[Carnet de Bord] Festival de Cannes • Jours 0-2


Durant tout le festival de Cannes, l’équipe de Fais pas Genre ! est sur place pour prendre la température de la Croisette et repérer les films singuliers, bizarroïdes : les films qui font pas genre en somme. On vous propose donc un rendez vous bi-hebdomadaire pour lire les témoignages des aventures festivalières de nos envoyés (très spéciaux), Martin Courgeon et Pierre Jean Delvové.

© DR • RTBF

Jour 0 • Jeanne Erre

“L’Amour Fou” de Jacques Rivette © Tous droits réservés

Le Festival se fait sentir depuis le train direction la « French Riviera ». Certains passent des coups de fil trop fort, laissant entrevoir leur emploi du temps chargé sur place. D’autres, côté “Cannes cinéphiles” jouent la carte de la fidélité : « Vous aussi vous vous arrêtez à Cannes ? Ma femme et moi on y va depuis trente ans. Je suis content, j’ai réussi à avoir une place pour Indiana Jones ». Un dénominateur commun semble déjà animer ces festivaliers aux profils divers, des jeunes cinéphiles aux vieux briscards de la presse ou du marché du film, un agacement certain pour la billetterie du Festival, véritable machine à broyer les rêves et les plannings. Bien arrivé. « Bon festival à vous aussi ! ». La ville est déjà en train de muter pour soutenir pendant deux semaines des milliers de personnes vivant hors du temps, hors de l’espace au Martinez pour les mieux lotis, jusqu’au camping de Cannes La Bocca pour les autres. Chaque année les installations temporaires (Algeco et autres échafaudages utilitaires ou publicitaires) semblent gagner du terrain sur la plage et la croisette. Croisette 2000, une petite attraction de fête foraine qui semblait installée depuis toujours, a disparu. Pierre Richard et son entourage font un tour de la Croisette, pendant que certains des passants lui lâchent un sourire de reconnaissance, mi-discret-toi-même-tu sais, mi-timide. On attend le coup d’envoi officiel ce soir. Avant la cérémonie et la projection du film d’ouverture, les plus téméraires se retrouvent au coup d’envoi de Cannes Classics, la section du festival dédiée aux œuvres de patrimoine restaurées. L’Amour Fou (Jacques Rivette, 1967) succède cette année à La Maman et La Putain (Jean Eustache, 1972) pour ce rôle. Ceux qui embarquent pour ces quatre heures en compagnie de Jean-Pierre Kalfon et Bulle Ogier dans leurs déchirures amoureuses et leurs répétitions d’Andromaque, voient leur équipage diminuer au fur et à mesure qu’avance la jalousie et les rancœurs du couple.

“Jeanne du Barry” de Maïwenn © Stéphanie Branchu / Why Not Productions

Vient l’heure de la cérémonie d’ouverture, sobre et assez rapide. Chiara Mastroianni rythme interventions, performances et stars montant sur scène d’Uma Thurman à Michael Douglas, jusqu’à sa propre mère. Ruben Östlund, président du jury pour cette édition, pontifie sur l’importance de regarder des films ensemble. On ne saurait pas lui donner tort, mais pour celui qui se rêve en roi de la subversion, voilà qui semble bien consensuel. Après présentation de son beau jury (on est toujours heureux d’apercevoir le visage de Paul Dano, doux, semblant venir d’un autre monde), on arrive au cœur du sujet, Jeanne du Barry (Maïwenn, 2023). Festival oblige, on se permettra d’écrire quelques lignes sur le film d’ouverture réalisé par Maïwenn, quand bien même celui-ci ne peut pas vraiment être qualifié de film de genre. D’ailleurs, pas sûr que ce soit un film tout court. Attestant visiblement d’une production chaotique, Jeanne du Barry semble bégayer, passer d’un ton à l’autre sans cohérence aucune, laissant des acteurs, pour la plupart, patauger dans un texte parfois ampoulé, parfois semblant hérité de notre phrasé de 2023. Seul Benjamin Lavernhe, en conseiller du roi, tire son épingle du jeu dans ce film d’époque au mieux quelconque, couvert par une voix-off digne des doublages d’émissions américaines tapageuses tels que « Chasseurs de fantôme » ou « Alien Theory ». Une galerie de personnages charcutés semble-t-il au montage, un roi Louis XV neurasthénique… Les scandales qui entourent le film ne lui permettent même pas, dans son propos, d’être subversif pour un sou. Si, en plus de la technique désastreuse, on ajoute que le personnage de Jeanne du Barry n’est en réalité qu’un homme de paille pour une semi-autofiction plus que douteuse de Maïwenn – faisant de toutes les femmes ses ennemies, de tous les hommes, mêmes les plus ostensiblement toxiques, ses alliés – on peut affirmer que le dernier long-métrage de Maïwenn est à déconseiller vigoureusement.

Jour 1 • Monstres et compagnie

Au premier véritable jour de festival, un intrus s’immisce pour perturber la fête : l’averse. Le programme bien huilé des festivaliers se dérègle alors à une vitesse folle. Les chemises à manches courtes semblent soudainement incongrues. Les talons volent en éclats. Là-bas quelqu’un glisse sur du marbre. Une festivalière obligée d’être en tenue de soirée à 10h du matin pour une éventuelle « projection de gala » (les fameux tapis rouges sertis de stars) marche lentement, pieds nus sous la pluie, à la recherche de son groupe d’amis. On croirait presque entendre un homme en smoking, planqué sous un recoin de toit, hébété, murmurer « c’était pas ma guerre ». Les magazines de cinéma et dépliants distribués aux festivaliers servent de couvre-chef de fortune – à ce titre, nous devons un grand merci au Film Français, magazine pour les professionnels du secteur, et sa couverture semi-plastifiée faisant de la revue le meilleur parapluie improvisé, et de loin. Fort heureusement on a une solution miracle au festival de Cannes pour régler ce problème : aller en salle et voir des films.

“Le procès Goldman” de Cédric Kahn © Moonshaker

Malgré les imprévus météorologiques, la première journée du festival commence en trombe, du côté de la Quinzaine des Cinéastes avec Le Procès Goldman, dernier film de Cédric Kahn. Huis clos total, le long-métrage retrace le second procès de Pierre Goldman, activiste de gauche, révolutionnaire, improvisé braqueur et accusé du meurtre de deux pharmaciennes dans un vol qui aurait mal tourné. Le film de procès est un genre aujourd’hui bien balisé. Sans le révolutionner, Cédric Kahn parvient à capter dans ce « procès du siècle » qui a marqué et divisé la France des années 70 tout ce qui nous fascine dans ce moment judiciaire et dans les films qui le relate. Avec le Procès Goldman, on ne quitte pas le tribunal un seul instant. Aucune information extérieure, aucun flashback, rien : le spectateur est à égalité avec tous les protagonistes de ce procès particulier, ou aucune preuve directe n’existe. Tout repose alors sur une chose et une chose seulement, la parole. La parole devient le seul outil possible pour tenter, tant bien que mal, de démêler l’affaire, de se comprendre. Et pourtant cet outil est bien faillible. A-t-on envie que Pierre Goldman soit innocent parce qu’il est drôle, charismatique, de gauche ? A-t-on envie d’en faire un coupable parce qu’il dérange, parce qu’il est juif, parce que sa parole et son activisme dérange ? Avec son format 4/3 le film ne laisse aucune place aux yeux : on regarde et on écoute la personne comprise dans le champ à un instant T sans détours possibles. Tour à tour ce sera le juge, Pierre Goldman lui-même, ses avocats, la défense publique, ou les témoins. On comprend alors, même sans adhérer, d’où tout ce petit monde – avocats, flics, activistes, badauds témoins, famille de l’accusé, famille des victimes – parle. Le Procès Goldman, par sa tension, son humour et ses dialogues impeccables amène un questionnement passionnant : est-il possible de dépasser nos conditionnements et comprendre quelqu’un qui ne nous ressemble pas ? Plus vertigineux encore, est-il bien possible, réellement, de comprendre qui que ce soit ? Rien de moins sûr, et ce n’est pas Hirokazu Kore Eda, de retour au Japon et sur la Croisette, qui nous dira le contraire.

“Monster” de Hirozaku Kore Eda © Monster Film Committee

Avec Monster, premier film de la compétition cannoise, Kore Eda, après des détours en France et en Corée, décide de revenir au Japon et de mettre le paquet : toutes ses thématiques, et tous les genres qu’il a exploré sont là. Oscillant dans sa tonalité entre le polar comme The Third Murder (2017) et le drame à la Une Affaire de Famille (2018), ce Monster emprunte en effet une forme bien particulière popularisée par un autre réalisateur japonais, le seul, l’unique Akira Kurosawa. Oui, on va se risque à une formule potentiellement un peu éculée : Monster, c’est le Rashomon (1950) de Kore Eda. Une histoire répétée plusieurs fois, selon les points de vue des différents protagonistes. Le réalisateur ne s’arrête pour autant là, et va s’amuser, à chaque nouveau repassage de l’histoire, de changer de genre et de style. Dans le premier on suit Saori, employée d’un pressing, veuve, mère célibataire. Son pré-ado, Minato devient mutique, change, a un comportement erratique. Par une suite d’indices, Saori comprend que le problème vient d’un conflit avec son professeur, qui semble s’en prendre à lui. Démarre alors un véritable thriller parano, positionnant Saori face à une institution scolaire cryptique, qui ne semble pas comprendre, ou qui fait la sourde oreille. Puis, le film va muter par deux fois, pour devenir tour à tour drame, mélo, éducation sentimentale. Impossible d’aller plus loin sans spoiler, mais là aussi, un constat demeure et sort éclatant : on pourra essayer de comprendre, d’enquêter, de scruter sa famille, ses proches ou ses collègues au fonds, on ne connait jamais réellement les autres. Malgré un deuxième acte un peu plus faible que les deux qui l’accompagnent, Monster brille par sa mise en scène, que Kore-Eda fait évoluer à vue d’œil, passant d’un thriller oppressant à un dernier acte libre, sauvage, solaire dans le sens premier du mot, porté par une bande originale éclatante, une des dernières de Ryuichi Sakamoto.

“Le Règne Animal” de Thomas Cailley © NORD-OUEST FILMS

Visionner autant de films en si peu de temps, lors d’un festival se passant en Côte D’Azur par exemple, provoque souvent un effet secondaire passionnant : sans prévenir, des films qui, sur le papier, ont peu de points communs, finissent par se répondre. Parfois, cela peut être profond, une thématique, un propos cousin… Quelque chose qui serait dans l’air du temps. Parfois, ce sont aussi des éléments assez anecdotiques. L’an passé par exemple on dénombrait à travers les sélections au moins trois scènes de karaoké dans des productions très différentes. Dans cette première journée de festival un détail a frappé : l’utilisation d’un cor d’harmonie dans deux films, quasiment coup sur coup. La proviseure de l’école joue ainsi du cor avec un élève dans une très belle scène de Monster. Le même instrument sera utilisé, de manière plus anecdotique dans le second long-métrage de Thomas Cailley, Le Règne Animal. Dire que Thomas Cailley était attendu au tournant serait un euphémisme. Après le génial Les Combattants sorti en 2014, on attendait son nouveau projet avec impatience. Autant le dire très vite, le film est à la hauteur de nos espérances. Dans un futur proche, une étrange mutation touche certains humains : progressivement, ils se transforment, s’hybrident en animaux. Poulpe, Aigle, Ours, Loup, tout le bestiaire possible et imaginable. Ces transformations sont anarchiques et incontrôlables, elles sont donc évidemment vues d’un mauvais œil et subissent une répression violente. Dans cette drôle d’époque, on suit François (Romain Duris) et son fils Emile (Paul Kircher). La femme du premier et mère du second s’est transformée en hybride d’ours et a depuis été enfermée dans un centre de « soin ». Lorsque, lors d’un transfert, le fourgon qui la transportait avec de nombreux autres « humanimaux » subit un accident libérant tous ses occupants dans la nature, François embarque Emile dans des recherches effrénées pour retrouver sa femme. Le Règne Animal s’inscrit dans une longue lignée d’œuvre de fictions travaillant ce sujet étrange et fascinant de l’hybridation animale : L’Ile du Docteur Moreau (Erle C. Kenton, 1932), La Mouche (David Cronenberg, 1986), dans une certaine mesure la saga X-Men – la première apparition de Fix, l’homme oiseau rappelle assez vite le personnage d’Ange, à qui il pousse également des ailes – ou même plus récemment Les Gardiens de la Galaxie Vol.3 (James Gunn, 2023). D’un postulat totalement fantaisiste, on y tente souvent de tirer le fil, d’en entrevoir les conséquences. Sur le corps d’abord, d’où le flirt régulier avec le body horror, imaginer, mettre en image ce changement progressif, qui détruit un corps pour en faire un nouveau. Ce sont aussi les effets sur la société que l’on sonde, servant évidemment de parabole à d’autres formes de rejets et d’ostracisation. Plus largement encore, Le Règne Animal est en vérité un film de freaks, se situant sous les auspices du Saint Patron Tod Browning. Une histoire de mise à l’écart, de rebus et de peur. Et puis, au terme du récit, une histoire de communauté – « One of us, one of us » disait-on en forme de rituel dans la scène clé du banquet de mariage de Freaks (1932) – qui aboutit implacablement pour le spectateur à la volonté de quitter le faux monde des « normaux », de trouver la beauté et l’amour du côté des « bêtes ». Plein d’humour, de tendresse pour ses personnages, Le Règne Animal est d’une beauté renversante, parvenant à reconduire avec brio ce mouvement, cette réalisation soudaine, que personne n’est normal, et que c’est sûrement mieux comme ça.

“Tiger Stripes” de Amanda Nell Eu © JOUR2FÊTE

Le hasard fait de nouveau bien les choses, du côté de la semaine de la Critique, on libère aussi notre bête de sa cage avec Tiger Stripes, premier film malaisien d’Amanda Nell Eu. Zaffan est la première de sa classe à avoir ses règles. Pas très aidée par ses parents ni par ses amies qui semblent se détourner d’elle, Zaffan doit faire face seule à ce changement, qui prend rapidement une ampleur inattendue, sous la forme d’une transformation progressive… En félin. Face à des règles (dans tous les sens du terme) qui, à cause de sa famille, de son école, de sa communauté, l’empêchent, la métamorphose en bête sauvage devient bien vite le réjouissant récit d’une émancipation. Si ce premier long-métrage est loin d’être sans défaut, il est, à l’image de son héroïne, d’une force inarrêtable. Foutraque, débordant d’énergie et d’idée, anarchique, drôle et brillant, Tiger Stripes passe le drame, le body horror (comme dans Le Règne Animal, les passages de transformation sont mémorables) ou encore le teen movie dans sa moulinette pour en faire un drôle d’alliage, pas tout à fait identifiable mais sans aucun doute remarquable.

“Strange Way of Life” de Pedro Almodovar © El Deseo D.A. S.L.U. / Iglesias Mas

En somme, quatre films bien différents, pourtant connectés par des liens plus ou moins profonds, entre questions existentielles à donner le vertige et recours à un instrument de fanfare. Quatre films à retenir, qu’on ne peut que conseiller avec vigueur. Pourtant le rendez-vous phare de la journée était ailleurs. Pedro Almodovar était présent en personne sur la Croisette pour présenter son nouveau projet, un court-métrage produit par Saint Laurent comme l’avait été Lux Aeterna (Gaspar Noé, 2020). Strange Way of Life est un western queer porté par Pedro Pascal et Ethan Hawke. Le Sheriff Jake (Hawke), doit pourchasser l’homme qui a tué sa demi-sœur. Pas de chance, cet homme n’est autre que le fils de Silva (Pedro Pascal), un ranchero qui s’avère également être un ancien amant. Entre retrouvailles amoureuses et conflits autour d’un crime familial, la relation de Jake et Silva s’avère pleine de conflits et de pulsions contraires. Malheureusement, si le projet était plus qu’attirant sur le papier (un western à la sauce Almodovar avec deux interprètes aussi beaux que talentueux, on prend !), la réalité est un brin décevante. Pour faire tenir son intrigue en trente minutes, Strange Way of Life se barde de dialogues lourds et artificiels. D’ailleurs, tout fait artificiel, les costumes (Saint Laurent sauce Far West donc), les décors et la photographie. Si l’ensemble n’est pas déplaisant, surtout grâce à ses deux interprètes, le film n’en semble pas moins tout à fait mineur dans l’œuvre d’Almodovar. Strange Way of Life avait beau être le projet le plus attendu de la journée, il en est peut-être finalement le moins intéressant. Le Règne Animal, Le Procès Goldman, Monster ou même Tiger Stripes nous l’avaient bien dit : il ne faut pas se fier aux apparences.

Jour 2 • Sean Peine ou Penn Perdue ?

“Simple comme Sylvain” de Monia Chokri © Fred Gervais

La pluie semble avoir accordé une trêve aux festivaliers. Et pourtant, après une première journée d’une richesse ébouriffante, la deuxième journée de compétition semble bien moins lumineuse, et sonne comme une re-descente. Un journaliste dans une file d’attente enrage. Ça fait trente ans qu’il vient, il a pris dix ans pour avoir l’accréditation « presse rose » (le plus haut niveau de priorité accordé aux médias dans le festival), et là, rien, nada. C’est à peine s’il arrive à avoir des places pour les séances matinales de 8h30 – qui au fil du festival et des soirées cannoises, se vident peu à peu. Franchement si ça continue comme ça, il va devoir « aller en toucher deux mots à Thierry » (Frémaux, délégué général du Festival). En attendant, le festival continue et son flot d’images avec lui. La journée s’ouvre avec le troisième long-métrage de Monia Chokri, Simple Comme Sylvain, présenté dans la section Un Certain Regard. Si le film ne se qualifie pas vraiment dans la catégorie « Fais Pas Genre », il mérite tout de même d’être mentionné ici tout particulièrement en comparaison aux autres projections de la journée, bien moins intéressantes. Souvent comparé à Xavier Dolan – peut-être parce qu’elle a joué dans Les Amours Imaginaires (2010) ? Peut-être parce qu’on ne connait souvent dans le cinéma québécois que ces deux-là ? – Monia Chokri trace pourtant depuis trois films sa propre route, et affirme son propre style. On avait été très impressionné par la comédie Babysitter (2020) qui se teintait bien souvent de pointes d’horreurs bien senties. Ici, si le recours au genre est bien moins marqué, Monia Chokri réalise sans doutes son travail le plus abouti, et le plus trompeur. Tout semble en effet dans un premier temps pointer vers la comédie sentimentale avec un schéma bien connu : Sophia, professeure de philosophie à l’université est en couple depuis dix ans. Elle est « installée » et, bien sûr, elle s’ennuie. Tout cela change lorsqu’elle rencontre Sylvain, le menuisier en charge de rénover le chalet qu’elle vient d’acheter avec son compagnon. Commence alors une passion effrénée, la redécouverte du désir et de l’amour sauvage des débuts. Jusque-là, rien de bien original. Mais le film commence en réalité une fois cette situation première résolue : elle quitte son compagnon et se met en couple avec Sylvain. Que peut-il bien se passer lorsque le coup de foudre est accompli ? C’est là que Monia Chokri déploie toute sa drôlerie et sa cruauté pour analyser cette situation, comment un couple composé d’une femme bourgeoise, cultivée et d’un homme « manuel », moins éduqué, fonctionne ? Est-ce que ce couple peut fonctionner tout court ? A l’instar des deux précédentes réalisations de la cinéaste, Simple Comme Sylvain excelle dans les portraits de groupes et de couples, dans les scènes aussi drôles que grinçantes des dîners de famille bourgeois ou populaires. Et au-delà de tous les trésors d’humour déployés, le constat pourrait être bien plus grave qu’il n’y parait.

“Perdidos en la Noche” de Amat Escalante © Pimienta Films

Perdidos en la Noche, nouveau film du réalisateur mexicain Amat Escalante, lui aussi, explore la confrontation entre deux familles, deux classes sociales. Dans une espèce de thriller neurasthénique, Emiliano mène une drôle d’enquête pour retrouver sa mère, militante écologiste qui a été kidnappée et probablement tuée afin de la faire taire. Il est persuadé qu’une famille riche des environs est liée à la disparition de sa mère. Rejouant une version allégée de Parasite (Bong Joon Ho, 2019) Emiliano se rapproche donc de cette famille en enchainant les petits boulots à leur service. Perdu dans la nuit, c’est très certainement l’état dans lequel le spectateur se trouve à l’issue du long-métrage qui semble en effet lancer sans cesse des pistes intéressantes ou intrigantes mais malheureusement, ne semble vouloir poursuivre aucune d’entre elles. Que devient l’enquête sur la mère disparue ? Pas grand-chose. Que devient la confrontation de classes qui semblait advenir entre Emiliano, venant d’une famille visiblement modeste, face à des ultra-riches à la sauce artiste/influenceur ? Pas grand-chose non plus. Perdidos en la Noche s’achève par un happy-end, qu’on ne peut voir que comme un trompe-l’œil tant rien ne semble achevé, rien ne semble conclu. Là résidait peut-être l’intention initiale, mais au bout des deux heures de film la confusion potentiellement excitante des débuts a fini de se muer en ennui.

“Black Flies” de Jean-Stéphane Sauvaire © FilmNation Entertainment

La confrontation des mondes se prolonge dans Black Flies, cinquième long-métrage de Jean-Stéphane Sauvaire, concourant pour la Palme d’Or cette année. Black Flies, c’est deux mecs. Des vrais hein, avec des muscles, un caractère trempé, et des failles bien sûr, mais qu’il faut pas trop montrer. Ces deux mecs font un métier de mecs (et ils le diront presque explicitement d’ailleurs, “leurs bonnes femmes ne peuvent pas comprendre ce qu’ils vivent”). Ils sont ambulanciers de New-York, grande ville effrayante et crasseuse. Rut (Sean Penn) c’est un vieux de la vieille, celui à qui on la fait pas. Il en a vu d’autres. Ollie Cross (Comme Holy Cross, vous l’avez ? Vous l’avez le gros symbole christique qui ne quittera pas le personnage d’une semelle tout du long ?) c’est le jeune débutant, naïf, cherchant à sauver le monde entier. Sauf que voilà, la grande leçon de Rut, c’est qu’on peut pas le sauver, ce monde. Le monde il veut pas qu’on le sauve. Enchaînant les interventions d’urgence, toutes plus sordides les unes que les autres, empilant tous les cas horribles et toutes les complications possibles, le film nous montre constamment, au travers de son montage tapageur et son vacarme incessant, que le monde est horrible. C’est ainsi qu’on voit nos deux héros blancs débarquer chez des gangs latinos aux crânes rasés, prêts à sortir leur flingue à tout moment, ou chez des dealers noirs qui sont à deux doigts de sauter à la gorge des ambulanciers, mais encore chez un Russe qui bat sa femme violemment, et aussi chez cette femme héroïnomane, séropositive ET enceinte (bingo “misère du monde”). En somme, que des sauvages et des ingrats qui ne laissent pas les ambulanciers les sauver d’eux-mêmes. Idiot, laid, pas loin d’insulter toutes les minorités raciales et sexuelles (la petite amie d’Ollie, corps vague, morcelé dans plusieurs plans, n’aura même pas le droit à un prénom), ne jouant que sur des archétypes tellement éventés qu’ils sont probablement interdits par une convention de Genève, il n’y a rien à sauver dans ce Black Flies, dont on a du mal à comprendre la place en compétition… Un certain Simple Comme Sylvain par exemple, en semblait bien plus à la hauteur. Inutile de remâcher sur ce long-métrage médiocre, bientôt une nouvelle journée, bientôt de nouveaux films à découvrir.


A propos de Martin Courgeon

Un beau jour de projection de "The Room", après avoir reçu une petite cuillère en plastique de plein fouet, Martin eu l'illumination et se décida enfin à écrire sur sa plus grande passion, le cinéma. Il est fan absolu des films "coming of age movies" des années 80, notamment ceux de son saint patron John Hughes, du cinéma japonais, et de Scooby Doo, le Film. Il rêve d'une résidence secondaire à Twin Peaks ou à Hill Valley, c'est au choix. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riwIY

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