Un nouveau M. Night Shyamalan est toujours dans ces colonnes un événement, mais Trap, avec son trailer ultra séduisant et son retour à un budget plus conséquent redoublait nos attentes. Les affiches annoncent une nouvelle « expérience Shyamalan », et il faut dire que c’est à cela qu’on assiste, à plus d’un titre. De son pitch improbable à ses défis de mise en scène, ce nouveau long-métrage semble être une somme de petits défis expérimentaux, dont on est obligés de voir les limites tout comme les fruits étranges et saisissants dont lui seul a le secret.
Sous tous les angles
A la fin de Knock at the Cabin (2023), dernier Shyamalan en date, un père et sa fille, écoutant leur tube favori, s’éloignaient en voiture d’une apocalypse évitée de justesse. Trap semble commencer sur une image similaire, la fin du monde en moins, a priori : de nouveau un père et sa fille, de nouveau un tube, cette fois plus pop et adolescent, envahissant les hauts-parleurs de la voiture. Mais cette fois, la petite famille ne communie pas autour de cette chanson. La jeune fille chante toute seule, et ils ne sont jamais dans le même plan. D’emblée, le découpage les sépare. Il faut dire que M. Night Shyamalan rend particulièrement difficile la réconciliation familiale qui est souvent l’horizon de ses intrigues. Ce n’est plus un secret depuis le premier trailer, le père au volant de cette voiture, qui emmène sa fille à un concert de sa star pop préférée, est un ignoble serial killer : le terrifiant boucher, qui découpe ses victimes en rondelles. Pourtant, ce qui sépare les deux personnages semble plus précis, plus étrange, et cela passe par la mise en scène. Dans ce véhicule, ils ne sont jamais dans le même plan. Pendant tout l’avant puis le début du concert, la jeune fille a le regard rivé vers sa star, ou sa promesse, quand elle l’attend à la sortie de son bus dehors ou avant qu’elle ne monte sur scène. Le père, lui, ne cesse d’épier étrangement tous les angles de la salle, toutes les étrangetés aux alentours, et en particulier, une sur-mobilisation policière. Même si ce film-annonce très réussi nous avait follement excités, il faut bien dire qu’une fois encore on envie nos amis capables de ne pas les regarder tant on aime ces premières minutes mystérieuses et tendues, où on ne sait pas ce qui anime ce regard inquiet du personnage vers tous ces flics. Toutes les hypothèses sont un temps valables. On redoute une attaque ? Un attentat ? Le spectateur non averti découvrira finalement la vérité peu de temps plus tard : la police sait que le boucher se trouve dans la salle et lui tend un piège. Trap mute alors en une sorte de survival très étrange, du point de vue de ce serial killer, cherchant le meilleur moyen pour sortir sans être attrapé. Si séduisant et amusant que soit ce pitch, ce qui frappe d’emblée c’est son impossibilité radicale. Pour le dire grossièrement, une police qui aurait cette idée-là serait la plus bête du monde. Sans parler de ce vendeur de tee-shirts dévoilant tout ce plan à notre protagoniste, uniquement parce que ce dernier présente bien, est pompier, et qu’il est poli. Faire la liste de toutes les invraisemblances du scénario et les raccourcis pour accréditer la possibilité d’un tel dispositif serait fastidieux et inutile, d’autant que Shyamalan – et c’est malgré tout une déception – s’en moque, ou plutôt, semble le revendiquer. Bien sûr, en temps normal, il ferait preuve par endroits d’un peu moins de désinvolture. Par exemple, jamais il n’avait à ce point sous-écrit un antagoniste, avec cette enquêtrice restant totalement subalterne, conventionnelle. Il assume ici une forme de thriller dont il faut d’emblée accepter une convention fondamentale, de laquelle en découleraient toute une série d’autres. Il faut prendre l’accroche de l’affiche au pied de la lettre : l’expérience Shyamalan est une expérience de pensée, et donc une expérience de mise en scène. Et si, quand bien même ça n’aurait aucun sens, la police décidait d’attraper un tueur dans un concert de masse ? Comment cela se passerait-il ?
A bien y réfléchir, cela fait au moins trois fois d’affilée que l’auteur de Old (2021) joue cette petite partition expérimentale, ouvertement mineure. Mais c’est peut-être la première fois où il faut à ce point accepter les conventions du récit pour rester concentré sur le brio de sa mise en scène. Aussi, les expériences d’Old et Knock at the Cabin semblaient, du moins de prime abord, viser plus haut qu’un simple – en grossissant le trait – escape game (d’un côté, la possibilité d’une vie en accélérée, de l’autre l’empêchement de la fin du monde par un sacrifice familial). On peut être déçu de ces facilités narratives de la part d’un auteur qui a écrit les plus beaux scénarios des années 2000. Dans cette salle de concert, certes, les couloirs sont toujours bondés du début à la fin, la surveillance est très aléatoire, et des personnages silhouettes donnent des informations capitales à la pelle. Il ne faut pas oublier pour autant que les récits les plus brillants de l’auteur faisaient admettre des idées improbables dans le pacte de croyance qu’ils instauraient. Pour n’en citer qu’une, issue de de son plus beau film, Signes (2002) : n’est-il pas un peu aberrant que des aliens ne supportant pas l’eau aient choisi la Terre comme nouvel habitat ? La question peut être légitime pour certains, mais elle est à mon sens très vite rendue caduque par la puissance d’un climax bouleversant qui voyait les personnages sauvés par le TOC d’une enfant et tous les verres remplis d’eau qu’elle ne cesse de laisser trainer partout dans son habitat. Ce sont peut-être moins les conventions à accepter qui sont gênantes dans Trap que leur apport dans la fiction. Ici, il est moins émotionnel, touchant, que servant un petit jeu de chat et de la souris, certes souvent jubilatoire, néanmoins peut-être limité de la part d’un aussi grand cinéaste.
Pourtant, ce nouveau long-métrage dévoile progressivement ses secrets, et trouve en dernière instance sa profondeur inattendue. Ce cinéaste qu’on a tant aimé est tout de même bel et bien présent, à peu près partout, et tout particulièrement dans les plis les plus étranges de son récit. Le tueur, incarné par un très impliqué et amusant Josh Hartnett, est, lui aussi, pétri de TOC, et d’une intelligence situationnelle redoutable. Cela est martelé par des discours policiers qu’il parvient à intercepter – béquilles narratives dont on se serait, là encore, bien passé – il serait capable de toujours trouver le moyen de sortir par une capacité d’observation redoutable et un calme quasi surnaturel. Heureusement, ce ne sont pas que les mots des flics qui nous permettent de le voir, et c’est de cette disposition que découle tout le découpage. Tout le concert de ce point de vue est une leçon de mise en scène dans sa manière de découper l’espace, de le saisir de la meilleure manière en fonction des différentes positions des personnages dans la salle. D’une trappe souterraine aux potentialités des coulisses, Hartnett et le cinéaste épient les lieux sous tous les angles, prennent des chemins de traverse, les explorent pour en tirer toutes les potentialités de fiction. Comme souvent, Shyamalan y va de son petit caméo démiurgique – là encore, il assume une convention, il est celui qui autorise une nouvelle légère invraisemblance – faisant accéder au père et sa fille aux coulisses dans l’une des séquences les plus réussies où elle va avoir l’opportunité de danser sur scène avec son idole. Se joue alors une double tension très habilement construite. Bien installé dans la tentative d’évasion du tueur, le spectateur se met à avoir aussi peur pour la fille, mais pour une raison beaucoup plus prosaïque : va-t-elle surmonter son stress et réussir sa prestation sur scène ? C’est très souvent dans cette tension magnifique que le cinéma de Shyamalan a trouvé ses plus beaux moments, entre de touchantes dynamiques familiales à (re)construire, des enjeux humains minimalistes, et un concept soit horrifique soit fantastique. Ici, le concept n’est ni l’un ni l’autre – il s’agit d’ailleurs de son premier vrai thriller – mais c’est encore une fois dans cet équilibre entre terreur et mélodrame familial que Trap se distingue.
Quand on sort de la salle de concert, même si on s’est amusé et qu’on a été constamment stimulé par sa réalisation, on peut se sentir a priori déçu d’avoir perdu le Shyamalan des mélodrames familiaux, cette dimension soi-disant familialiste souvent raillée alors qu’elle dit tout de son émouvante candeur. Il y a pourtant évidemment un choix de casting qui va dans cette vaine qu’on croyait abandonnée, et qui lui sera sans doute hâtivement reproché : la chanteuse pop est interprétée par Saleka Shyamalan, sa propre fille, elle-même chanteuse, et dont le jeu n’est pas toujours convaincant. Certains critiques pressés, adeptes de bons mots limités, y verront la tentative du cinéaste d’offrir une carrière à sa fille – avec une mauvaise foi déconcertante, car comment ne pas voir qu’un tel choix va certainement la desservir ? – alors que c’est une nouvelle preuve de cette candeur. C’est d’ailleurs par elle qu’une vraie bizarrerie s’insinue dans Trap. D’abord, superficiellement, par son visage étrange et assez fascinant, ses grands yeux effrayés qui sont les premiers, à part nos yeux de spectateurs, à voir la face meurtrière du personnage. Ensuite, parce qu’elle est celle qui entame le virage narratif, énième bifurcation – assez légère tout de même – dans ce cinéma adepte des retournements, où le film se concentre alors explicitement sur la cellule familiale à mesure que l’étau se resserre autour du tueur. Dans ces séquences, s’il y a encore des facilités narratives qu’on peut regretter – notamment concernant ce même personnage de chanteuse, bien qu’elle profite d’une bascule de point de vue particulièrement réussie – le cinéaste est très inspiré pour représenter le vertige d’une famille découvrant la face cachée monstrueuse du père. On se souvient alors de séquences qui pouvaient paraître isolées et superflues, mais qui incarnaient déjà subtilement cette famille : les premiers échanges entre le père et la fille, les premiers doutes de cette dernière, lui, assourdi par les hurlements des milliers d’adolescentes, elle en larmes au moment de voir son idole. Sans oublier toute une sous-intrigue très finement posée autour d’amitiés brisées pour elle… Tous ces instants derrière le vernis de tension dessinait en fait déjà parfaitement cette famille avant qu’on ne trouve ce qui est caché dans sa cave. Et si on a envie d’apprendre à Shyamalan quelques vérités qu’il feint d’ignorer sur les concerts pop – peu de concerts de ce type ont dû se dérouler de jour, encore moins avec une fosse placée, par exemple – difficile de ne pas voir comme il sait en faire une arène unique, l’espace idéal d’un dévoilement public d’une horreur souterraine. Pour un authentique cinéaste de genre – au sens où il a nécessairement besoin des histoires et de leurs codes – il fallait en passer par cette arène et cette intrigue certes improbables mais hautement métaphoriques pour finalement regarder son vrai sujet : une cellule familiale emmurée dans ses secrets et ses pulsions larvées. C’est donc logique que le vrai climax soit un échange conjugal porté par l’intense prestation d’Alison Pill, dont les yeux témoignent d’une terreur qu’on n’a tous un jour plus ou moins envisagé, un autre et si. Et si son conjoint de toujours était en cachette et en réalité, un terrifiant psychopathe ? Mineur ou pas, Trap sait nous rappeler le talent de M. Night Shyamalan : seul ce conteur génial est capable de figurer aussi purement, même sous le vernis de concepts farfelus, nos terreurs fondamentales.