Après vous avoir dévoilé il y a quelques jours notre TOP 10 des films qui n’ont pas fait genre en 2024, on vous propose d’explorer, de découvrir, de revisiter en deux parties, 20 séquences qui n’ont pas fait genre lors de l’année écoulée. Ces scènes partagent toutes un point commun : elles hantent pour longtemps. Certaines d’entre elles étant des scènes cruciales nous précisons que des spoilers et autres divulgâchis peuvent se loger dans ces textes. Pour voir les séquences sur Youtube vous pouvez cliquer directement sur les images.
The Zone of Interest de Jonathan Glazer
La résistance des pommes et la petite somnambule
par Pierre-Jean Delvolvé
Il a beaucoup été dit de La Zone d’intérêt que son dispositif était remarquable pour la place accordée au hors-champ, comme si ce qui était à l’image comptait moins que ce qui se déroulait à son extérieur. C’est partiellement juste, mais aussi bien trop pressé, tant la matière graphique du film est au moins aussi singulière que le reste : composition des cadres, netteté suffocante de l’image, fluidité d’un montage live. Et puis, Glazer – qui avant de réaliser ses longs-métrages était un clipper des plus importants – n’a pas complètement oublié ses trucs, son goût pour les effets voyants. Après vingt-cinq minutes à arpenter le logis de la famille Höss, la nuit tombe pour la première fois et Rudolf éteint toutes les lumières de la maison. La caméra le suit dans chaque couloir, et l’image retrouve progressivement l’obscurité totale des premières minutes musicales du long-métrage. Il trouve alors, devant une fenêtre, l’une de ses filles, sorties du lit. A-t-elle été réveillée par le bruit atroce des fours crématoires qui hurlent dehors ? Est-elle simplement somnambule ? Alors que son père lui tape sur l’épaule, soudain une vision abstraite, insensée, apparaît, tranchant nettement avec la crudité du numérique et les gestes prosaïques qui occupaient tout l’écran jusque-là. C’est une image qu’on croirait en négatif : une petite fille pose des pommes dans une surface de terre. Les pommes sont des petites lueurs dans la terre, formant comme un étrange ciel étoilé dans cette obscurité marécageuse. Est-ce la petite somnambule s’échappant en rêve ? Cette coupure est accentuée par un son caverneux, artificiel, comme la voix d’un ogre reconstituée numériquement et musicalement. Elle revient machinalement, tout au long de la séquence. L’aspect onirique de la scène est renforcé par le récit du père qui s’enchaine. Il est désormais sur le lit avec sa fille, lui lisant un conte. Les visions en négatif ne sont plus là, le père vérifie que ses enfants sont endormis, et cesse son récit. Pourtant, alors que le livre est refermé, l’étrange noir et blanc réapparaît, représentant la petite fille s’échapper, avant qu’on revienne dans la chambre des époux Höss. Il semblerait alors que ce ne soit ni le récit du conte, ni quelconque mécanique du rêve qui ait guidé cette étrange texture d’images. D’ailleurs, Jonathan Glazer fera revenir la jeune fille et ses pommes dans une scène plus tardive et elle aura toujours cette même figure bizarre. Comme des images brûlées. Il s’agit de fait d’images filmées en « caméra thermique », et Glazer a expliqué que la seule raison d’y avoir recours était pour conserver son parti pris de n’utiliser aucun éclairage artificiel. Ces scènes étant tournées de nuit, le seul moyen de tirer des informations de la caméra était d’utiliser ces lourds instruments de l’armée américaine. Reste que le résultat est beaucoup plus étrange que cela. On peut subodorer également que c’est cette texture abstraite qui permet au cinéaste de traverser le mur du camp, et de filmer cet autre côté interdit jusqu’ici. Plus tard dans le récit les pommes laissées par la petite fille seront bien visibles, en couleurs naturelles cette fois, attestant du fait que ces scènes n’étaient pas des rêves, mais bien un acte de résistance caché. Ce sera le seul de tout le film, et cette image si particulière renforce cette singularité, cette unicité du geste de résistance, le filmer comme le reste aurait été mensonger. Analyser ces séquences en caméra thermique revient bien plus à poser des questions qu’à trouver de véritables réponses. C’est sans doute tout ce qu’il faut en retenir et la dernière scène, le flash-forward saisissant déjà beaucoup commenté le souligne bien. Par ces scènes, et un film tout entier, Jonathan Glazer aura fait sortir la mémoire du musée. Il nous aura réveillés.
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« The Zone of Interest» est disponible en Blu-Ray et DVD chez BlaqOut
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Bac Films / A24 / Leonine
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Les Chambres Rouges de Pascal Plante
The Lady of Shalott
par Jean Stefanelli
Difficile d’oublier le personnage principal des Chambres Rouges (Pascal Plante, 2024). Cette Kelly-Anne (Juliette Gariépy), impénétrable, glaçante et méthodique. Perchée du haut de son immeuble, de sa tour de verre, elle établit sa relation avec le monde derrière l’écran de son ordinateur, sorte de cocon protecteur. Mais toute son ambiguïté réside dans le fait qu’elle assiste chaque jour au procès de ce présumé meurtrier, sans jamais dévoiler les ressorts de sa présence. C’était sans compter cette séquence ô combien dérangeante. Dézoom lent, ambiance glaciale, musique au rythme de tambours digne d’un film à suspense, Kelly-Anne se prépare devant son miroir. Vêtue tout de noir, elle ajuste méthodiquement sa perruque blonde. Comme l’indique le journal télévisé sur son téléphone, c’est une journée spéciale qui s’annonce dans le procès du tueur présumé : c’est l’anniversaire de celui que l’on a surnommé « le démon de Rosemont ». Dans le hall du tribunal elle s’apprête à passer la sécurité. Le temps s’étire, chaque détail compte, tout est froid et millimétré, la caméra s’attarde sur la moindre action aussi simple qu’elle soit. Le décalage entre la situation et la mise en scène ne peut que créer le malaise, une tension bien palpable qui ne présage rien de bon. Avec un steadycam à l’appui, on ne quittera plus le personnage de Kelly-Anne qui traverse les sas de sécurité avec une allure presque mécanique. Puis c’est la fouille, un bip retentit, la caméra s’arrête, quelque chose ne va pas. C’est seulement un appareil dentaire enfoui dans sa poche, chose qu’elle ne porte pas à son habitude. La sécurité n’y prête guère attention, mais comme une ironie, pour nous, spectateurs, à présent, nous savons. Nous savons qu’elle est prête à revêtir ce costume, ce costume que portaient toutes les victimes du tueur, avec la terrible sensation qu’elle n’éprouve déjà plus aucune éthique vis-à-vis des familles des victimes. La bascule du personnage s’opère sous nos yeux et ses intentions brumeuses se clarifient. La séquence prend une autre tournure, Kelly-Anne incarne à elle-même une nouvelle forme d’horreur, loin de l’atrocité des crimes dont le tueur est accusé mais tout aussi immorale. La chute est inévitable, l’appel est trop fort, son désir est devenu pulsion. Changement de plan : elle entre dans la salle d’audience, se fondant dans la masse comme à son habitude. Le tueur est bien là, le regard dans le vide, dans son box vitré. Ce léger zoom sur le visage de Kelly-Anne regardant la caméra ne trompe pas, elle ne compte plus faire machine arrière. Enfermée dans ce même plan qui perdure, elle passe enfin à l’acte. La musique s’accélère, elle enfile ses lentilles bleu ciel, enlève sa veste dévoilant son uniforme d’écolière et puis forcément, l’appareil dentaire. Elle est à présent vêtue comme ces jeunes filles assassinées. La musique s’assagit, les familles des victimes ne peuvent que s’apercevoir de la scène qui se déroule sur le banc d’à côté. Le malaise s’installe, la foule s’agite, Kelly-Anne se démarque enfin mais la sécurité doit intervenir. Le regard figé sur le tueur, elle n’en démord pas, Kelly-Anne doit exister à ses yeux, aux yeux de quelqu’un. La musique s’éteint, la sécurité empoigne la jeune fille et le temps se fige sur un magnifique ralenti. Tout n’est que jeu de regard, tout est silence. Puis c’est le choc, le regard du tueur se tourne enfin vers Kelly-Anne, vers l’objectif de la caméra, vers nous, or ce box de verre, cet écran dans lequel le tueur est enfermé ne protège en rien de cette violence. J’en ai encore la chair de poule, de ce regard vide et terrifiant, et surtout de ce sound design prenant la forme d’un cri de jeune fille, me faisant bondir du siège. Kelly-Anne se fait emmener de force, toujours au ralenti, la caméra s’attarde sur son son sourire jouissif, au son des cris lancinants. Le cadre s’éloigne du tueur, on pourrait presque reprendre son souffle, mais impossible, le point de vue épouse celui de Kelly-Anne et la caméra ne compte pas se détourner de cet homme qui nous adresse un signe de la main. Un petit geste anodin qui dans ce contexte en devient plus que malsain. Elle savoure ce moment, la scène semble durer des heures, il va falloir encore quelques secondes avant que Kelly-Anne ne soit expulsée de la salle d’audience. Ça y est, on a croisé le regard du tueur, mais surtout, on a vu le vrai visage de cette jeune fille et je me demande encore lequel des deux est le plus glaçant… La séquence est d’une violence rare, elle nous renvoie ici à notre morale, à notre jugement, tiraillé entre nos propres désirs et notre curiosité morbide. L’aspiration à ce que le meurtrier pose les yeux sur elle se mêle à l’immoralité de la situation. Le réalisateur touche ici le propos des Chambres rouges, plongeant dans les abysses de la nature humaine. La société finalement dépeinte par Pascal Plante se révèle coupable de la virtualité du monde et Kelly-Anne en est le pur produit. Le monde virtuel est tout aussi ambivalent, à double tranchant. L’écran est-il une protection ? Ou bien n’est-il pas la porte d’entrée vers les versants les plus sombres de l’être humain ? La relation physique n’est plus, Kelly-Anne vit une réalité falsifiée, coupée de toute morale. Alors, seule dans sa tour et condamnée à vivre sa vie à travers un écran, elle ne peut que regarder le monde par ses reflets dans un miroir, à l’image d’une légende arthurienne, dont elle emprunte le pseudonyme pour son identité virtuelle : The Lady of Shalott.
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« Les Chambres Rouges» est disponible en Blu-Ray et DVD chez ESC Editions
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Nemesis Films inc
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The Substance de Coralie Fargeat
La Piel que Habito
par Kévin Robic
C’est peu dire que Coralie Fargeat a fait son petit effet sur la Croisette puis sur à peu près le monde entier avec son deuxième film. La voir dézinguer le jeunisme et l’emprise des hommes sur les femmes avec autant de malice s’inscrivait comme une parfaite continuité de son travail entamé sur Revenge (2017). The Substance (2024), donc, a impressionné et risque de laisser quelques souvenirs sanglants aux cinéphiles que nous sommes. Une scène, particulièrement, est en soi un petit morceau de bravoure tant elle fait à la fois basculer le film dans le body horror et tant elle est décisive pour le personnage d’Elisabeth, interprété par Demi Moore ; il s’agit bien sûr de la séquence de la « naissance » de Sue. Après qu’Elisabeth, l’ancienne gloire, a récupéré la première dose du fameux produit, elle se réfugie dans sa salle de bain pour procéder à sa mise en route. Coralie Fargeat, épaulée par son chef déco Stanislas Reydellet, a envisagé cette salle de bain comme un refuge et un espace mental pour le personnage principal. Et de fait, l’épure de ce décor où s’opposent le noir et surtout le blanc et l’absurde immensité d’un tel lieu évoquent inévitablement un antre neutre où Elisabeth n’est pas rejetée et où Sue n’est pas convoitée. Malgré les miroirs qui renvoient tantôt au dégout, tantôt à la vanité, c’est le lieu où se croisent les différents mouvements que les injonctions du patriarcat finiront par perdre. Dans cette première scène de salle de bain, Elisabeth déballe donc tout l’attirail pour ingérer la substance. Entre de très gros plans nous invitant progressivement vers la mise à mal des chairs, la cinéaste élargit son cadre pour dévoiler une Demi Moore dans le plus simple appareil, dévoilant ainsi un corps vieillissant voire meurtri. Cela nous met dans une position étrange faisant nous rendre compte qu’il est bien rare de voir la nudité d’une comédienne sexagénaire dans un film et nous renvoyant directement à la carrière même de l’actrice en question, invisibilisée depuis des années par l’industrie. Coralie Fargeat embrasse donc une lecture quasi meta de celle qu’elle filme sous toutes les coutures. C’est alors que le traitement agit et qu’Elisabeth se met à se tordre de douleur et à tomber sur le carrelage froid de sa salle de bain. L’image sera plus tard iconisée par l’affiche française et dévoile de drôles de lignes de fuite où Demi Moore n’existe que dans la moitié haute du plan, avachie entre la douche et les toilettes, comme pour signifier l’écrasement à venir. Toujours dans la même idée, le plan suivant, zénithal, expose littéralement l’actrice se tortillant avant la transformation. La réalisatrice recourt alors à nouveau aux plans serrés pour décortiquer la chair : l’œil se dilate, la peau dorsale se fend, puis le globe oculaire se dédouble et la colonne vertébrale laisse place à un bras. On entre alors dans un tunnel de lumières menant à un cœur enflammé comme pour figurer l’acte de naissance de Sue dont nous adopterons désormais le point de vue à la faveur d’une vue subjective. Elisabeth s’est dédoublée, observant son corps vidé de sa substance. Vient alors ce miroir dans son champ de vision qu’une buée recouvre. Alors qu’émotionnellement, nous sommes toujours reliés à Elisabeth, le cadre du miroir révélant la jeunesse de Sue fait office d’écran nous montrant la nature irréelle du jeune corps. Il faut un travelling vers la rétine de Margaret Qualley pour quitter cette vue subjective et revenir dans une représentation objective de ce qui se joue. Et tandis qu’elle referme les plaies de son autre enveloppe corporelle, Sue est filmée elle aussi sous toute les coutures mais avec cette fois un cadre qui s’emploie à plus de symétrie et qui retrouve des lignes plus classiques, tandis que le dernier plan enferme les deux faces d’une même pièce grâce aux amorces d’une annexe que l’on découvrira plus tard. Finalement, cette première scène préfigurant les giclées de sang à venir propose surtout une esquisse des rapports de force qui se joueront plus tard entre Elisabeth et Sue. The Substance sera une lutte de tous les instants entre les deux femmes, et la salle de bain, ce lieu mental pensé comme tel par la cinéaste, en sera le plus souvent le ring. Dans cette pièce où Fargeat citera plus ou moins explicitement Alfred Hitchcock ou Stanley Kubrick, deux cinéastes connus pour avoir maltraité leurs actrices, il se joue comme réappropriation des codes les plus galvaudés du cinéma par le genre féminin. En une scène, Coralie Fargeat dit beaucoup.
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« The Substance» sera disponible en vidéo
le 30 Avril 2025 chez Metropolitan Film Export
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Metropolitan Film Export
Furiosa de George Miller
Premier assaut
par Pierre-Jean Delvolvé
Comment faire mieux qu’un film culte ? Comment arpenter de nouveau les routes d’un mythe qu’on a soi-même créé sans céder aux tentations de l’inflationnisme ou du déjà vu ? George Miller est sans doute le cinéaste qui s’est toujours le mieux départi de ces questions en remettant Mad Max sur le métier à chaque fois dans un univers différent, dans un genre différent. Première originalité de ce Furiosa : il revient clairement sur les terres de Fury Road, certes par le biais du prequel et du point de vue d’un autre personnage, mais dans la même cosmogonie. Il trouve cependant une fois encore les meilleurs moyens pour surprendre et éblouir, et c’est peut-être dans le premier assaut – incroyable morceau de bravoure de près de quinze minutes (et qui aurait nécessité soixante-quinze jours de tournage !) – que les beautés spécifiques de Furiosa se font le mieux sentir. Pour un tel morceau, il est inutile de s’essayer à une analyse plan par plan. Chacun d’entre eux redoublent d’inventivité graphique, mais le travail serait fastidieux, et consisterait sans doute à un simple exercice d’extase peu prolifique. Commençons par noter sa place tardive dans la diégèse. La première scène d’action « à la Fury Road » débute après 1h04 de déploiement de son épopée. Le génie des scènes d’action de ce précédent venait de leur capacité à nous assoir physiquement dans la scène. Elles visaient précisément l’immersion, par une façon d’exploiter le temps réel, et une volonté de donner au maximum une sensation de dur, de présence, même s’il faudrait nuancer ce dernier point tant les effets numériques étaient déjà bien voyants. Cela dit, Furiosa, lui, assume son goût de l’artifice, et le premier plan de la séquence en est une magnifique illustration. C’est presque une ouverture théâtrale : la route est isolée, vide. Elle arbore une fière empreinte dessinée sous la forme d’un crâne, signe de ralliement d’une bande de pillards ayant pris les lieux. Deux d’entre eux sont à moto, prennent de la vitesse et font demi tour. Ils « ouvrent le rideau » de ce qui sera le théâtre d’une scène d’action dantesque : au loin, le convoi commence à apparaître. Cette artificialité grandiose se maintiendra tout au long de la scène. Ici, George Miller assume pleinement les possibilités liées au numérique. Les plans s’étendent et la caméra fait des prouesses inimaginables. Elle est à l’arrière d’une des motos et attend que le passager s’envole à l’aide d’un improbable parachute, se permet de suivre son mouvement ascensionnelle, avant même de rejoindre son comparse, de l’autre côté du convoi, lui-même dans les airs. Puis, la caméra peut se permettre des mouvements sous le camion, jusqu’à rejoindre le visage de Furiosa, cachée là-dessous. De haut en bas, de bas en haut, la caméra ne connaît strictement aucune limite dans sa capacité à entrelacer les espaces, à changer les échelles. Les flammes, qui entourent progressivement les corps de la plupart des protagonistes à mesure que l’attaque gagne en intensité, assument leur nature numérique, comme si ces derniers mutaient progressivement en créatures animées et brûlantes. On sait que Miller, enthousiasmé par l’aventure des Happy Feet, avait caressé l’idée de faire Fury Road en animation performance capture mais ce sont davantage les scènes d’action dantesques de Furiosa qui en portent la trace. Cette trace du numérique ne permet pas que d’allonger les plans, de donner cette teinte opératique à cette séquence d’action, elle est parfaitement raccord avec la dynamique de cet étrange et obsédant prequel. Contrairement à son précédent, ce dernier assume pleinement sa dimension de conte, narré par un lointain personnage – History Man – et tout est susceptible d’être remis en question dans son récit. Dès lors, l’intervention des effets spéciaux numériques, ne cherchant plus à cacher leur impureté, ne visent rien d’autres qu’étoffer le mythe, tout en montrant bien que cette étoffe est irréelle, aussi grandiose soit-elle. A ce titre, Furiosa perpétue le geste de Trois Mille ans à t’attendre (2022() qui réveillait les mythes des Mille et unes nuits dans un incroyable feuilleté numérique, mais cette fois au cœur de séquences d’action toujours aussi ubuesques et créatives. Surtout, il le fait sans perdre de vue la grandeur de ses personnages. Ici, un échange de regard en champ-contre-champ – lorsque les cheveux de Furiosa se sont dévoilées au vent – est chargée d’une incroyable émotion, tandis qu’un regard sur un personnage décédé – le war boy atteint de nanisme, dont le décès clôt ce ballet tumultueux et virevoltant – est peut-être le plus déchirant des plans du film et l’un des plus beaux de la carrière de Miller. Car, au milieu de tous ces mythes, de ces moteurs vrombissants et de ces images iconiques, la mort est, elle, toujours bien réelle.
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« Furiosa, une saga Mad Max» est disponible en vidéo chez Warner Bros
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Warner Bros
MaXXXine de Ti West
L’Alginate des hallucinations
par Thomas Sekulic
Dans le troisième volet de sa trilogie horrifique, d’une épopée féminine libératrice qu’il aura usé jusqu’à l’os, Ti West nous plonge, à un moment clé de sa narration, dans ce tableau intéressant, statique, silencieux, tendu, et qui bascule lentement à mesure que l’angoisse et son vecteur visqueux étendent leur emprise. Maxine, actrice ambitieuse aux ressources insoupçonnées, au caractère obscure et double, menait jusqu’alors une carrière dans l’industrie des films X et vient de décrocher son premier rôle au cinéma. Pour les besoins de ce film d’horreur dont elle sera l’héroïne, elle doit se faire mouler entièrement la tête à l’alginate pour tourner la scène finale de l’exécution brutale de son personnage, qui nécessite la création d’une doublure réaliste de sa tête toute entière. La réalisatrice du film en question, qui a pris la jeune comédienne sous son aile, se montre zélée et obsessionnelle. Maxine se soumet entièrement à son contrôle pointilleux, ivre de l’espoir de gloire que la cinéaste de talent lui vend. Elle s’abandonne à ce qui s’annonce être une épreuve cognitive perturbante. La matière boueuse qui veut couler sur la vie pour en faire un moulage, qui veut figer la jeunesse et la beauté d’un visage pour mieux les sacrifier à l’écran, va se révéler, dans toute son ambition malveillante, dans son devenir épouvantail. Cet épouvantable sérum de vérité, qui fait trembler de ses révélations obscures la surface d’apparence tranquille du modèle, remontant en vagues imagées d’un fond mémoriel enfoui. À peine l’alginate commence à couler sur son visage, que le spectateur est déjà tendu par la progression de cette matière vouée à figer. Le temps de la pose, du séchage, dix petites minutes, s’annonce déjà insupportable. Maxine est seule, assise sur une chaise, au milieu de ce studio de maquillage improvisé : une fois que la maquilleuse a fini la première partie de son travail, l’application sur le visage, elle quitte la pièce laissant Maxine dans une position hautement vulnérable et dans l’angoisse d’une solitude aveugle. Jusqu’alors, la comédienne effrontée et courageuse n’avait montré aucune faille. Son obscurité semblait parfaitement maîtrisée, elle se montrait même téméraire, voire insensible. La digue de contrôle s’apprête pourtant à céder devant les vagues d’angoisses figurées. Le moulage est muée d’une volonté propre, il veut donc capturer la vie qui anime la jeune fille, sa puissante vitalité, pour mieux la faire mourir à l’écran. Mais au lieu de trouver une beauté juvénile accueillante, une surface facile à refléter, la matière s’étend sur une terre désolée et inhospitalière, agressive, où ne poussent que des arbustes de syndrome post-traumatique. Recluse derrière son masque, Maxine plonge dans une panique hallucinogène, qui projette en faisceau monstrueux sur l’écran noir, les images traumatisantes qui viennent de souvenirs et de phobies entremêlés. En miroir mystique, le moulage se tient prêt à refléter l’innocence mais l’image qui se dessine entre son opacité aveuglante et la jeune fille s’élève en vieillesse malveillante et redoutable. Effrayée par le reflet qui se dresse pour la toucher, l’exhorte à le regarder, Maxine s’écroule et arrache de ses mains la matière de ses hallucinations. A l’image, pour nous, un instant, elle n’était plus qu’un amas d’alginate, une statue difforme, figée dans sa fonte dégoulinante. C’est à ça qu’on reconnaît la force d’une image, à cette conviction que s’y dissimule un indicible qui nous apparaît pourtant évident, exprimé d’un coup dans toutes ses dimensions par la figuration. Alors, avant même que l’alginate ne provoque l’hallucination, le malaise était déjà là, complet, dégagé silencieusement par l’image évocatrice de cette matière brute enveloppante, celle des masques en devenir, qui donnent corps à l’invisible.
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« MaXXXine» est disponible en vidéo chez Universal Pictures/ESC
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Universal Pictures
Longlegs de Osgood Perkins
Ouverture au blanc
par Joris Laquittant
L’ouverture de Longlegs (voir la séquence) a de fascinant qu’elle est certainement l’une des séquences de frousse les plus marquantes et maîtrisées de l’année. Une caractéristique qu’elle partage avec quelques autres, j’en conviens, mais sa spécificité est ailleurs, puisque cette scène indélébile est à la fois ce qui sauve ce film et le maudit. Tout à l’intérieur de cette séquence répond aux critères de la scène d’introduction parfaite. D’emblée, Osgood Perkins – jusqu’alors à peine reconnu pour un travail de modeste faiseurs d’élans horrifiques timorés – entends nous montrer qu’il sait faire. La scène – et par la même, le long-métrage – s’ouvre sur un pré-générique rouge-sang accompagné d’une musique bruitiste qui laisse transparaître quelques sonorités rock’n’roll étouffées, comme si l’on entendait le son d’un vieux tube de rock à travers un transistor des enfers. Le panneau qui suit confirme cette sensation, citant Get it On, tube bien connu du groupe T-Rex : « Well, you’re slim / And you’re weak / You’ve got the teeth of a hydra upon you / You’re dirty sweet / And you’re my girl. » comprendre « Eh bien, tu es mince et vulnérable / Tu as les dents de l’hydre sur toi / Tu es une charmante coquine et t’es ma copine. » Certes, le film n’est pas avare en citations rock, de même que Nicolas Cage, interprète du psychopathe-titre, semble singer l’attitude outrancière et le look de certaines stars déchues du glam-rock. Néanmoins, le choix précis de cette citation interroge, au regard des événements qui suivent car si l’ambiance est d’emblée oppressante et malsaine, il est certain que cette citation préambule n’y est pas étrangère. Après son générique, le film démarre véritablement par un long fondu enchaîné du rouge vers le blanc. Les ondulations musicales et spectrales du générique fusionnent, au gré du fondu, avec le son du moteur d’une vieille voiture. Nous sommes à la place du passager, avançant piano sur une route enneigée aux abords d’une bâtisse blanche esseulée. Par un habile zoom avant, le plan s’assume en subjectif et vient stipuler le danger-voyeur qu’il incarne. Nous étions à la place du passager, nous voici désormais, dans un grand trouble, à la place d’un potentiel agresseur. Le raccord qui suit, chirurgical, termine de poser les bases de la situation. A l’intérieur de la maison, le nez dans ses cahiers d’études, une jeune fille à couette, à peine dix ans, surprend le véhicule à l’extérieur, anormalement à l’arrêt devant chez elle. Les mots cités en préambule, empruntés à T-Rex, teintent désormais immédiatement la situation. Elle est la fille, mince et vulnérable. Et dehors, dans cette voiture, voici l’hydre prête à serrer ses dents sur elle. Cette lecture efficace et téléguidée des enjeux, en trois plans, nourrit et pose la structure de la séquence toute entière. Désormais il s’agit pour nous, spectateurs, de démêler la pelote de laine, de comprendre qui s’est arrêté devant cette maison et ce qu’il veut à cette petite fille. Au fond, Osgood Perkins sait que nous savons et plus encore, qu’il nous tient accroché à la peur de le savoir. Toute sa mise en scène va alors s’appuyer savamment sur cet acquis : déliter la temporalité et installer une ambiance sans forceps mais avec tous les artifices de la subtilité. Deux mots qui ne vont pas forcément ensemble mais qui peuvent, quand ils sont bien mariés, conférer au génie. Après que notre jeune fille s’est penchée sur son bureau, le cinéaste bascule son point de vue, nous voilà désormais dans son regard, focalisant sur deux étranges silhouettes imperceptibles qui habitent le véhicule. La présence de deux personnes à bord de cette voiture est un des mystères séminaux que le récit entretiendra par la suite, à ce stade il ne sert rien d’autre que l’atmosphère oppressante. Dans un calme confondant, la jeune fille s’habille chaudement pour sortir à la rencontre de ses visiteurs. Au raccord vers l’extérieur la sensation est subtile et géniale. Pour parfaire son ambiance d’inquiétante étrangeté, Perkins a l’idée d’inverser les ambiances sonores extérieures et intérieures. L’intérieur de la maison est chargé en souffle, on y entend du vent et une nature gazouillante. Au cut, une fois dehors, le vent a cessé, les oiseaux sont retenus. Le raccord procure une sensation parfaite : on est souffle coupé. Le cinéaste va alors nous faire tenir ainsi en apnée pendant trois minutes. Par un habile jeu de champs-contrechamps entre les plans sur la jeune fille et les plans subjectifs de son regard scrutant les alentours à la recherche d’une présence, il va tendre l’angoisse et s’amuser avec nos nerfs. Le premier frisson survient quand une voix effrayante et réverbérée vient briser le silence de l’hiver d’un « coucou » terrifiant. La silhouette d’un individu au coin de la maison se dissimule dans le flou de l’arrière plan. Aventureuse la petite fille – dont le jeu déroute tant elle semble bien moins effrayée que nous le sommes – s’avance calmement en direction de la voix. Les pas feutrés dans la neige, le hululement ostentatoire d’un oiseau, puis un deuxième. Le regard à gauche, puis un premier habile raccord qui s’amuse de notre peur prématurée du sursaut par l’utilisation d’une note de musique mi-violente mi-retenue. Un paysage enneigé, que l’on scrute tant qu’on le peut, à la recherche d’un indice, d’une présence, alors même que notre peur est engagée par la compréhension immédiate que ce qui va nous effrayer est surtout hors-champ. Un regard à droite, contrepied, Toujours rien. Osgood Perkins, se rit de nous, s’amuse avec les codes et nos habitudes de spectateurs. Retour au visage étrangement apaisé de la jeune fille. La tension se relâche, l’oiseau reprend du service. C’est à cet instant précis que le cinéaste dégaine l’un des jump scares les plus effroyables de l’année. Apparaît brutalement cet individu, tout de blanc vêtu, dont le cadrage à taille d’enfant dissimule une grande partie du visage et ne laisse deviner qu’une chevelure frisée et grisonnante entourant un menton à fente et une grande bouche à moitié figée. On croirait voir surgir des enfers une ré-incarnation Mephistophélès de Michael Jackson. Lui aussi a le souffle court, autant que nous. Face à lui, droite et légèrement plus inquiète, la petite écoute cet étrange inconnu à la voix terrifiante : « Elle est là ! La fille qui approche presque de son anniversaire… Il semble que j’ai mis mes longues jambes (Longlegs) aujourd’hui. » A ces mots, le cadre s’est élargi, on découvre désormais les mains de l’individu mais ses fameuses « grandes jambes », elles, demeurent hors cadre. Perkins déplace magistralement notre attention vers une autre partie de ce corps dissimulé, nous faisant presque oublier notre peur de découvrir l’entièreté de ce visage terrifiant. Le fou surenchérit : « Que se passerait-il si je… » et brutalement s’abaisse face caméra dans un grand fracas sonore. Le jump scare dans toute sa splendeur nous en montre suffisamment pour que la persistance rétinienne imprime durablement cette image dans notre cerveau, mais le titre vient brutalement s’afficher à l’écran et nous en libérer. Deux fois l’effroi, en quatre minutes, et plus de malaise que dans une année de cinéma. Dommage que ce sommet de mise en scène de la peur ne soit pas maintenu à l’ensemble de ce film tant le cinéaste anéantira finalement tout ce qu’il aura réussi à solidement construire dans son prologue, à force de trop vouloir en montrer et trop vouloir en dire.
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« Longlegs» est disponible en vidéo chez Metropolitan Film Export
Crédit Photo © Metropolitan Film Export
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Vampire Humaniste cherche Suicidaire Consentant
de Ariane Louis-Seize
Toute première fois
par Clément Levassort
Sasha est une jeune vampire humaniste qui refuse de tuer pour se nourrir. Paul, lui, déteste tellement sa vie qu’il serait prêt à la sacrifier pour la survie de la jeune femme. Le drôle de deal est acté et le premier “repas” de Sasha se déroule donc dans l’intimité de sa chambre, avec la bénédiction de sa sœur Denise. Si la métaphore sexuelle qui accompagne le mythe du vampire a toujours été présente au cinéma, de Browning à Coppola, jamais elle n’avait été traitée avec la délicatesse et l’intelligence d’Ariane Louise-Seize. Située au cœur du récit, la séquence présentée ici est traitée autant comme une mise à mort que comme une scène de sexe. Ariane Louis-Seize ne convoque pas tant la double symbolique Éros/Thanatos que la peur et la pudeur des premières fois, les silences que l’on peine à combler par des discussions triviales et les émotions à fleur de peau. La séquence se passe d’ailleurs dans l’intimité d’une chambre à coucher de jeune fille dans laquelle Paul découvre le piano de Sasha, puis sa collection de vinyles. En dernière volonté, Paul demande alors de lui faire écouter une chanson. Ce sera Emotions, une pop song des sixties interprétée par Brenda Lee, qui va agir sur nos deux héros comme un charme et faire éclore leurs sentiments. Pour filmer ce moment suspendu, la cinéaste opte pour un cadrage large et fixe qui englobe en plan unique toute la chambre et dispose Paul et Sasha au premier plan face à nous. Simple et ingénieuse, la mise en scène convoque les one reels du cinéma burlesque dépourvues alors d’effets de montage et dans lesquelles l’entièreté de l’action se construisait à l’intérieur du cadre. Au moment où Sasha lance le vinyle, la parole laisse d’ailleurs place à une pantomime extrêmement précise et structurée. Toutefois les deux corps adolescents ont beau être rassemblés dans le même espace filmique, la distance mentale qui les séparent reste immense bien accentuée par le jeu en miroir des comédiens. Les corps sont raides et les yeux regardent ailleurs. La continuité spatio-temporelle de la scène accentue le malaise jusqu’à ce que la musique langoureuse et romantique finisse par adoucir les cœurs. Elle agit comme un amplificateur des émotions réprimées, bien sûr, mais aussi comme un pont, un trait d’union entre les deux adolescents, suggérant la possibilité d’une connexion et d’une complémentarité. Sasha déploie de grands gestes avec les mains et mime le chant tandis que Paul bat la mesure de la tête. Pour l’une, la mélodie, pour l’autre le rythme. Chacun trouve sa place et tous deux s’accordent sans même s’en rendre compte. Une idée travaillée par les acteurs eux-mêmes durant la longue mais fructueuse gestation de cette séquence clef sur laquelle Ariane Louise-Seize nous confiait avoir bâti la complicité de ces deux acteurs autant que la caractérisation de ses personnages. Surpris par la beauté du moment, Paul et Sasha ont le sourire qui leur montent aux lèvres et leurs regards s’adoucissent tandis qu’une lumière rouge et réconfortante les enveloppe. Toujours fidèle à un cinéma du geste et de l’expression, la séquence approche ici la tendresse comique et la poésie du cinéma de Charles Chaplin. Hélas la joie est de courte durée, car bientôt, il faudra regagner l’arrière-plan où se trouve le lit de Sasha, autel sacrificiel où Paul, jeune vierge déterminé, devra succomber à la morsure cruelle de la jeune vampire. A moins que les affres du corps adolescents ne viennent mettre leur grain de sel dans cette improbable scène de dépucelage.
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« Vampire Humaniste (…)» est disponible en vidéo chez Wayna Pitch
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Wayna Pitch
Monkey Man de Dev Patel
Sahri, not sorry
par Elie Katz
L’ultra-violence est une transe. Un abandon de soi à l’animal tapi dans nos ombres, encagé par des millénaires d’évolution et de civilisation. Une libération destructrice d’une force ancienne, quasi mystique, où le corps dépasse ses peurs et sa rage pour atteindre l’hyper-conscience. Durant quelques secondes, les portes de la perception s’ouvrent pour le combattant et lui accordent cette sensation unique du présent extrême. On comprend mieux dans cette approche comment le plan-séquence est devenu la coqueluche du cinéma d’action moderne. Une caméra hyper-dynamique qui se fixe à un protagoniste ou à l’action, comme les yeux d’un cruel dieu guerrier défiant sans cligner celui ou celle osant s’attribuer le titre de héros. Un procédé terriblement immersif, extraordinairement complexe à réaliser, et qui pourtant commence déjà, à force d’usage, à perdre sa dimension spirituelle. Il fallait bien le sacrifice du talentueux acteur et désormais réalisateur Dev Patel pour raviver cette flamme. Dès son premier film Monkey Man, ce lion de cinéma réinvestit le genre de toute sa puissance primordiale, en lui infusant le culte ancestral de la violence d’Asie du Sud. L’anti-héros « Kid » en incarnation du dieu-singe Hanuman affrontant la violence et la corruption d’une sombre métropole indienne gangrénée, peuplée de démons opportunistes et d’anges fanatiques. Et au climax de ce long-métrage haut en couleurs, la résurrection du plan-séquence mythique. Il intervient lors de la deuxième attaque du Kings Hotel. Plus tôt dans le récit, Kid avait tenté l’approche sournoise : infiltration, montée dans les rangs, proximité avec les responsables de la mort de sa mère et attente du bon moment pour abattre sur eux sa vengeance. Mais obsédé par sa quête égoïste et vide de sens, Kid s’impatiente. Il se rate, s’enfuit difficilement et trouve refuge à moitié mort dans un temple de hijras, des adorateur.ices de la déesse Shiva. Rencontre inopinée, prédestinée, entre marginalisé.es, qui porte immédiatement ses fruits. La détermination et l’acharnement de Kid redonnent à cette communauté intersexe autrefois guerrière le feu du combat qui, comme en retour, étend sa vindicte personnelle à une cause plus large, plus légitime, celle de la défense d’une culture et d’un peuple opprimé par les profiteurs occidentalisés ayant pris le contrôle du pays. Kid repart donc à l’assaut de l’hôtel-forteresse, empreint d’une puissance nouvelle, héraut de voix qu’il ignorait pouvoir défendre. Pas de ruse cette fois-ci, un nettoyage complet, de bas en haut. Des caves et cuisines où lui et tant d’autres ont été exploités aux étages fastueux, réservés aux hommes et femmes d’affaires véreux, aux fonctionnaires et aux politiciens vendus. On se redresse dans nos sièges : rien n’arrête la violence sèche et souple de Kid. Les vagues de laquais du capitalisme s’écrasent sur cet avatar de la Justice qui n’use pourtant rien d’autre que ses mains et ses anciens outils de travail : couteaux de cuisine, casserole, bouteille de gaz, feux d’artifices, verres et plateaux, bouilloire… Le chaiwala, vendeur de thé, de Slumdog Millionnaire a fait bien du chemin. Puis vient l’entrée fracassante dans la cour des rois. La foule des nouveaux nobles s’enfuit, horrifiée par cette incarnation de leur jugement. Confusion. Kid perd ses cibles. Il s’acharne. Une triste guitare annonce la fin des temps, l’épuisement du héros et la victoire des pourris. Kid s’apprête à mourir seul, écrasé par une dernière volée d’hommes en noir. Puis soudain, un martèlement dans l’escalier. Des tambours rituels. Une porte éclate. Venus des profondeurs, des entités démoniaques débarquent en robes traditionnelles, maniant la faucille, le marteau, la hache, l’épée et la dynamite. Iels retirent leur masque : les hijras sont venu.es lui prêter main forte. Échange de regard. Hurlement de guerre. Les furies de Shiva déferlent sur le salon VIP sur un morceau de death metal mixé à un chant hindou aérien. Le mobilier explose, les robes multicolores tournent sur elles-mêmes en scintillant, dans un ballet traditionnel de lames et de flammes. Les tableaux d’une noblesse indienne vendue aux Britanniques qui toisaient notre héros des bas-fonds sont déchirés ou couverts de sang. Un monde oublié, bafoué, surnaturel, réaffirme son existence et son identité par les armes, en déchaînant son trauma sur ses bourreaux. La transe est atteinte, la vengeance personnelle dépassée. L’action magnifique en spectacle total, au service de la culture et des classes populaires.
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« Monkey Man» est disponible en vidéo chez Universal
Crédit Photo © Universal Pictures
Les Anneaux de Pouvoir – S02E01
Les Anneaux des Elfes sous les étoiles (Elven Kings Under the sky)
Le mal trouve toujours un chemin
par Joris Laquittant
Après une première saison en tous points décevante il aura fallu deux années à Amazon pour tenter de repolir le lustre de sa série dispendieuse consacrée aux appendices du Seigneur des Anneaux. Aussi l’inauguration de cette seconde livraison avait pour interdiction formelle de décevoir et devait même servir de gouvernail et de grandes promesses pour la suite. Les petits plats dans les grands, le premier épisode de ce retour en terre du milieu déploya les moyens d’un long-métrage hollywoodien et une durée rallongée (69 minutes). Il condense origines et continuités des nombreuses intrigues et personnages qui irriguent le récit de cette seconde saison. Néanmoins, de tous, c’est bien l’antagoniste suprême de ce lore, le seigneur des ténèbres lui-même qui agglomère toutes attentions. La première saison le dissimulait sous les traits d’un bel éphèbe torturé et mystérieux répondant au nom d’Halbrand. Si les connaisseurs de l’œuvre de Tolkien n’étaient pas dupes quant au fait que Sauron cachait sa véritable identité par ses talents de transformiste, la série s’amusait à un jeu de qui-est-ce géant, tantôt ludique tantôt consternant, en distillant indices et fausses pistes avec malice et/ou facilité. La révélation finale de son identité avait déçu tant l’aura de Halbrand et de son interprète (Charlie Vickers) laissait à désirer. La deuxième saison se devait donc de redéfinir cet antagoniste culte et lui trouver une incarnation plus charismatique. Si de nombreux commentateurs eurent espéré un changement de casting que le caractère métamorphe du personnage aurait pu légitimer, les showrunners de la série vont s’amuser de cette doléance pour la tirer à leur avantage. La saison 2 s’ouvre ainsi sur un prologue sous forme de flashback – une tradition qui n’est pas sans emprunter à la trilogie originelle de Peter Jackson. Nous voilà transportés au tout début du Second Âge. La chute récente de Morgoth offre à son disciple Sauron l’occasion de prendre le leadership sur les armées des ténèbres. Face à des Orques galvanisés, il fait sa profession de foi. On lui découvre alors un nouveau visage et un nouvel interprète (Jack Lowden). Après son discours de prophète il doit recevoir la couronne de Morgoth qui l’intronisera définitivement comme seigneur des ténèbres. C’est sans compter la veulerie des Orques et de leur commandant, Adar, qui transforme la couronne en arme, perforant Sauron dans la nuque. Affaibli par ce geste fou, Sauron se retrouve à la merci d’une armée d’Orques qui s’abat sur lui pour le transpercer de part en part jusqu’à l’annihiler. Dans un dernier souffle, Sauron se désintègre littéralement, l’explosion de son corps est si puissante qu’elle gèle toute la contrée avoisinante. A cet instant, la sidération. S’en suit certainement l’une des séquences les plus saisissantes et réussies de cette saison : de Sauron il ne reste rien, sinon un habit badigeonnant dans un amas flasque de chair et de sang. Cette matière s’échappe, mue, boue, prend littéralement vie. Elle dégouline le long des parois rocailleuses de cette caverne lugubre, s’engouffre dans les interstices de la terre. Au plus profond, elle y croise un rat qui gambade là, naïf et désintéressé. Dans un sursaut, le liquide se déploie de mille et une tentacules pour enserrer et absorber le pauvre rongeur qui pousse un râle mêlé de douleur et d’effroi. Renforcé par la symbiose avec l’animal, l’étrange créature de matière grossit, rampe, et continue sa quête, absorbant tout sur son passage. Tout ce qu’elle synthétise lui donne alors encore plus de force pour s’extraire de cette caverne jusqu’à un plan saisissant où l’on voit cet amas grouillant de ténèbres se laisser guider par la lumière aveuglante du dehors. Dans un raccord, le jeu des contrastes vient fabriquer du sens. Cette masse de lombrics, noire pétrole, dégringole les versants blancs neige des cimes d’une montagne, présage métaphorique de la quête de Sauron : dissimuler sa noirceur derrière un voile de lumière. La musique et les plans larges envolés singent ou convoquent des images d’Épinal héritées de la trilogie des années 2000. La matière se hisse, rampe, prend forme. Puis dans un plan saisissant termine sa mutation et dessine pour la première fois sa silhouette humanoïde. Dans le silence paisible des monts surgit une respiration. La vie. Puis le son branlant d’une carriole de voyageur et de son étalon travailleur. Guidée par son instinct, la créature s’agrippe a la roue de la charrette et s’en va finaliser sa transformation. Un plan large : les soubresauts du chariot à l’intérieur duquel la conductrice se fait à son tour absorber. Le cheval qui fuit au galop. Une minuscule goutte qui perle de la gourde laissée par la cochère, re-évoquant le plan initiateur de la réincarnation de Sauron. Un pieds, deux pieds. Puis la silhouette d’un homme, celle de Charlie Vickers en Hallbrand affichant un sourire aussi ravageur que terrifiant. En une séquence, tout le déficit de charisme du personnage est effacé. C’est une renaissance ou la première étape d’une réincarnation du mal et d’une réorientation du personnage. Dans le reste de la saison, Vickers muera à nouveau en incarnant Annatar, identité secrète qu’emploie Sauron pour duper le forgeron Celebrimbor. Une nouvelle stature, de nouveaux apparats et une densité de jeu et d’écriture nouvelle et salvatrice. Le comédien, très fortement décrié au sortir de la première saison, est sans conteste le point fort de cette deuxième salve d’épisodes. Sur l’instant, à sa découverte, ce prologue fit son effet, portant un lot de promesses dont certaines furent naturellement légèrement déçues. Mais l’entièreté de la saison digérée, il demeure encore plus fascinant qu’il en synthétise de nombreux enjeux narratifs, servant autant de prologue que de note d’intention.
« Le Seigneur des Anneaux : Les Anneaux de Pouvoirs – Saison 2»
est disponible sur Amazon Prime Video
Crédit Photo © Amazon Prime Video
Anora de Sean Baker
Table basse et plafond de verre
par Elie Katz
Un corps. Il s’envole en cloche, chute en piqué, droit sur une surface plane sur pieds. Un vacarme bref et spectaculaire s’en suit. On en a vu des tables brisées au cinéma mais celle d’Anora nous éclatera toujours. Rarement un acte de destruction n’aura été aussi drôle, absurde, symbolique et tragique à la fois. Cette table en verre, vous la trouverez dans le salon d’un penthouse de Brooklyn. Le charme extérieur d’un bunker, la douceur intérieure d’une couverture d’Arts&Décoration édition ultra-riches. Un trop grand nid d’amour où se confinent nos deux trop jeunes tourtereaux, strip-teaseuse et héritier russe de leur état. Fraîchement rentrés (mariés) d’une folle excursion à Vegas, on les retrouve dans le calme hivernal de leur palais, un salon doré dont l’impressionnante baie vitrée offre l’East River enneigée. Le « Et ils vécurent heureux… » d’Anora. On le sait pourtant qu’il n’y a ni Cendrillon ni Pretty Woman, mais c’est si beau, si simple, qu’on se surprend à y croire nous aussi quelques secondes. On voudrait prendre une grande inspiration de ce rêve et expirer lentement, quitte à gonfler cette bulle dorée avant qu’elle n’éclate d’elle-même, avant que la réalité ne vienne toquer au pont-levis de ce château enchanté pour demander des comptes et tout ramener à sa place assignée. Ça ne tarde pas. La rumeur du couple interdit circule, la lointaine toute-puissance parentale s’active, les hommes de main sont envoyés. À peine formée, la bulle de répit éclate, dans un patatras de panique et d’incompréhension. Anora voit son domaine assiégé puis envahi par deux lourdauds, son prince charmant s’enfuir en slip à la simple mention de ses parents. Elle n’en croit pas ses yeux. Trahie, Anora enrage, explose. De ce mètre cinquante de condensé brooklynois jaillit soudainement une repartie cinglante, une combativité à toute épreuve, une énergie instoppable et percutante qui déroute complètement les deux gorilles et le tuteur-prêtre-orthodoxe qui leur sert de chef. Un ballet tragi-comique s’emballe autour de cette table basse. Jamais tout à fait parodique, jamais tout à fait sérieuse, la scène se prolonge de manière inattendue, dans une fulgurance inventive de gags et de rebondissements. Cris, corps et objets volent à travers la pièce dans un hilarant bazar où se révèlent un ensemble de personnages perdus, unis par leur impuissance et leur terreur de voir leur bonheur durement gagné arraché par ces dieux invisibles hurlant au téléphone. Sean Baker met parfaitement en scène ce tumulte qui dépasse le simple sketch. C’est le véritable point de bascule du film, l’entrée dans l’extraordinaire, dans le genre, où l’on verra un grain de sable hyperactif capable d’enrayer le rouleau compresseur du capitalisme. Par l’expression de sa colère, Anora venge les milliers de personnages de travailleuses du sexe avant elle, sacrifiées par les thrillers et les policiers sur l’autel d’Hollywood. Anora refuse dans cette scène, et dans tout le reste du récit, d’être manipulée, achetée, reléguée au second plan ou pire. Son déchaînement prend tout l’espace et lui réapproprie immédiatement sa place de rôle principal, de rôle titulaire, brisant les règles, le silence, la table. Paroxysme de la scène. Un geste puissant qui parachève la transformation du nid d’amour en champ de bataille. Bien qu’elle soit ligotée en son centre, Anora semble sortir victorieuse de l’embrouille, laissant ses trois persécuteurs blessés, épuisés, abasourdis. Il faudra faire avec elle. Une scène magistrale qui accordera à la seconde partie du film cette spontanéité rare, où l’on est plus sûr de rien, où l’on s’attend à tout. Magie du cinéma retrouvée dans le sacrifice d’une table basse.
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« Anora» sortira en vidéo le 12 Mars 2025 chez Le Pacte
Crédit Photo © Le Pacte / Anora Productions, LLC
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