Nosferatu


Un nouveau monstre vient rejoindre le bestiaire mythologique de Robert Eggers. Après la Sorcière dans The Witch (2015), le Berserker dans The Northman (2022), Nosferatu vient parachever son anthologie folklorique : petite exploration d’une nostalgie, d’un rapport primitif à l’invisible.

Lily-Rose Depp saigne des yeux et de la bouche, comme en étant d'hypnose dans Nosferatu de Robert Eggers.

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Robert contre le temps

Face à l’écran qui passe Nosferatu, il faut faire taire sa voix intérieure d’individu moderne et rationnel. Sur le ton provocateur je dirais qu’il faut se soumettre à l’ambition esthétique quand la fierté critique se dresse en soupçons, et en somme, que toute personne dont l’incrédulité ferait la fierté passerait à côté de l’expérience absurde du cinéma de Robert Eggers. Je crois que la suspension de l’incrédulité, c’est l’outil du cinéphile, c’est l’essence même de sa singulière passion. C’est ce rapport détaché à l’ennui, à l’identité, et à la vérité. Mon ennui, je l’accueille le temps d’une projection, mon identité se réduit alors à mes deux yeux ouverts, et la vérité n’a plus de réalité que ma prédisposition irrationnelle à croire. C’est l’antithèse de la quête de liberté individuelle, regarder un film, c’est toujours une soumission absolue, c’est vivre une initiation rituelle par l’image à un monde spirituel plus ou moins étranger. Enfin, c’est n’être plus que le reflet de ce monde imagé, imprimé sur un corps sans visage. De cette projection religieuse, le cinéphile ressort apostat ou adepte, sans entre-deux, et de celle de Nosferatu, particulièrement. Mais voilà un imaginaire bien lourd que celui de Robert Eggers, plier le genoux sous le poids esthétique et symbolique de son monde folklorique est un exercice de régression. Son imaginaire est aux antipodes des conceptions actuelles de l’existence esthétique et théorique. Son œuvre est une tragédie nostalgique.

Plan d'ensemble de nuit, sur la petite diligence qui s'approche du château de Nosferatu à travers les angoissantes montagnes de Transylvanie.

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Selon les mots de Robert Eggers dans le dossier de presse, son vampire n’est « ni un suave séducteur en smoking ni un héros sombre et troublant », il ajoute que « le vampire de la croyance populaire incarne la maladie, la mort et la lubricité dans sa forme la plus vile, brutale et implacable ». Pour expliquer son envie d’adapter Nosferatu (Friedrich Wilhelm Murnau, 1922), le cinéaste racontait qu’il y a 20 ans encore, dans le sud de la Roumanie, un homme qu’on supposait être un vampire a été exhumé, et que sa dépouille a été rituellement mutilée. Quand Robert Eggers met en image le folklore, c’est toujours dans son rapport primitif et intime à l’invisible, qui se veut phobique. C’est une croyance viscérale qu’il met en image, pas un fantasme romantique, malgré l’esprit tragique. C’est d’ailleurs ce qui peut rendre son œuvre indigeste pour ses contemporains, scientifiquement indisposés, en overdose de contrastes, multitudes de chocs : entre le monde moderne rationnel et le monde arriéré irrationnel, entre le monde visible et le monde invisible, entre le monde actuel du spectateur et l’inactuel de Robert Eggers. Quand il représente ici des Tziganes ou des paysans roumains du XIXe siècle, c’est un plongeon brutal dans une existence pré-science où la peur de l’invisible régissait plus concrètement les mœurs, et où ces terreurs spectrales étaient encore apaisées par les rythmes lourds d’une vie plus ouvertement superstitieuse ou religieuse. Le fantasme du vampire romantique meurt dans les mains spirituellement terrorisées de Robert Eggers, comme avant ça, y mourraient les conceptions raisonnées et modernes de la Sorcière et du Berserker. Non pas donc pour donner une dimension nouvelle au monstre, mais au contraire, pour jouir d’une régression, et s’offrir le caprice d’une mythologie sérieuse, pour mieux s’abandonner à la face cachée du monde, pour mieux se soumettre à la peur primitive de l’invisible, à la plus ancienne des phobies, dont la nostalgie est d’ailleurs un des visages : ce mot ne vient il pas donner corps à une absence ? Concept du vide laissé par la disparition troublante de quelque chose ou quelqu’un qui nous était cher ? Jusque dans son penchant nostalgique, tout évoque l’absence chez lui, tout évoque le vide, tout n’est qu’un rapport tragique à l’invisible.

Dès les premières scènes — qui exposent l’influence charnelle du vampire, précoce, sur Ellen, qui tentera tout au long du film de s’en défaire avec l’aide de son compagnon, Thomas, et d’un professeur illuminé, Von Franz — la beauté codifiée de l’image frappe. La caméra se permet un regard frontal et immobile sur l’horreur ; grâce à son arrogance tragique et à sa nostalgie constellée ici d’hommages esthétiques aux précédentes adaptations, que certains abhorreront, Robert Eggers expose sans complexe sa créature, sa conception du vampire, qui rarement aura été figurée avec si peu de concessions humaines, rationnelles, et tant de dévotion à la chose surnaturelle et mystique. La scène finale est à cet égard, grandiose. Le sentiment d’effroi lumineux qu’elle provoque relève d’une curiosité esthétique au moins fascinante, et peut-être, novatrice, seule impression nouvelle dans cette œuvre régressive dont l’ambition esthétique est appréciable mais globalement surfaite, bien que les apparitions de Nosferatu soit toujours très réussies.

Willem Dafoe exulte et rit au milieu d'une pièce de son château qui prend feu dans le film Nosferatu.

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Une fois l’inactualité du cinéaste digérée, reste quelque chose de déplacé dans l’ambition tragique de Nosferatu, c’est comme si les personnages n’étaient jamais vraiment dans le bon ton. Oubliez les répliques et dialogues prudents d’un cinéma qu’on connaît plus intime et pertinent, ici, rien que des tirades emphatiques déclamées sur le mode dramatique, nous rappelant à son passé de metteur en scène au théâtre. Robert Eggers, qui est à la fois scénariste, réalisateur et producteur, confie avoir d’abord écrit l’histoire sous forme de nouvelle pour mettre en ordre son idée du vampire, qu’il couve depuis longtemps, et on ne sent peut être que trop la genèse littéraire à l’image. Son comte Orlock, son Nosferatu, s’en trouve être le personnage le mieux écrit parce qu’il est le seul à qui convient ce ton décalé, énigmatique, ténébreux, parce que son appétit surnaturel mérite bien les tirades prophétiques. A côté, on notera la solennité abusive de Von Franz, incarné par Willem Dafoe : ces emphases siéent à l’acteur qui est rodé à l’exercice d’un théâtre expérimental mais témoignent un peu trop du zèle mystique du réalisateur, que l’on sent très incarné dans le personnage, rendant ses frasques un peu trop hermétiques bien que jouissives pour un amateur du jeu de Willem Dafoe. On peut citer aussi l’expression cryptique d’Ellen, incarnée par une Lily-Rose Depp qui vient s’abîmer remarquablement dans un rôle qui la déchire aussi bien physiquement que spirituellement, hélas encore une fois, l’ambition mystique de Robert Eggers vient peser sur elle de toute son impertinence lyrique, pour un rendu au mieux dérangeant.

Avec l’Abomination dans The Substance (Coralie Fargeat, 2024), Nosferatu forme un étrange duel de monstres en cette fin d’année. Deux quêtes d’éternité aboutissant dans l’exposition brutale de leurs monstruosités en deux scènes finales marquantes. En cela, deux faces d’une même pièce, avec d’une part la quête féminine de jouvence éternelle, et d’autres part la quête masculine d’immortalité vampirique. Pour incarner leurs quêtes respectives, jumelles, ils prennent deux chemins radicalement opposés : Coralie Fargeat tente avec toute son actualité, tout le poids de son époque, d’inventer son monstre, histoire de s’affranchir des vieux mythes, un monstre à l’image d’une psyché féminine alerte et inquiète s’agitant dans un délire esthétique extrême à la fois destructeur et libérateur, Robert Eggers, avec tout le poids réfractaire de sa nostalgie, embrasse, lui, la figure usée du vampire, et dépeint malgré sa prétention d’un point de vue féminin, une psyché masculine tout aussi alerte et inquiète et qui tout autant s’agite dans un délire esthétique singulier, radical. L’un étant inévitablement pour l’autre un jumeau maléfique indésirable, le Nosferatu d’Eggers et l’Abomination de Fargeat vont comme deux archétypes tragiques qui se sont marginalisés jusqu’à l’aliénation, et qui pour mieux mourir, car il s’agit là de le faire bien, chacun de leur côté du pilori, montrent une dernière expression rageuse au monde, deux visages de gorgone qui vont imprimer sur les rétines insouciantes des spectateurs sans visages, les traits d’une terreur spirituelle commune.


A propos de Thomas Sekulic

De ses jeunes années passées à Paris, l'on ne retiendra rien. La paresse aura bientôt recouvert de son lierre l'entièreté du corps blanc, et c'est la barbe truffée de feuilles qu'il entre au salon du monde littéraire. Au cinéma, il guette l'avènement d'une nouvelle foi, en lui. À chaque projection, une nouvelle initiation, une nouvelle suspension d'incrédulité. Il ère, le coeur ouvert à ces dieux faits d'image et de musique, souverains sur des fauteuils rouges. De la salle obscure, il sort apostat, ou, plus rarement, disciple. Vous l'aurez compris, oisiveté oblige, avec lui, pas de méta-analyses pointues, rien que cet abandon lyrique à la contemplation.

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