y ait semblant d’espoir. Commence alors la machination. Il n’y aura pas deux légendes en cette cour. Le roi prend à partie Ji Chang et tente de ridiculiser sa sagesse, mais le vieux résiste, imperturbable, à ses provocations. Il remplit sa mission de sujet avec exactitude, sans zèle, sans ruse, faisant presque abstraction de l’étau qui se resserre sur eux. En offrant à son roi une prophétie funeste, effrontée dans son fond, mais sincère dans sa forme, Ji Chang se fait la modeste voix de la vérité et du destin. Pas de halo, pas de personnages soulignant sans cesse sa droiture. Ji Chang est le Juste, parce que son acteur l’incarne et que les dialogues suivent. Sa vérité impossible à tordre, le roi s’attaque à celle des plus faibles, ces princes-otages et leur ordonne de s’avancer épée au poing face à leur père. La graine du parricide déjà plantée fait son chemin à travers la terre. Les fils prennent physiquement l’espace en conquérants de coton, écrasés par leur armure exubérante. Véritables cibles de ce guet-apens, ils ne seront pas témoins de l’horreur, mais bien acteurs de celle-ci. Le plan fixe du début s’inverse. La caméra tourne le dos au trône-dragon millénaire. La salle du trône paraît soudain toute petite. Aucune issue. Aucun témoin autres que des servant.es muet.tes et immobiles, détournant le regard. Le piège est fermé. Metteur en scène de ce moment, le roi fourbe entre dans la dernière phase de son lavage de cerveaux : la déshumanisation. Physiquement, lui et ses « fils » d’or, sont debout, fiers et forts, dominant les fragiles ducs à terre. Tel un serpent, il passe près de ses clones hurlant ses accusations et pointant du doigt les traîtres. Quels pères peuvent bien être ces hommes qui les ont abandonnés enfant, qui les ont privilégiés à leurs frères ? Quels sombres êtres sont-ils en comparaison à la gloire des chevaliers qu’ils sont devenus grâce à lui ? Peu à peu, on sent ses paroles s’immiscer dans les crânes de ces jeunes hommes terrifiés, perdus entre leurs deux identités contradictoires. Les flammes des bougies semblent devenir plus rouges sur les visages et les yeux embués. Un jeu de champs/contre-champs créée alors un étrange miroir entre fils peinant à cacher leur peur ou leur ambition et leur père au pied du mur, pris de panique ou de rage. Le moment de vérité tant attendu arrive pour les princes et les définira à jamais. Mais qui ici sera le brave ou le lâche ? Celui qui tue ou celui qui se laisse tuer ? Dans leurs tremblements, le roi enfonce le dernier clou. Le crime oedipien est verbalisé et monétisé : celui qui tuera son père prendra sa place. Silence. Regards. Trompettes un poil trop dramatiques. Les portes s’ouvrent, la garde royale s’engouffre et encerclent les participants. Il va falloir agir, et vite. La plaie encore béante, le roi vicieux enfonce la lame et sale leur plaie. Il remémore à ces exécuteurs hésitants le destin d’un autre prince-otage mort plus tôt sous les flèches de son père, duc rebelle. Le dernier râle de ce « frère » résonne dans la cour comme dans un anime un peu cheap. Et, comme une dernière brique retirée à leur édifice mental, le roi les ramène à une réalité primaire et mensongère : si vous ne les tuez pas, vos pères vous tueront. Et le reste de la mise en scène pour crier la vraie menace : si vous ne les tuez pas, c’est moi qui vous tuerais.Commence alors le climax terrible, où le spectaculaire reprend le dessus, ayant pour une fois dans ce film mérité ses excès par une belle construction de scène. Le premier fils ne tarde pas à dégainer et à s’avancer vers son père. La caméra se dessoude soudainement et reprend son envol, reprenant le mouvement désorienté et réactif des séquences d’actions. C’est un plan point de vue, paniqué, reprenant celui du prince-otage Ji Fa, qui observera un par un les choix des autres fils et les réactions de leur père. Les morts et les décisions s’enchaînent à lui comme d’impossibles options à prendre, se terminant toutes dans le sang, l’horreur et l’inéluctable injustice. C’est l’un des rares moments du film où l’intrigue nous surprend et nous saisit aux tripes. On prie intérieurement pour qu’aucune amulette cachée ou armure magique nous prive de ce moment de terrible dilemme. La musique s’emballe. La caméra paniquée s’arrête enfin sur un dernier cadre magistral. Au premier plan, le sage Ji Chang, acceptant son destin quel qu’il soit, impassible malgré le massacre environnant. Au second, son fils Ji Fa, épée à la main, haletant, hésitant, les traîtres abattus à ses pieds et le roi inquisiteur dans son dos. Gros plan sur le visage de Ji Fa qui nous fixe. On se perd dans ces reflets de l’âme et le temps s’arrête alors qu’il s’apprête à prendre une décision. Pourra-t-il échapper à son destin funeste ? Le pouvons-nous ? Boum. De l’universel. Du cinéma.

« Creation of the Gods I» est disponible en Blu-Ray et DVD
chez Spectrum Films
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Spectrum / Splendid Film GmbH

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