Si Robert Zemeckis n’a jamais cessé de nous passionner, nous n’attendions plus de lui que des objets impurs et inégaux, avec leurs éclats merveilleux et leurs passages à vide. Here – les plus belles années de notre vie et son concept très étrange, de loin, s’annonçaient de cette famille. Divine surprise finalement, il s’agit sans nul doute d’un de ses plus grands films. Si ce n’est le plus beau de tous.
Robin Wright s’est mariée
Parce qu’il n’est pas aisé de savoir par quel bout prendre ce dernier né mal-aimé de Robert Zemeckis (ce n’est pas tous les jours qu’on chronique un objet aussi singulier), commençons par quelques évidences. Il s’agit de l’adaptation éponyme du roman graphique de Richard McGuire dont le concept était pour le moins expérimental : représenter l’écoulement du temps, de l’origine du monde jusqu’à un lointain futur, par une superposition de cases figurant un seul et même lieu, dessiné d’un seul et même angle de vue. Cet exercice improbable concentre également les efforts de l’équipe de Forrest Gump (1994) : Tom Hanks et Robin Wright au casting, Eric Roth au scénario, Alan Silvestri à la musique. Enfin, comme toujours avec le réalisateur de La Légende de Beowulf (2007), tout cela consiste en une prouesse technologique : ici le rajeunissement des comédiens obtenu par un savant mélange d’IA – pour obtenir tous leurs différents visages à travers les âges – et d’images de synthèse. Pour en finir avec les évidences inaugurales, disons-le tout net : Here est le plus beau film de Zemeckis depuis Le Drôle de Noël de Scrooge (2009), et pourrait prétendre à être tout simplement son chef-d’œuvre.
Cette réussite se situe précisément dans l’entrelacement de toutes ces observations initiales. De l’impossibilité de son dispositif, le cinéaste tire un objet incroyablement expérimental, où les époques se superposent par un jeu complexe et stupéfiant de split-screens, pourtant sur la base d’un cadre extrêmement simple, voire primitif (il s’agit presque d’une « vue Lumière » démultipliée à l’infinie). Si sa dramaturgie fait confiance à des motifs hollywoodiens – on y reviendra – Zemeckis et son co-scénariste ne tentent pas de faire du matériau original une narration linéaire. Au contraire, le découpage prend la forme d’un palimpseste numérique, où le passage du temps s’inscrit à l’écran par des effets d’effacement, d’écho, à l’intérieur de plans qui se superposent, accumulant les époques les unes aux autres. Ainsi, par exemple, des Beatles dans la lucarne d’une télévision des années 60 qui accompagne dans un coin du cadre une succession d’images venues de siècles auparavant. Plus fou encore, un miroir déplacé lors d’un déménagement dans les années 2020, permet de voir l’autre côté de la pièce (la cuisine), dans le présent du récit, autour du début des années 2000. Cette dynamique pourrait créer, comme dans la bande dessinée, des effets de choc, des entrecroisements brutaux, comme souvent le propose le cinéma expérimental. D’ailleurs, Zemeckis, tout au long de sa filmographie, n’a jamais cherché à cacher sa bizarrerie, et même une certaine brutalité plastique dans ses expérimentations, qui a sans doute atteint des sommets dans sa mal-aimée trilogie en motion capture. Ici, il vise plutôt une sorte de fluidité, un découpage qui se ferait sans heurts, dans un mouvement continu. Les visages, les corps, les décors, mutent numériquement, sans chercher les grands effets, les grandes ruptures, tout ce qui constituerait une spectacularisation du dispositif.
C’est à cet endroit de fluidité que le savoir-faire hollywoodien des auteurs sert merveilleusement la mélancolie du film. Car s’ils tirent bien partie des multiples histoires rendues possibles par le concept – différentes familles, époques, se succèdent devant la caméra – ils décident tout de même de se concentrer en particulier sur celles de Tom Hanks et Robin Wright, en évacuant les images futuristes de Richard McGuire, et de se servir de leur qualité de conteurs en particulier dans le domaine du mélodrame. Ainsi, Here – les plus belles années de notre vie n’évite pas les passages obligés du genre, et certains ricaneurs contemporains ne manqueront pas de moquer sa candeur. C’est au contraire la rencontre de la dramaturgie classique du mélodrame des années 80-90 et de la conceptualité de la mise en scène qui permet de tirer la plus grande émotion de l’une comme de l’autre. Ce type de mélodrame a bien évidemment sa part de mièvrerie, de naïveté, ce dont la filmographie de Robert Zemeckis a pu souffrir. Forrest Gump (1994) par exemple, si virtuose soit-il, se confie bien sûr trop aux notions de destin, de prédestination, et son angélisme est gênant. Ici, le cinéaste évite à mon sens cet écueil de deux façons. D’abord, par un refus de donner un sens rétrospectif aux gestes du passé dans le présent du long-métrage : l’émotion d’un collier enterré au temps des Amérindiens, retrouvé par des archéologues auprès de la famille de Tom Hanks, génère un pur bouleversement temporel, d’autant que cette découverte se fait à travers les yeux d’une grand-mère handicapée par un récent AVC. Mais ce vertige ne provoque aucun « sens de l’Histoire » (bien qu’il faille probablement un texte entier pour analyser la méditation sur l’Histoire américaine que le film contient). L’autre façon de tenir ce cap émotionnel vient de cette manière de ne surtout pas cacher la bizarrerie des corps rajeunis, de ce petit théâtre numérique. Comme toutes ses meilleurs réalisations, Here est un véritable cabinet de curiosités où les acteurs sont comme les spectres d’une vie passée. Si les effets d’aging et de de-aging n’ont sans doute jamais été aussi beaux, c’est parce qu’ils nous permettent de reconnaître ces corps du passé tout en les trouvant légèrement modifiés, bizarres, artificiels. Ils portent physiquement l’impossibilité de leur existence à cet âge, la brutalité du temps qui passe. Ainsi, le mélodrame est empêché dans sa mièvrerie par l’étrangeté de la forme, en même temps que cette artificialité lui permet de toucher son cœur émotionnel.
Pour définir ce cœur, partons d’une référence un peu secrète, variation trop peu reconnue sur le plus célèbre des Robert Zemeckis, Retour vers le futur (1985) : Peggy Sue s’est mariée de Francis Ford Coppola (1986). Dans ce dernier, l’héroïne retourne dans son passé après s’être évanouie lors d’un bal de promo rétrospectif, alors qu’elle s’apprête à divorcer de son mari rencontré au lycée. Elle retrouve les lieux de son adolescence, au moment où leur couple s’apprêtait à s’engager. Ce très étrange et bouleversant mélodrame use de ce complexe temporel non pas pour tirer un récit spectaculaire – comme la trilogie de Robert Zemeckis justement – mais plutôt pour faire preuve d’une attention à des objets, des rencontres et des émotions extrêmement prosaïques. Peggy, dans son corps de quarante ans – que personne ne remarque autour d’elle – passe une bonne partie du film à errer dans la maison de ses parents, profite de leur présence, de celle de ses grands-parents aussi. Elle regarde les murs, les téléphones, écoute ces voix… Par le truchement d’un voyage dans le temps, elle réalise brutalement le manque qu’elle ressent de tout ce qui a discrètement disparu autour d’elle sans qu’elle ne s’en soit rendue compte, dans le flux ininterrompu, cruel et invisible, du temps qui passe. Here – les plus belles années de notre vie est entièrement dédié à cette idée. S’il invoque les dinosaures, les Amérindiens, un dispositif aussi chargé et complexe, il ne vise pas autre chose que ce bouleversement intime, que scelle magnifiquement un dernier plan déchirant. Robin Wright, le personnage le plus fort du récit (parce qu’elle est celle qui partage notre cheminement, qui a la même révélation que nous), se remémore un souvenir qu’elle avait perdu, atteinte de la maladie d’Alzheimer. En même temps que les images lui reviennent, la caméra fait son premier mouvement du film : un long travelling vers son visage bouleversé qui finit par sortir de la maison, et représenter, vu du ciel, le quartier entier, comme autant de maisons à visiter, de lieux dont il faudrait déterrer les souvenirs. Beaucoup de nos vieux maîtres (les derniers films de Coppola, de Spielberg, de Scorsese) interrogent ce que le cinéma peut encore aujourd’hui dans leurs derniers ouvrages. La réponse de Robert Zemeckis est peut-être la plus évidente et la plus émouvante : alors qu’on ne cesse de prédire sa disparition, il ne pourra jamais cesser – autant par de simples « vues Lumière » que par le truchement d’effets spéciaux invraisemblables – d’immortaliser ce que le temps nous arrache.