Megalopolis   Mise à jour récente !


Pas de doute, nous n’attendions rien de plus que Megalopolis cette année à Cannes, et nous n’étions pas les seuls. Douze ans après le magnifique Twixt qui achevait une trilogie mal-aimée – pourtant sublime – réalisée avec les moyens d’un étudiant en cinéma, c’est avec un projet pharaonique, autofinancé, et envisagé depuis quarante ans que Francis Ford Coppola nous revient. Nous en avions nous-même rêvé durant toutes ces années, à tel point qu’il est difficile de confronter les images qu’on a fantasmées à leur matière réelle. Disons-le, cette œuvre singulière en tout, accueillie avec mépris et huées sur la Croisette, nous a désarmés et nous hante.

Dans ce sui semble être une vaste tente aux draps blancs, baignée dans une lumière jaune, Adam Driver contemple une boule en verre qu'il tient dans sa main ; scène de Mégalopolis.

© Le Pacte

Un étrange idéal

Adam Driver, sur le balcon d'un immeuble, se penche comme pour se jetter dans le vide ; au dessus de lui, le ciel est jaune comme pour un crépuscule de grande intensité, dans le film Megalopolis sélectionné au festival de Cannes 2024.

En Haut “Twixt” de Francis Ford Coppola / En bas “Megalopolis” © Le Pacte

Depuis plusieurs années, l’actualité cinématographique de Francis Ford Coppola s’est souvent résumée à des revisitations de ses précédents ouvrages. On ne compte plus ces nouvelles versions dans sa carrière, comme s’il ne voulait jamais en finir, ne jamais rendre la copie. Ce n’est pas toujours son penchant le plus aimable, tant il est parfois contestable – on pense au remontage sacrilège du si mal considéré Parrain III (1990) – ou superflu – comme pour cette reprise de Coup de Cœur (1982) sans révolution (en même temps, de quoi pouvait avoir besoin le plus beau film du monde ?). Les versions allongées sont souvent plus convaincantes. Ainsi, les Redux (à mon sens le meilleur) et Final Cut (peut-être le plus équilibré) auront approfondi Apocalypse Now (1979), et le sublime Outsiders (1983) se sera pleinement trouvé en « Complete Novel ». Sa dernière correction est celle passée la plus inaperçue (aucune sortie encore prévue en France), alors qu’elle se révèle sans doute l’une des plus fortes. En 2023, dans la plus grande indifférence, Twixt (2012) est mystérieusement devenu B’Twixt Now and Sunrise. Les quelques personnes l’ayant commenté furent déçues, regrettant de n’avoir aucune nouvelle image à se mettre sous la dent. Épurée d’une dizaine de minutes, cette courte rêverie est encore plus bouleversante que l’originale, toute rendue à sa poésie onirique et sa tragédie intime. Pour rappel, Val Kilmer y incarnait Baltimore, un romancier en panne d’inspiration trouvant la matière de son nouveau roman dans une petite bourgade sinistre. Son shérif, joué par Bruce Dern, y était son inspirateur, le menant sur les traces d’un mystérieux meurtre d’enfants. Baltimore se perd surtout dans des rêves où il fait la rencontre d’Edgar Allan Poe, et d’une jeune fantôme – Elle Fanning – qui le feront regarder son propre traumatisme, celui de la mort de sa fille. Cette mort fait écho à celle du fils du cinéaste, décédé dans un accident de bateau dans les années 80. Après un cauchemar rejouant cet accident traumatique, le montage originel faisait découvrir à Baltimore l’identité du meurtrier et tout s’achevait par un twist dans le bureau de son éditeur, ravi de son nouveau roman achevé. Une pirouette méta qui renforçait facétieusement son penchant bis plutôt qu’une conclusion funèbre. En plus de recomposer son récit en accolant les rêves entre eux pour mieux les étendre, déplaçant par là même certains éléments, Coppola a décidé d’exclure ces dernières scènes amusées. B’Twixt Now and Sunrise s’achève donc à la fin de l’accident dévastant Baltimore et Poe, et sur les mots du second : «  We share this little Ghost my friend. This perpetual heartbreak that she haunts us with. Our work must be the grave that we prepare for its lovely tenant. » (« Nous partageons ce petit fantôme mon ami. Ce chagrin perpétuel qu’elle nous cause. Notre œuvre doit être la tombe que nous préparons pour son aimable locataire. »). Dans le plan final, les deux hommes restent figés en haut de la falaise. Ils sont éclairés par la lune grise au-dessus d’eux et la petite torche de Poe, seul éclat de lumière dorée dans cet instant baigné de mélancolie. Cet étrange nouveau titre apparaît par-dessus cette image : Now and Sunrise. Une expression rêvée qui pourrait quelque part précéder le titre de notre sujet ici. Subodorons que ce nouveau montage venait fermer une tombe pour ouvrir son cinéma à un nouvel horizon. Now and Sunrise : Megalopolis.

Une statue antique d'une femme vue en contre-plongée, brisée ; derrière elle des buildings tristes et un ciel très gris ; plan du film Megalopolis.

© Le Pacte

Après la fermeture du cercueil, ce jour nouveau qui se lève est au contraire d’une lumière éblouissante. Adam Driver se tient au-dessus d’un autre vide, en haut d’un gratte-ciel, et c’est comme si la petite lueur dorée d’Edgar Allan Poe avait désormais tout envahi, illuminant l’entièreté du ciel irréel de la scène inaugurale. Ce doré brillant, éclatant, sera la couleur prédominante du film. Francis Ford Coppola a toujours été un cinéaste de fantômes, de paradis perdus, de déchirantes et lumineuses scènes de couchers de soleil (nous évoquions ici celle, inoubliable, d’Outsiders). Ici le temps est incertain. Le soleil pourrait se lever comme se coucher : des nuages gravitent à toute allure, mais tout brille de mille feux, le temps semblait se dégager alors que le tonnerre finit par gronder. Cette ouverture extraordinaire fut déjà dévoilée sous la forme d’un teaser. A sa découverte, en voyant le personnage arrêter le temps, il était difficile d’imaginer qu’elle puisse être son ouverture, tant elle pose des centaines de questions. Qui est cet homme ? D’où lui vient ce pouvoir ? Que faisons-nous si haut au-dessus de la ville ? Aucune ne trouvera de réponses satisfaisantes par la suite : la scène impose son monde, son refus des lois de la physique. Ce pouvoir d’arrêter le temps ne constituera pas la matrice d’une intrigue fantastique. Il est une donnée de ce personnage romantique qui doit également apprendre à fermer un cercueil. Car ce César vit dans la tourmente du nébuleux décès de sa femme, dans lequel il aurait peut-être, selon ses rivaux, une responsabilité – une constante pour le comédien, quelques années après Annette (Leos Carax, 2021). Il erre régulièrement dans des ruines – mémorable scène nocturne de filature en voiture, sous la pluie, où des statues pleurent et s’écroulent – pour voir cette défunte femme dans son mausolée, brillamment doré lui aussi. C’est un « Un homme de l’avenir possédé par le passé » comme il est décrit par son amante incarnée par Nathalie Emmanuel. Au fil du récit, il parviendra à s’émanciper de ce fantôme pour matérialiser une utopie sommeillant en lui depuis toujours. Et cette idée innerve aussi d’une certaine manière la note d’intention du cinéaste qu’on trouve dans le dossier de presse. Il y dit en substance que tout au long de sa carrière, il ne s’est jamais senti auteur au sens propre, toujours rattaché qu’il était à des œuvres du passé, des romans d’artistes l’ayant précédé ou des cinémas perdus qu’il voulait réanimer. Au soir de sa vie, il se demande quel serait « son propre style », quelle emprunte la plus personnelle pourrait-il laisser. Il y a plus d’une raison d’être bouleversé par ce nouvel édifice dans cette carrière déjà si ambitieuse, mais la raison première est peut-être celle-là : voir la tentative, un brin suicidaire d’un génie n’ayant plus rien à prouver de se trouver un nouveau moyen d’expression qui serait le sien, sans retenu ni surmoi. C’est au fond une ambition de débutant plutôt que de grand maître, ce qui a de quoi étonner, y compris les adorateurs – dont je fais partie – de sa dernière trilogie qui revendiquait déjà une même cure de jouvence. Ces trois précédents étaient bien plus modestes à tous les niveaux, et il ne les a pas présentés des années durant comme l’Œuvre d’une vie. A première vue – on y reviendra – on n’a aucunement la sensation d’assister à cet objet maturé pendant quarante ans. Au contraire, ce nouveau style s’assume sans aucune retenue, ne visant surtout pas la maîtrise, plutôt une recherche constante, une envie de tout tenter avec un appétit vorace et juvénile. Le cinéaste, comme son personnage (et son acteur, plus polymorphe et possédé que jamais), se tient en permanence au-dessus du vide, à la recherche d’une image, d’un effet, d’une scène, d’un objet qui serait à la hauteur de son idéal vertigineux.

Une jeune femme blonde se noie sous l'eau, les yeux clos ; en surimpression le visage mélancolique de Adam Driver ; plan du long-métrage de Francis Ford Coppola Megalopolis.

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Admettons-le : c’est peu de dire que le résultat décontenance, et impossible après un seul visionnage de savoir quoi penser. Impossible également de nier que ce nouveau Coppola est son plus étrange, bizarre, ce qui n’est pas rien dans une filmographie aussi avant-gardiste. Il ne faut cependant pas être effrayé par cette singularité, car je ne suis pas certain qu’il existe spectacle plus virevoltant, primesautier, joueur et ludique. Peut-être faut-il simplement quelques clés. Commençons par les grandes lignes de sa dramaturgie, dont on omet force détails, tant celle-ci en regorge, s’amusant à les cacher et à les dévoiler pour chaque nouveau visionnage. Nous sommes dans un futur – au XXIème siècle du troisième millénaire, pour être précis – où New York serait devenue la Nouvelle Rome et courrait à sa perte, entre décadence et spoliation des biens par quelques fortunes arriérées et malfaisantes. Dans cette atmosphère débauchée, hirsute, grotesque – que le film revendiquera toujours pour lui-même – émergent des figures emblématiques. Cicéron (Giancarlo Esposito), un maire sécuritaire, réactionnaire, dont la popularité décline, fait face à César Catalina (Adam Driver), un architecte visionnaire et mégalomane qui veut révolutionner la ville à l’aide du matériau qu’il a créé, le megalon. Leur opposition se cristallisera autour de la fille de Cicéron, Julia, l’amante déjà évoquée de César. Autour, son oncle Crassus (Jon Voigt) possède la principale banque de la ville, et doit faire face à un autre neveu chien-fou (Shia Laboeuf) qui veut hériter de sa fortune. En parallèle, ce vieux milliardaire épousera une journaliste véreuse, ancienne maîtresse de César, au sobre prénom : Wow (Aubrey Plaza). Tout ce monde est au bord de l’effondrement, comme le souligne la structure tangueuse sur laquelle il s’expose dans une scène qui évoque le théâtre expérimental. Tous les personnages sont au-dessus de la maquette d’un casino proposé par le maire pour augmenter l’attractivité de sa ville. Ils s’agitent sur cet échafaudage instable, exposant chacun leur vision. « Concrete, concrete, concrete, and steel, steel, steel» (« du béton, du béton, du béton et de l’acier, de l’acier, l’acier ») réclame un assistant du maire joué par Dustin Hoffman face à un César rêveur, utopiste, mettant en avant une vision artistique plus singulière, bien que très difficile à cerner. Ce qui frappe dans cette scène, c’est d’emblée son montage heurté, étrange. L’espace est couvert par d’innombrables angles de caméra, et les personnages apparaissent dans des coupes toujours inattendues, font des sauts dans le champ, des pas de danse. La scène se révèle très vite musicale, mais pas dans un rythme fluide et harmonieux. Au contraire, la musicalité de l’ensemble assume la discordance comme principe moteur, au rythme en partie de la bande-originale d’Osvaldo Golijov alternant les registres (jazz, pop, élans symphoniques). Et ainsi avance Megalopolis, accumulant les jaillissements à un rythme vertigineux, cachant ses instants de grâce au milieu d’une certaine ingratitude visuelle parfois, visant une sorte d’épiphanie permanente au risque du trop-plein, de l’épuisement. Ce n’est pas pour rien que les surimpressions – comme toujours chez lui, sublimes – y sont nombreuses et marquantes : il n’a pas peur d’empiler les couches pour trouver sa propre couleur. Le cinéma y est convoqué dans toutes ses possibilités, comme si Coppola voulait exploiter toutes les potentialités encore inconnues de son art, ses origines foraines comme ses formes les plus expérimentales. L’extraordinaire happening – dont on ne dévoilera rien au contraire d’autres collègues malveillants, tant on espère que chacun pourra le découvrir en salles – va en ce sens. Nous n’avions tout simplement jamais vu cela, et c’est d’autant plus beau que cet happening fait suite à une apocalypse. Alors que tout s’est effondré, il s’agit de redéfinir notre regard, d’en inventer un tout à fait neuf, jusqu’ici inconnu.

Un homme saute par une fenêtre qui vole en éclats dans de petites particules de verres jaunes qui ressemblent à des papillons, ; plan issu du film Megalopolis.

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L’inconnu, justement, est convoqué comme un mantra : « Quand on saute dans l’inconnu, on prouve notre liberté. » Cette accroche est projetée tout autour d’une arène antique où se déroule l’un des blocs les plus sidérants, le mariage de Crassus et Wow. S’y joue dans un même montage hallucinant des jeux en tous genres, la fête des noces, une plus discrète tragédie familiale (à la faveur d’une rencontre entre César et sa mère souffrant de tout, même des baisers, et d’un dîner réunissant le clan capté dans des plans débullés – le vertige, toujours) ou encore un trip psychédélique sous substance dans lequel s’embarque le même César. Ce trip, qui voit se briser des murs et se démultiplier les possibilités physiques du personnage ainsi que du montage, est rythmé par cette accroche répétée en voix off. L’inconnu. Voilà un concept que le critique doit manier avec prudence. Une fois qu’on a dit qu’une œuvre produisait de l’inconnu, du jamais vu, cela suffit-il à la défendre ? Que peut-on ajouter à cela ? Il y a par ailleurs du jamais vu qu’on aurait préféré ne jamais voir. En outre, à Cannes, beaucoup l’ont attaqué pour ses représentations bien connues, datées, son imaginaire un peu ringard, ce qu’il ne faudrait pas trop vite balayer, le cinéaste restant un homme de son temps. Par exemple, dans cette scène circassienne, sa simili Taylor Swift n’est pas ce qu’il y a de plus moderne. Pourtant, il me paraît difficile de ne pas voir la profonde singularité du lien qui unit toutes ces idées disparates, parfois dépassées séparément, toujours sidérantes dans leur rencontre entre elles. C’est à cet endroit précis, celui du montage, qu’il me faut rendre les armes et assumer qu’il y a de quoi s’arrêter sur cet inconnu tant il ne vole pas son titre. Parce qu’on est désarmé par ce déluge de formes, ces milles idées qui se télescopent, se heurtent, ces genres qui se succèdent – mélodrame, musical, spectacle forain, science-fiction, expérimental, théâtre antique, bouffonnerie aristophanesque, tout y passe – la tentation est grande de s’arrêter à la stupéfaction qu’on ressent, visionnage après visionnage, et de ne voir dans notre émotion que celle de l’inconnu. Elle est au moins aussi grande que celle de s’arrêter au geste insensé, et sans doute unique dans l’histoire du cinéma, du cinéaste qui a mis une bonne partie de sa fortune pour financer cette œuvre folle dont il rêve depuis toujours, et qui s’avère ô combien plus unique que tout ce qu’on pouvait imaginer. S’il faut souligner ces deux émotions essentielles à notre appréciation – ne nous cachons pas derrière notre petit doigt – on pourrait les trouver limitées tant elles sont abstraites. S’extasier sur un geste, c’est malgré tout en éviter sa matière, et louer l’inconnu d’une forme, c’est risquer de suspendre l’analyse. Là où se corse l’affaire en même temps qu’elle trouve aussi toute son insondable cohérence, c’est que dans Megalopolis, l’abstraction, l’idéal, ne cessent d’être brandies en étendard.

Montage de deux plans, en contre-plongée, sur Adam Driver dans le film Megaolopolis, prêt à tomber d'un bâtiment, et sur Gary Cooper dans un film de King Vidor.

En Haut “Le Rebelle” de King Vidor © DR / En bas “Megalopolis” © Le Pacte

Prenons la création séminale de César : le megalon. Elle est sensée révolutionner l’architecture et le monde. Pourtant, c’est une invention qui n’a aucune matière réelle, ou plutôt dont cette matière serait en constante régénérescence, réinvention. Le héros peut y voir miroiter les souvenirs de sa femme aimée, dans un incroyable système de projections cubistes, autant que reconstruire des quartiers entiers. Révolutionner les habitations aussi bien que les façons de se déplacer. Changer la perception, les sensations : quand Julia le découvre elle se balade dans une maquette misérable, et peut soudain se voir projeter dans un monde qui se métamorphose à mesure qu’elle l’imagine (à moins qu’elle en soit spontanément visionnaire, ce qui n’est pas exclu). César peut aussi faire des robes en megalon qui seraient des robes d’invisibilité. Sans oublier qu’il peut soigner un œil et un visage sur lesquels on a tiré, voire même les multiplier, ce qui produit une énième vision improbable, dingue, sous les yeux éberlués de Wow. On pourrait dire, par ce flot de possibilités discontinues, que le megalon est, pour Coppola, le cinéma lui-même. Ce qui est certain, c’est qu’il n’est autre qu’une imagination en mouvement, comme l’est l’utopie sans cesse martelée par César dont les contours sont très flous, voire confus. L’utopie, au fond, est revendiquée en tant que telle, en tant donc, une nouvelle fois, qu’abstraction pure, idée absolue. Ce martèlement est sans doute ce qui a le plus dérangé les spectateurs cannois dont beaucoup ont été épuisés par ces préceptes naïfs, plus d’une fois qualifiés de gâteux, de cette avalanche de discours résolument idéalistes, au sens propre du terme. Cette défiance s’est souvent concentrée sur un discours final où César, devenu une sorte de martyr au sein de la nouvelle Rome, harangue la foule pour vanter son nouveau monde. Notons tout de même que dans ce discours, derrière la candeur apparente, certains éléments on ne peut plus concrets sont cités (la dette dont il réclame l’extinction) et la métaphore que file l’intrigue fait évidemment écho à bien des peurs qui agitent le contemporain – beaucoup d’analyses judicieuses à Cannes détaillaient ses parallèles avec l’ère Trump. Cependant l’idéal revendiqué par César peut être inaudible par sa naïveté : il est celui de la pure création artistique, celui de l’inspiration qui ne se quantifie pas, ne se matérialise pas. On peut être gêné par ce discours, qui plus est quand il est prononcé par un homme blanc héroïsé devant une foule invisibilisée – il n’est pas aisé pour un cinéphile aussi conséquent et de cet âge de se défaire des vieilles lunes du cinéma classique hollywoodien – mais il serait malhonnête de ne pas voir que cette idée est le principe moteur de sa mise en scène, ne s’autorisant plus la moindre retenue. On peut aussi trouver son ambition, sa sincérité, et sa candeur déchirantes. En juin dernier est sorti en France l’ouvrage de Sam Wasson consacré à la vie du cinéaste et à son rêve Zoetrope : Le chemin du Paradis, une odyssée de Francis Ford Coppola (2024 chez Carlotta). A chaque page transpire cette idée insensée, ce désir du nouveau et de l’inconnu revendiqué comme tel, de l’idée précédant toutes les prétendues retenues de la matière, de la réalité. Wasson y cite ses propres mots, en plein tournage d’Apocalypse Now : « On a peur de l’inconnu, on a peur de notre vraie nature. Il ne faut pas craindre notre vraie nature, parce qu’elle est tout ce qu’on a. Il faut simplement élargir notre vision morale, et un événement comme la guerre du Vietnam ne fait qu’illustrer, une fois de plus, combien notre système moral a non seulement permis ces horreurs, mais les a même encouragées. Il faut être clair une bonne fois pour toutes : ça ne fonctionne pas. Ça ne peut pas marcher. Il ne faut pas avoir peur de notre vraie nature. Mais il faut lutter avec elle, si on veut franchir un nouveau palier. C’est ce que je veux que ce film dise. Mon dieu, comment exprimer ça ? J’ai essayé de le dire avec des mots. Mais ça ne marche qu’après l’avoir montré et laissé les gens y répondre avec leurs mots à eux, du mieux qu’ils le peuvent. » Le megalon, comme l’intégralité de ce nouveau long-métrage tant rêvé, reporté, retravaillé, sont sans doute la matérialisation insensée (ou justement son refus de matérialisation) de ce projet de trouver une vraie nature, une inspiration neuve, dont seuls des individus séparés pourraient saisir intimement la portée poétique. Cet étrange idéalisme rapproche l’auteur de Tucker (1988) du chef-d’œuvre de King Vidor, qu’il a maintes et maintes fois cité, Le Rebelle (1949), où Gary Cooper incarnait aussi un architecte visionnaire, incompris et obtus, pétri de grands idéaux inatteignables. Les deux suivent leurs personnages dans des formes à la hauteur de leur démesure, mais Megalopolis va sans doute encore plus loin dans sa folie, dans le grotesque, l’inspiration sans filet. Aussi, si Vidor épousait l’idéalisme de son personnage en évacuant la part concrète de son travail – c’était un architecte qu’on ne voyait presque pas dessiner, dont les bâtiments semblaient s’établir d’eux-mêmes, à la faveur d’ellipses frénétiques – Coppola tente de figurer les rêves de son personnage par des formes, ce qui est notamment le cas dans un bloc expérimental, alternant triptyque, animation soudaine de plans dessinés et d’équations, déluge d’images collées, accélérées, modifiées, ivres de métamorphoses. Cet idéalisme dirige tout : c’est toujours une idée, ou celui qui a une idée qui guide la forme d’une scène. Par exemple, dans le dernier mouvement, Aubrey Plaza fomente une conspiration avec Shia LaBeouf – dont il faut souligner pour chacun le génial et jubilatoire investissement – et quand ce dernier va la mettre en exécution devant Crassus dans des thermes romaines, elle guide la scène, détermine le montage, l’agencement des plans, elle même située à l’arrière plan en ombre chinoise.

Un homme et une femme s'embrassent sur une balançoire semblant attachée au ciel, au dessus d'une gigantesque mégalopole plongée dans une brume jaune ; plan du film Megalopolis.

© Le Pacte

Le fait que Francis Ford Coppola ait toujours couru après cette idée, cet inconnu – lui qui depuis toujours rêve d’un cinéma du futur, du « cinéma électronique » imaginé à l’époque de Coup de Coeur au cinéma monté en direct évoqué à la sortie de Twixt – ne limite pas Megalopolis à une stimulation provoquée par son avant-gardisme. C’est aussi un aveu sincère (ainsi qu’amusé) du cinéaste de ses clivages et de sa folie. Partons ici d’un détail amusant  : le prénom Francis revient à plusieurs reprises. Cicéron, le rival de César, lui dit s’appeler Frank, « comme Sinatra », soit un diminutif de Francis. Plus tôt, on apprend que César et Julia veulent appeler leur enfant Sunny Hope si c’est une fille, Francis si c’est un garçon. Le prénom est comme le cinéaste, perdu entre l’homme des grandes tragédies familiales, l’homme blessé par son père, ayant tout fait pour unir sa propre famille – en d’autres termes, le réalisateur des Parrain (1972, 1974, 1990) et de Tetro (2009) – et l’enfant naïf visant un futur absolu, rêvant, en toute simplicité, de sauver le monde par le biais de son art. On a bien compris que c’est cette nature candide que Coppola a choisi ici, ce que confirme un dernier plan inouï, à la perspective inoubliable, qui se referme sur un bébé s’agitant seul dans un monde qui s’est arrêté. Ce n’est pas la seule division coppolienne qu’on trouve. Toutes ses dimensions sont contenues dans cette cité à la fois futuriste et antique et elles ne cessent de s’entrechoquer. Sans doute que la plus évidente est dans cette image du démiurge obsédé par le temps qui passe et qu’il faudrait figer – qu’on connaissait surtout de Dracula (1992) et L’homme sans âge (2007), entre autres – et le figer par la création, ce qui accentue la sensation de voir un autoportrait. Cela dit, nous ne voudrions pas nous arrêter au sempiternel alter-ego, qui plus est en génie incompris, comme le font trop souvent ses contempteurs autant que ses admirateurs – et risquer le ridicule de la bande-annonce mensongère de Lionsgate. D’autant plus que d’autres pans entiers, moins aimables, et raillées dans ce tourbillon grotesque, de sa personnalité infusent dans différents personnages, notamment Crassus quand il devient mécène d’un monde meilleur, ce que Coppola a toujours fantasmé d’être (s’en référer une fois de plus aux multiples anecdotes du livre de Wasson à ce sujet). La part personnelle que je voudrais surtout retenir est peut-être plus discrète, bien qu’affichée dans un carton final : avant même qu’elle ne disparaisse quelques jours après la sélection cannoise, Coppola avait décidé de dédier son film à sa femme Eleanor. Certains ont pu être gênés par le rôle donné à la muse qui inspire le créateur, assez loin de nos représentations d’une femme forte. Pris en théorie, c’est un incontestable fantasme misogyne. A regarder sa représentation, je ne peux qu’être saisi par cet amour fou ainsi filmé, dans une scène surtout, une fois encore, au-dessus du vide : un baiser, sublime, suspendu dans un temps figé. Figer le temps avec elle pour rêver d’un futur meilleur, voilà la déclaration d’amour que renferme le dernier long-métrage de son mari qu’aura vu Eleanor, peut-être la plus naïve autant que la plus bouleversante qui soit. Aussi abstrait et grandiloquent soit-il, cet idéalisme est avant tout sentimental et romantique. Sa transparence est peut-être ce qui m’émeut le plus au cinéma.

Cette émotion est si forte qu’elle est difficile à retranscrire par des mots – pardon, cher lecteur ayant eu le courage d’arriver jusqu’ici, pour ces interminables paragraphes. Je crois pourtant les avoir trouvés ailleurs dans cette mirobolante filmographie, dans l’un de ses plus beaux et discrets chefs-d’œuvre. À la dernière scène de Peggy Sue s’est mariée (1986), après qu’elle se soit réveillée d’un long voyage temporel à la fin de son adolescence, Peggy dit à son ex-mari : « Charlie, I had the strangest experience ». Nous disions qu’il était impossible de ne pas qualifier d’étrange, de bizarre ce que l’on vit devant ce dernier Coppola. Cet étrange n’est pas qu’une sensation inqualifiable et comme pour celui de Peggy Sue il est chargé d’une vie entière. Non plus celle de ce magnifique personnage retournant dans les années 50, mais celle d’un des plus grands cinéastes du monde et de son inspiration en constante renaissance. A ce titre donc, Megalopolis est finalement bien l’œuvre d’une vie et j’ai fait devant elle une de ces étranges expériences. Ne sont-elles pas les plus belles ?


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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