Un fragment de corps céleste traversant l’atmosphère et atteignant la croûte terrestre : c’est la définition d’une météorite. De titanesques objets traversant l’espace pour se désintégrer brièvement dans notre atmosphère sous la forme d’étoiles filantes, ou, s’ils sont suffisamment conséquents, pour terminer leur course sur Terre, diminués mais dans un incontournable fracas. A l’instar de ces traits de lumières quelques fois décelées au loin par les passants chanceux ou les experts avertis, les blockbusters chinois grossissent chaque année et nous parviennent de plus en plus. Dernier aérolite en date, Creation of the Gods I : Kingdom of Storms de Wuershan, atterri dans nos salles les 10 et 11 février dernier uniquement. Présent sur le lieu de l’impact, on vous retranscrira ici les détails de cette vive mais brève déflagration, le contenu de ce minéral venu d’ailleurs ainsi que notre analyse du cratère que laisse derrière lui cet objet cinématographique en phase d’identification.
Ainsi Débute l’Ere du Dragon ?
“Oubliez Marvel” nous criait la bande-annonce. Son condensé hyperactif de séquences d’action moyen-âgeuse, d’immenses créatures fantastiques et d’extravagances de cour hurlaient surtout d’oublier Game of Thrones (David Benioff & D.B. Weiss, 2011-2019) et Le Seigneur des Anneaux (Peter Jackson, 2001-2003). Une exhortation qui ne prend sens qu’une fois le coup d’œil jeté au box office chinois : sorti en juillet 2023 en Chine dans notre ignorance totale, Creation of the Gods I : Kingdom of Storms y a dépassé ses entrées du béhémoth Avengers : Infinity War des frères Russo (2018). 111 millions de $ de budget, 372 millions de $ de bénéfices, 60 millions de spectateurs chinois, quasiment 3 heures de long, casting à rallonge, abondance de séquence et d’effets visuels spectaculaires… Comment avons-nous pu passer à côté ? Pourquoi cette sortie sur deux jours, comme le récent Godzilla : Minus One de Takashi Yamazaki ? L’argument officiel mentionne une stratégie budgétaire. Un désir de ne capitaliser que sur la diaspora chinoise à travers le monde et choisissant pour cela la date symbolique d’un Nouvel An lunaire placé sous le signe du dragon. C’est pourtant un public assez éclectique qui s’est entassé jusqu’au dernières marches d’une des mega-salles de l’UGC de Châtelet. Au vue de la prolifération récente de la culture mainstream chinoise en France (blockbusters, C-Dramas, manhuas, ballet Shen Yun…), on peut fortement douter du « succès surprise ». On privilégiera plutôt la piste d’une stratégie plus globale ayant pour objectif de tâter la température du marché français. Tout dans CotG, de sa communication à son contenu, clame une volonté de la Chine de rejoindre la grande valse des pachydermes cinématographiques et plus encore d’imposer au monde son modèle culturel. Après avoir soupé depuis notre naissance des blockbusters américains de plus en plus aseptisés, on était en droit de se réjouir que cette ambition cinématographique provienne enfin d’ailleurs, comme on pouvait appréhender qu’une nouvelle mega-puissance s’approprie son cinéma à des fins politiques. Résultat, on a eu un peu de ce qu’on espérait, en mieux, et beaucoup de ce qu’on redoutait, en pas si pire.
Dur en apparence de résumer Creation of the Gods I : Kingdom of Storms, et pourtant. Le film réalise justement la prouesse de rendre fluide et universel le dense roman Investiture des Dieux, légende de référence chinoise épique et fantastique (ou shenmo) du XVIème siècle. Si l’on exclut l’ouverture surchargée d’explications cosmogoniques (croyez bien qu’on l’a nous-même ratée, l’afflux continu de retardataires difficiles à placer étant bien plus pré-occupant), les deux axes principaux sur lequel repose le récit et à plus grande échelle, la saga, sont aisément saisissables. Le premier axe, qui soutient l’opus, est à échelle humaine : un glorieux général à l’ambition débordante devient “roi de la Terre” (Terre = Chine, on y reviendra) et menace d’entraîner son pays dans sa ruine. Réalisant progressivement son vrai/nouveau visage, son entourage et ses sujets se rebellent, ou tentent de le ramener à la raison avant qu’il ne soit trop tard. Le second axe, qui encadre toute la saga, est à échelle divine : le Monde est menacé par l’ascension des forces du Mal. Les divinités en charge de sa protection ne pouvant pas retenir ces forces pour toujours, ils envoient un volontaire sur Terre afin qu’il confie “l’Investiture des Dieux”, un parchemin à la puissance magique incommensurable, au roi des mortels qui s’en montrera digne. Sauf que comme décrit plus tôt, celui-ci ne correspond pas vraiment au profil attendu. L’envoyé devra donc protéger le parchemin des forces du Mal qui cherchent à s’en emparer, en attendant de trouver l’élu qui en sera digne. Deux intrigues donc facilement recoupées, d’autant qu’elles ne sont principalement incarnées et perçues que par deux points de vue. L’intrigue de cour prend le point de vue de Ji Fa. Interprété par le jeune premier Yu Shi, Ji Fa est un prince hardi de la troupe des soldats-otages du roi de la Terre, soit des enfants offerts au Royaume par les ducs des différentes provinces en gage de leur loyauté. Élevé comme son propre fils par l’ambitieux général en fier soldat dévoué, Ji Fa subit un dur parcours initiatique, similaire à celui de Moïse, où il se voit rappelé à son identité d’origine et confronté au vrai visage de son cruel père adoptif. Un ton tragique contrebalancé par celui bien plus léger de l’intrigue divine : Huang Bo, star chinoise de comédie déjà bien rodée à l’exercice du blockbuster fantastique (a notamment interprété le mythique Roi-Singe dans le Journey to the West de Stephen Chow), y incarne le sympathique envoyé des dieux Jiang Ziya. Commerçant de grand chemin élevé au rang d’immortel, ce pas-si-sage vieillard renonce à sa divinisation et à ses pouvoirs pour maladroitement sauver les Hommes alors qu’il peine à se sauver lui-même. Politique/Fantastique, Jeune/Vieux, Tragédie/Comédie, Humain/Divin… Par ces deux axes complémentaires habilement mélangés, tout l’univers est traité sans trop se forcer. Une habilité dramaturgique dont le réalisateur Wuershan avait déjà fait preuve dans ses œuvres précédentes. Son premier film choral The Butcher, the Chef and the Swordsman (2010) jouait déjà avec ces récits entremêlés et son dernier projet Mojin: The Lost Legend (2015), petit blockbuster à 37 millions de $ en ayant rapporté plus de 278 millions, avait confirmé son amour pour les shenmoe et sa capacité à gérer ces mega-productions.
Seulement, la plus grande réussite du film génère aussi son plus grand point faible. Grâce à cette construction ultra-efficace, Wuershan s’évite les habituels dialogues d’exposition interminables de la fantaisie et de la science-fiction et gagne un temps précieux qu’il alloue principalement à de grands tableaux spectaculaires : guerres, duels, avalanches, danses, possessions, démonstrations de magie… Tant et si bien qu’il reste peu de place pour se développer à ces intrigues aux points de vue si habilement choisis. À quelques belles exceptions près, le long-métrage roule des mécaniques et les projette à fond les ballons sans nous laisser le temps de dire ouf. On retrouve ici la méthode « rollercoaster » critiquée par Scorsese, appliquées par tous les studios américains pour ces franchises dont ils ne savent plus quoi faire – on ne citera que l’un peu trop efficace Super Mario Bros (2023) d’Horvat et Jelenic. Une vitesse d’enchaînement qui divertit à coup sûr mais qui est désespérément creuse d’un point de vue humain. Si l’on était de mauvaise foi, on pourrait attribuer ce manque de profondeur à l’adaptation de l’ancestral récit épique. L’investiture des dieux se divise effectivement en cent chapitres, comme cent aventures quasi indépendantes. Une structure héritière d’une tradition orale dont les récits contés ne pouvaient être trop longs, format que partagent d’ailleurs beaucoup de récits anciens à travers le monde : Ancien et Nouveau Testament, travaux d’Hercule, récit homérique, conte des Mille et une Nuits, codex sud-américains, griots d’Afrique de l’Ouest… Toutefois si Creation of the Gods I : Kingdom of Storms est bien une fabuleuse excursion dans la mythologie chinoise, on peinerait tout de même à croire que la vétusté de son mode de récit ait été conservée par souci d’authenticité, tant tous les autres aspects du film crie la soif de modernisation et, venons-y, la douteuse ré-appropriation politique de ce patrimoine ancestral.
Déjà à leur époque ces impressionnantes sagas fondatrices mêlant personnages historiques réels et entités magiques imaginées servaient d’instruments de légitimation. Le pouvoir qui les diffusait, ou du moins permettait sa diffusion, promulguait ainsi les codes moraux allant dans son sens et encourageait la divinisation ou la diabolisation d’individus ou de groupes, alliés ou ennemis. Comment refuser d’obéir à un dirigeant descendant des dieux eux-mêmes ? Comment ne pas se revendiquer d’un peuple ou d’une nation choisie par le Ciel et destinée par celui-ci à montrer la voie aux barbares ? Virgile nous a fait le coup avec l’Énéide en 29 avant notre ère, où il asseyait la divine ascendance troyenne de son empereur Auguste. Puis ce fut au tour des Apôtres de nous présenter Jésus comme répondant parfaitement à toutes les descriptions du prophète annoncé par l’Ancien Testament. Puis ce fut Zack Snyder, avec son gras 300 et ses solides héros occidentaux faisant face à la masse décadente orientale. Plus récemment, S. S. Rajamouli se ré-emparait quant à de l’histoire et de la mythologie indienne avec son solide RRR, poussant à l’extrême l’imagerie du cruel colon anglais. Notre propre dernière méga-production en date, Les Trois Mousquetaires : Milady, (Martin Bourboulon, 2023) comme on l’a déjà évoqué, n’échappe pas à ce besoin de réécriture et se repaît dans sa glorification d’une France guerrière, masculine, blanche et catholique… À croire que l’essence même du blockbuster est propagandiste.“Celui qui contrôle le récit, contrôle l’univers”, disait à un mot près Frank Herbert. On ne s’étonnera donc pas de retrouver ici l’habituel boniment du parti communiste chinois : face à un pouvoir impérial corrompu, le peuple, représenté par un individu ou un petit panthéon, doit s’unir et se soulever. Rien de neuf dans tout ça, c’est le sujet de la majorité des wu xia de la Shaw Brothers, ces films de kung fu qui ont tant influencé le rap anti-système américain des années 90 (cf. Wu Tang Clan). Seulement ici, pas de peuple. On aura beau nous vendre ces héros comme le fils d’un pauvre duc soucieux de sa récolte et un moine immortel, commerçant dans une vie lointaine, ça ne suffit pas vraiment à combler cette absence flagrante des premiers concernés, de tous ces gens qu’on dit vouloir sauver sans jamais leur donner la parole : c’est là le scandale majeur, le vice de noblesse de toutes œuvre super-héroïque. On se souviendra en comparaison de la déchéance de Game of Thrones, qui brillait dans ses débuts par son arène inter-classes où tous étaient égaux face à la mort et qui, victime de son succès et des couardises de production, s’est réfugié dans le feuilleton faussement spectaculaire d’une immortelle jet-set aristocratique. Finie la remise en question du statut quo, le pouvoir corrompu s’auto-gère entre les murs de sa Cité interdite, comme un corps malade faisant appel à ses chevaleresques anticorps. Évidemment, ce n’est jamais le totalitarisme le problème, c’est ceux qui s’en servent à mauvais escient.
Regardez, peuple muet, ce que ce pouvoir dont vous êtes privé a accompli pour vous. Pleurez de nostalgie face à cette Chine millénaire, ce “royaume de la Terre” qui résume, ou du moins devrait résumer le monde entier. Ces cités gigantesques, ces palais luxuriants, ces armées innombrables, instoppables. Ce pays validé par les Cieux eux-mêmes, chargé de sauver le monde des forces du Mal. Cette Chine aux myriades d’hommes bons, forts, dévoués et aux (deux) femmes belles, fidèles et dociles. Cette Chine au peuple invisible, unifié dans sa confiance aux héroïques institutions, qu’on voit se tuer à la tâche en arrière-plan ou qu’on doit imaginer hors-champ succombant de la malédiction amenée par leur dirigeant. Toute une apologie d’une ancestrale puissance monarchique perdue à rebâtir, de traditions patriarcales et d’ambitions hégémoniques avec lesquelles renouer. Un inquiétant discours tourné vers le passé, édicté par un gouvernement qui « rééduque » ses minorités dans des camps d’internements et qui ne cache plus sa volonté de réintégrer Taïwan qui, selon Beijing, a toujours fait partie de cette « Chine ancestrale » — quand bien même l’île n’en aurait fait partie qu’à partir de la fin du XVIIème siècle. Jouer avec l’histoire n’est jamais innocent. Au vue de la production (et de la censure) chinoise des dernières années, on serait bien ingénus d’en être surpris mais on ne nous empêchera d’en être déçu. Déçu qu’elle prenne autant le pas sur de pourtant très bonnes intrigues, jaillissant à de trop rares moments comme des doigts de pied de Chef-d’œuvre inconnu. Si l’on a déjà mentionné l’intense dilemme mosaïque des jeunes princes-otages, on sera aussi particulièrement friand de la relation d’amour étrangement sincère entre le roi mégalomane et le démon qui le corrompt, où l’on ne sait plus vraiment qui domine qui tant chacun est fasciné par la perversion de l’autre et encouragé dans la sienne. On regrettera que la forme éthérée en VFX du démon grignote l’hypnotisante performance de l’actrice russe Narana Erdyneeva (évidemment le Mal corrupteur, en plus d’être féminin, est d’origine étrangère), tout en appréciant cette passion assumée d’un parangon de masculinité toxique pour cette entité asexuée. Enfin on notera avec plaisir que le chauvinisme s’arrête là où ses limites techniques se révèlent, et que le film accepte de mettre de l’eau dans son vin nationaliste lorsqu’il s’agit de savoir-faire spectaculaire. En plus des multiples “inspirations” à des plans VFX mythiques de blockbusters américains récents, on retrouvera au générique de gros studios d’effets numériques d’outre-pacifique, à commencer par celui du grand Phil Tippett. Une ouverture sur le plan technologique qui permet d’amener à un autre niveau cette physique aérienne et poétique, qui a tant défini le cinéma chinois (mais en réalité taïwanais), de King Hu à Ang Lee.
Le cratère laissé par cette météorite nous laisse donc dans un curieux état. La face exposée de ce satellite nous rend réellement enthousiaste à l’idée de découvrir non seulement les deux opus suivants, mais aussi plus de ce cinéma-grand spectacle chinois qui nous parvient, toujours plus en nombre, toujours plus énorme. On citera le psychédélique Royaume des Abysses sorti quasiment en simultané avec COTG, l’impressionnant Sakra de Donnie Yen l’année dernière, ou encore les sagas ici méconnues des Wolf Warrior (2015 – en cours) Journey to the West(2013-2017), Detective Chinatown (2015-2020) ou encore la commande du département de la propagande du comité du Parti Communiste chinois La Bataille du lac Changjin 1 et 2 (Chen Kaige, Tsui Hark & Dante Lam, 2021-2022). Des productions titanesques, elles aussi très raccord avec la ligne du gouvernement chinois, détail important qui nous amène sur l’incontournable face cachée du satellite, bien plus sombre. Difficile d’apprécier pleinement ces mega-productions quand elles sont si en faveur, et presque ouvertement commandées par un système de plus en plus en quête de contrôle, au sein de ses frontières et en dehors. À noter, ce peu rassurant “camp d’entraînement” de 6 mois mis en place avant le long-métrage pour sculpter le casting et le former aux voies traditionnelles. Libre à chacun de voir Creation of the Gods I : Kingdom of Storms comme le produit d’une inoffensive et créatrice escalade de softs powers, comme a pu l’être la course à l’espace, ou comme un énième marqueur de la (re)montée des totalitarismes. Spoiler : c’est sûrement les deux.