The Substance


Auréolé d’un Prix du Scénario glané au dernier Festival de Cannes – où il fut même considéré comme favori pour la Palme d’Or – le nouveau film de Coralie Fargeat, sept ans après Revenge (2017), débarque dans les salles françaises en ayant conquis la critique mondiale. The Substance (2024) est davantage qu’un body horror de plus, c’est peut-être l’œuvre féministe la plus aboutie depuis longtemps.

Dans une salle de bains toute de carrelage blanc, une femme gît nue sur le sol, vue de dos, une large cicatrice court tout le long de sa colonne vertébrale ; une silhouette de femme, vue de dos aussi, portant un long peignoir avec un motif de serpent, est debout près de ce corps ; plan issu du film The substance.

© Metropolitan FilmExport

Death Becomes Her

Quand Julia Ducournau reçoit la Palme d’Or pour Titane (2021), elle dit à la profession « Merci de laisser entrer les monstres » comme pour signifier que, enfin, les festivals les plus prestigieux sont prêts à considérer le cinéma de genre comme faisant partie intégrante du septième art. En creux, elle adresse sa phrase au cinéma français qui a longtemps tremblé devant l’idée de produire du cinéma fantastique ou d’horreur populaire – malgré les quelques pépites oubliées sur lesquelles nous revenions dernièrement. Depuis, Acide (Just Philippot, 2023), Vermines (Sebastien Vanicek, 2023) ou encore Le Règne animal (Thomas Cailley, 2023) ont montré que les lignes étaient en train de bouger sur les terres de Dany Boon et de Chantal Ladesou. Et c’est dans ce contexte que débarque The Substance, le nouveau film de Coralie Fargeat. La cinéaste était attendue tant son rape and revenge, le bien nommé Revenge, avait marqué les esprits en 2017, mais son passage à Cannes a sonné comme une déflagration. Très rapidement, le public et les critiques présents sur la Croisette ont tantôt rejeté le long-métrage pour sa dimension gore, tantôt acclamé un geste fort et inédit qui devait être récompensé d’une manière ou d’une autre. Maintenant que l’effervescence cannoise est retombée et que le film s’offre au public français, il est temps de le juger pour ce qu’il est.

Demi Moore adresse un bisou à la caméra pendant son émission d’aérobic dans le film The Substance.

© Metropolitan FilmExport

The Substance suit la trajectoire d’Elizabeth Sparkle, ancienne gloire du cinéma qui, passée la quarantaine, s’est vu mise au rebut d’Hollywood. Elle s’est donc reconvertie comme présentatrice d’un programme télévisuel d’aérobic produit par un certain Harvey qui pense déjà à la remplacer par une femme plus jeune. Elizabeth, suite à un léger accident de voiture, reçoit la visite d’un mystérieux infirmier qui lui laisse une clé USB se trouvant être une publicité pour une substance capable d’engendrer une version plus « jeune », plus « belle » et plus « parfaite » de soi-même. Elizabeth passe donc commande de ce produit qui nécessite un respect strict des consignes d’utilisation : Elizabeth passe une semaine dans son nouveau corps, qu’elle nomme Sue, puis une semaine dans son ancien corps. Sue rencontre le succès et Elizabeth, qui contrôle pourtant les deux corps, perd pied peu à peu…

Nouvelle allitération du pacte faustien, The Substance a plus d’un tour dans son sac pour renouveler le concept. Déjà en s’inscrivant dans une veine toute cronenbergienne, Coralie Fargeat épouse parfaitement le sous-genre du body horror pour renforcer les ténèbres dans lesquelles s’enfonce Elizabeth. Et quel talent de ce point de vue-là ! On pense beaucoup à La Mouche (David Cronenberg, 1986) dans la façon de représenter la transformation des corps et la brutalité des chairs qui se muent, mais aussi dans cette manière dont le changement corporel même inexorablement à la folie. La cinéaste ne s’interdit rien si bien que, pourtant habitués à l’esthétique gore, on ne peut s’empêcher d’avoir quelques haut-le-cœur par endroit. La violence graphique est bien entendu soutenue par la plus psychologique : dans le dernier acte du film, si la mutation des corps fonctionne à ce point, c’est qu’on ne peut s’empêcher d’être en compassion totale pour Elizabeth. Le body horror n’est aucunement gratuit, il illustre un dédale mental où nous nous perdons à mesure que le personnage principal s’enfonce. Comme dans Revenge qui ne lésinait pas sur la représentation visuelle pour montrer l’acte initial, Fargeat signe ici un geste jusqu’au-boutiste qui souligne, encore une fois, la brutalité que les femmes subissent d’une société patriarcale.

Car évidemment, l’un des aspects les plus réussis de The Substance est son sous-texte. Le destin d’Elizabeth – que l’on a placardisée dans une émission ringarde pour que les femmes gardent la forme – est dicté par les injonctions des hommes, en premier lieu par ce producteur au prénom évocateur dans une industrie post-MeToo. Le jeunisme de l’industrie comme valeur cardinale, c’est bien ce qui va pousser notre héroïne dans les bras du marché noir et de sa substance soi-disant magique. Coralie Fargeat pousse le curseur au maximum, quitte à ne plus chercher la subtilité – ce qui pourrait être un point de reproche s’avère participer au côté jouissif du film – et dégaine dans tous les sens. À ce compte-là, le casting de Demi Moore est d’une justesse incroyable. L’ancienne gloire des années 80 à fin 90 est l’exemple parfait de celles qui ont subi la mise à l’écart des producteurs du fait de leur âge avançant. D’ailleurs, même au sommet de sa carrière, elle avait été raillée dès qu’elle s’aventurait dans un début de propos sur la place des femmes dans un monde d’hommes – on pense notamment au pas très réussi À armes égales (Ridley Scott, 1997). L’actrice est là dans un lâcher prise total qui sonne comme un geste testamentaire, même si l’on peut imaginer que The Substance rebooste sa carrière – pourquoi pas un Oscar ? Elle livre une prestation bouleversante qui, dans une séquence de haine de soi avant un rencart pour n’en citer qu’une, devrait marquer les esprits durablement.

Dans un vaste salon à moquette, et devant le portrait de Demi Moore en tenue d'aérobic, une jeune femme fait un grand écart latéral ; scène de The Substance.

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Le croisement de trajectoire entre Demi Moore et son nouveau corps incarné par la jeune Margaret Qualley, est aussi pertinent puisque Coralie Fargeat n’oppose pas bêtement la jeunesse et la vieillesse. Elle aurait pu tomber dans le travers consistant à affronter les deux dans une lutte de points de vue, or comme Elizabeth et Sue sont la même personne, le combat est purement interne et illustre à merveille un monde où les femmes sont amenées à se haïr elles-mêmes. Alors la réalisatrice filme les corps, beaucoup, tout le temps, comme le résultat de ce qu’attendent les hommes décidant du spectacle à offrir. Et là où on pourrait croire à un renoncement ou en tous cas une facilité contredisant le propos, Coralie Fargeat fait montre d’une compréhension des codes du patriarcat pour mieux leur tordre le cou – notamment dans une scène de cauchemar à base de cuisse de poulet. Elle évoque également, parmi toutes les conséquences des injonctions masculines, les troubles alimentaires à l’extrême. La quête absolue et déraisonnable de jeunesse et beauté éternelles devient alors une fable à la finalité tragique, rappelant Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde.

Du côté des influences cinématographiques menant à ce résultat magnifique, on note celles de Shining (Stanley Kubrick, 1980), Carrie au bal du diable (Brian De Palma, 1976), The Thing (John Carpenter, 1982) ou encore de La Mort vous va si bien (Robert Zemeckis, 1992). Les références sont claires et ouvertement citées, bien que Coralie Fargeat les dynamite au point de faire de The Substance un véritable dépassement de celles-ci. En clair, le deuxième long-métrage de la réalisatrice française se crée sa propre identité à la faveur d’une alternance entre plans larges laissant évoluer les personnages dans des décors minimalistes et de gros plans scrutant la peau, ou d’un montage n’hésitant pas à tantôt laisser le temps, tantôt à archi-cuter quitte à faire passer Baz Luhrman pour un cinéaste contemplatif. On pense ici à une scène avec Dennis Quaid, survolté et inquiétant, où le tempo est tordu à l’extrême par Fargeat : l’acteur, soutien trumpiste revendiqué, incarne à merveille cette masculinité toxique. En dire davantage serait gâcher la portée d’un film qui a beaucoup à offrir et réserve toujours plus fort ses coups. The Substance est éminemment bienvenu en 2024 en cela qu’il explose tout sur son passage et qu’il s’avère être l’une des meilleures propositions de body horror depuis des lustres. Les monstres sont entrés et on ne peut qu’espérer qu’ils soient là pour durer…


A propos de Kévin Robic

Kevin a décidé de ne plus se laver la main depuis qu’il lui a serré celle de son idole Martin Scorsese, un beau matin d’août 2010. Spectateur compulsif de nouveautés comme de vieux films, sa vie est rythmée autour de ces sessions de visionnage. Et de ses enfants, accessoirement. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNJuC

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