Civil War


Attention film coup de poing ! Avec Civil War, Alex Garland signe un road trip viscéral et terrifiant qui nous plonge sans ménagement dans un conflit prophétique au cœur d’une Amérique déchirée. En mettant en scène le point de vue ambigu des photographes de guerre, le réalisateur britannique questionne notre impuissance face à la marche du monde autant que notre fascination pour le spectacle de la violence.

Plan rapproché-taille sur Kristen Dunst, vête d’une veste indiquant qu'elle fait partie du service de presse, qui observe dans une rue de nuit, au loin, soucieuse, dans le film Civil War.

© A 24 DCM

Retour à l’État Sauvage

Une jeune fille hurle d'effroi, assise sur le siège passager d'une voiture qui traverse les grandes étendues américaines ; scène de Civil War.

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Tandis que les balles d’un sniper embusqué fusent à travers la plaine, Ellie, le visage plaqué au sol, fixe son regard sur un tapis de fleurs à peine écloses. Pendant que l’Amérique se déchire, la Nature, elle, suit son cours, indifférente aux malheurs des hommes. Comment en est-on arrivé là ? Le film ne l’explique pas. A peine nous donne-t-il à voir quelques images d’émeutes en guise d’introduction. Il n’en a pas besoin en réalité : son seul titre suffit à convoquer chez le spectateur le scénario catastrophe tant redouté au regard de notre actualité politique. Le choix d’un tel titre n’a d’ailleurs rien d’anodin. En plus de convoquer l’histoire douloureuse des États-Unis, il fait écho à un autre film du même nom, Captain America : Civil War (Anthony et Joe Russo, 2016). Tout le projet d’Alex Garland semble même tenir dans cette comparaison implicite avec le blockbuster de Marvel sortie en 2016 : si la perspective d’une guerre civile n’était, il y a huit ans, qu’une mécanique narrative pour une innocente castagne de super-héros, elle semble, en 2024, plus que jamais crédible ! Garland imagine donc une situation à peine exagérée où l’État fédéral américain, devenu régime autoritaire et anti-démocratique, s’oppose aux républiques dissidentes de la Californie et du Texas, plongeant le pays dans le chaos. Un projet ambitieux, sulfureux, mais surtout risqué. Comment faire pour propulser le spectateur dans l’effroi de cette vision prophétique sans retomber dans les tropes hollywoodiens qui risqueraient de remettre une confortable distance entre lui et le long-métrage ?

Civil War évite cet écueil de bien des manières, à commencer par des choix narratifs tranchés. Garland choisit de raconter seulement les derniers jours du conflit et il les raconte du point de vue unique d’un groupe de photographes de guerre. Ellie, Jesse, Joel et Sammie quittent Atlanta pour rejoindre Washington, bien décidés à atteindre la Maison Blanche afin de décrocher la dernière interview du président des États-Unis avant sa probable exécution par les forces dissidentes. Civil War est donc, avant tout, un road trip, choix qui n’a rien d’anodin quand on sait ce qu’il symbolise de la culture nord-américaine. Les États-Unis sont un pays immense et hétérogène qu’on arpente en voiture, représentation de la liberté individuelle, bien sûr, mais également moyen concret de relier les différents États entre eux. En cela, le road trip est sûrement le récit américain ultime, car il incarne ce rêve d’unification fondateur de la mythologie étasunienne. La voiture, élément essentiel du road trip contemporain, prolonge d’ailleurs le cheval qui renvoie, lui, au western et donc à la conquête violente de l’espace américain. Dans Civil War, le choix du road trip est chargé de cet historique, mais Garland en reverse cependant le symbole : le rêve d’unification est dépassé et l’Amérique est explicitement disloquée, elle a retrouvé son hétérogénéité originelle, son “État sauvage”.

A Hollywood, le spectacle de la guerre se joue le plus souvent en dehors du territoire américain. Quand celle-ci atteint les USA, c’est souvent à travers les filtres distanciés de la science-fiction ou du post-apocalyptique, ou bien atténuées par les modalités du film d’action qui transforment l’espace urbain en zone de combat abstraite, en non-lieu. Alex Garland parvient à faire exploser ce filtre en rappelant constamment au spectateur l’ancrage réaliste de la situation. Il s’agit de coller au plus près de notre actualité géopolitique et des images fabriquées et diffusées par les médias. De la guerre en Ukraine avec ces milices armées aux tueries de masses urbaines, notre regard s’est habitué à un certain régime d’images documentaires qui associent l’esthétique guerrière à notre quotidien le plus banal. En réutilisant ses images et en les prolongeant dans un geste fictionnel prophétique, Garland semble vouloir reprendre la main sur un réel qui nous échappe.

Un homme et une jeune femme, portant la veste et le casque des envoyés spéciaux de la presse, longent une baie vitrée, attentifs tandis que s'approche d'eux le bout d'une mitraillette ; plan du film Civil War.

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Le point de vue unique du film induit par le road trip nous immerge profondément dans le récit en gommant les référentiels temporels. Privées des sempiternels montages alternés qui structurent majoritairement nos séries et blockbusters modernes, les 1h45 de récit semblent durer le double et nous donnent la sensation satisfaisante d’avoir passé du temps avec les personnages. Visuellement, le long-métrage évite tout effet glamour pour coller au plus près de son sujet. Garland renonce au cinémascope pour un format 1:85 qui mime les codes formels de la photographie de guerre. L’image est brute et texturée et l’absence d’un score lancinant en nappe de fond éloigne le pathos pour faire toute la place à des effets sonores tonitruants : Civil War fonctionne sur une stratégie du choc sensoriel et émotionnel visant à surprendre le spectateur et à l’aspirer dans des scènes de violence aussi soudaines que traumatisantes. Le mixage son des armes à feu en Dolby Atmos est peut-être l’un des plus impressionnants jamais entendus depuis Heat (Michael Mann, 1995) ou John Rambo (Sylvester Stallone, 2008). Prisonnier entre tension extrême et relâche salvatrice, le spectateur est soumis à de rudes épreuves, à l’image d’une séquence de mise à mort à la tension insoutenable dont vous ne sortirez pas indemnes.

Le propos se joue d’ailleurs ici, dans cet attrait pervers des reporters de guerre pour le spectacle de la violence qui les révulse et les attire en même temps, comme une drogue dont ils ne peuvent se passer. Joel, l’un des protagonistes, n’est pas tant caractérisé comme un journaliste que comme un camé à la recherche de sa prochaine dose tandis que la relation de transmission qui se tisse entre Ellie, journaliste expérimentée, et la jeune Jesse, est rongée par la culpabilité. Derrière cette réflexion fascinante sur la psychologie du reporter de guerre s’en cache une autre tout aussi passionnante sur la neutralité du point de vue. Jusqu’où une journaliste peut tenir une posture objective ? Est-elle même seulement possible ? Est-elle désirable ? Autant de questions que le film retourne directement à la face du spectateur. Notre rapport aux images et au réel n’est pas si différent que celui des reporters de guerre : nous désirons voir à tout prix sans jamais nous impliquer émotionnellement. Dans une ultime séquence d’infiltration sous haute tension, Alex Garland incorpore dans le montage les photographies en noir et blanc que Jesse capture en direct. Le présent est à peine en train d’advenir qu’il est déjà documenté, esthétisé, mis en scène. Une manière de rappeler que, in fine, cadrer le réel, c’est déjà prendre parti.

Kirsten Dunst en photographe de presse, dans les couloirs de la Maison Blanche, dans l'attente ; à ôté d'elle, un drapeau américain ; scène issue du film Civil War.

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Une dernière idée de cinéma, discrète et poétique, entérine la grande réussite du film : le choix de faire se dérouler ces événements guerriers au printemps. Dans l’histoire politique des conflits et des révoltes, le printemps possède une dimension métaphorique qui exprime le renouveau, la jeunesse et le changement. Mais Garland utilise ici le printemps de manière beaucoup plus littéral, offrant à de multiples reprises des gros plans sur la végétation en fleur et déployant discrètement la beauté persistante de la Nature poursuivant sa course. L’absurdité de la guerre n’en est que plus tragique et déchirante. Il y a donc, sous ce récit guerrier qu’est Civil War, un autre long-métrage qui voudrait bien éclore, un road trip bucolique qui viendrait nous rappeler l’infini beauté du spectacle de la vie. Hélas, l’époque est à la pulsion de mort.


A propos de Clément Levassort

Biberonné aux films du dimanche soir et aux avis pas toujours éclairés du télé 7 jours, Clément use de sa maîtrise universitaire pour défendre son goût immodéré du cinéma des 80’s. La légende raconte qu’il a fait rejouer "Titanic” dans la cour de récré durant toute son année de CE2 et qu’il regarde "JFK" au moins une fois par an dans l’espoir de résoudre l’enquête. Non content d’écrire sur le cinéma populaire, il en parle sur sa chaîne The Look of Pop à grand renfort d’extraits et d’analyses formelles. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riSjm

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