Les cinémas de genres américains se sont toujours constitués comme un reflet plus ou moins déformant de la société américaine. Entre 2016 et 2020, « le Genre » reflète donc inévitablement les stigmates de la présidence si controversée de Donald Trump au cinéma – à l’instar du vent de révolte de 2019 (lire notre article). Entre des satires politiques et des récits post-apocalyptiques, en passant par une dé-construction de la figure du héros, les films réalisés durant « l’ère Trump » révèlent, à bien des égards, les espoirs et désespoirs du peuple américain, avec son lot de paradoxes et de bizarreries. Alors que Donald Trump a laissé sa place à la Maison blanche à Joe Biden depuis quelques mois, il est enfin grand temps de dresser un bilan en deux parties du cinéma de genre sous son mandat.
Make Movies Great Again
Tout au long du XXème siècle, le cinéma américain s’est maintes fois imprégné des grandes thématiques, espoirs et maux, corrélés aux présidents qui se sont succédés à la Maison Blanche. Les joies et les névroses du peuple américain et de ses dirigeants y ont trouvé un terrain fertile : David W. Griffith et ses fresques historiques dans les années 1910, Frank Capra et ses comédies politiques dans les années 1930, John Ford et ses mythes fondateurs dans les années 1940, Arthur Penn et ses films de gangsters dans les années 60… Les cinéastes ont sans cesse pris le pouls de la société américaine. Dans les années 1970 notamment, alors que Richard Nixon occupait le Bureau ovale, les Etats-Unis furent en proie à un climat particulièrement anxiogène : le mouvement peace and love était mort et enterré depuis l’assassinat de Sharon Tate par la « Manson Family » en 1969, la Guerre du Vietnam faisait rage, puis le scandale du Watergate éclata en 1972 et provoqua la destitution du président Nixon. Les citoyens américains ne croyaient alors plus en leurs dirigeants et se montraient méfiants envers la sphère politique, les nouvelles technologies et les médias. Dans sa trilogie paranoïaque, Alan J. Pakula raconte justement cette obscure période : la sphère privée est profanée par des enregistrements sonores dans Klute (1971) ; A cause d’un assassinat (1974) explore les méandres d’une obscure entreprise orchestrant des assassinats politiques ; Les Hommes du Président (1976) retrace l’enquête de deux journalistes dévoilant la corruption dans les hautes sphères du gouvernement.
Avec l’élection de Ronald Reagan en 1980, la tendance changea radicalement. Connu du grand public en tant qu’acteur de série B, l’image de Reagan infusa considérablement le cinéma américain, à savoir, celle du héros hollywoodien, du cow-boy solitaire venu rétablir la loi et l’ordre en ville. Hollywood trônait désormais à la Maison Blanche, avec pour seul mot d’ordre « Make America Great Again » – un slogan de campagne bien familier, que s’appropriera plus tard un autre candidat à la présidence. Les valeurs de Reagan s’incarnèrent tout particulièrement dans une vague de productions d’action allant de Rambo 2 (George Pan Cosmatos, 1985) à Top Gun (Tony Scott, 1986), en passant par Rocky IV (Sylvester Stallone, 1985). Ce bien-nommé cinéma « reaganien » visait à redorer l’image des Etats-Unis et de ses plus fervents patriotes. Arnold Schwarzenegger, Sylvester Stallone, Chuck Norris, Jean-Claude Van Damme et consorts régnaient alors en maîtres sur Hollywood, incarnant ces héros testostéronés venus rétablir l’ordre à travers le monde à grands coups de pied au cul et de punchlines bien senties. Plus tard, au début des années 2000, le cinéma de l’ère George W. Bush émergea, hanté par le traumatisme brûlant des attentats du 11 Septembre – World Trade Center (Oliver Stone, 2005) et Cloverfield (Matt Reeves, 2008) – mais aussi par l’intervention controversée de l’armée américaine en Irak – Jarhead (Sam Mendes, 2005) et ses soldats déphasés ou encore Fahrenheit 9/11 (Michael Moore, 2004) et ses révélations sur les coulisses de la Maison Blanche. Encore plus récemment, l’élection de Barack Obama en 2008 rebattit considérablement les cartes du cinéma américain, cette fois synonyme d’inclusion et de réconciliation. La Couleur des Sentiments (Tate Taylor, 2011), Twelve Years a Slave (Steve McQueen, 2013), Le Majordome (Lee Daniels, 2013) ou encore Selma (Ava DuVernay, 2014) réexaminent le passé raciste du pays, tandis qu’en parallèle le mouvement #BlackLivesMatter se mobilise avec force contre les violences policières envers les Afro-Américains. Ainsi, à l’aune de cet historique non-exhaustif et de la même manière que Nixon, Reagan, Bush, Obama et tant d’autres, la figure de Donald Trump a considérablement nourri la culture américaine, notamment ses cinémas de genres.
Anti-establishment ?
Dans son essai Trump et Hollywood (2017), David Da Silva ausculte le personnage de Donald Trump pour comprendre comment il est arrivé à la Maison Blanche. Le quarante-cinquième Président des Etats-Unis s’inscrit dans la tradition du populisme, une stratégie politique qui utilise comme terreau électoral la méfiance des classes « populaires » envers les sphères de pouvoir, autrement dit de « l’establishment » et de ses représentants multiples (politiques, médias…). Le populiste se considère comme un homme du peuple, capable de représenter le common man (homme ordinaire). Bien étonnamment, l’homme d’affaire milliardaire qu’est Donald Trump parvint à se ré-approprier cette doctrine politique pour la pousser jusqu’à son paroxysme. Da Silva remarque que déjà en 2015, dès le début de sa campagne présidentielle, Donald Trump se décrit effectivement comme un candidat « pas comme les autres », contre la corruption politique et la bureaucratie. Il se présente comme un extraordinaire créateur d’emplois et vise à mettre un terme à la précarité du peuple. Enfin, il affirme défendre les Etats-Unis contre une supposée menace étrangère, à l’image de son fameux mur à la frontière mexicaine, de sa politique anti-immigration et de son protectionnisme économique. En somme, Da Silva relève que Donald Trump parvient à ratisser un très large panel de l’électorat américain, s’adressant à la fois à ceux qui ne croient plus en la politique « traditionnelle », à ceux qui souffrent du chômage et à ceux qui ont peur de « l’autre ». Ces trois aspects du populisme ont très largement influencé les cinémas de genres américains des cinq dernières années.
Durant la période électorale en 2016, Donald Trump n’a jamais caché son aversion envers la classe politique et sa corruption, les institutions et la bureaucratie, se présentant comme une personne radicalement anti-système – il se félicita d’ailleurs à plusieurs reprises de pouvoir financer sa campagne tout seul. Joker (Todd Phillips, 2019) est certainement l’expression la plus frappante de ce que l’on peut considérer comme l’ère Trump en racontant justement la perte de confiance du peuple américain envers cet establishment. La ville de Gotham City y est en proie au chômage et à la précarité, la criminalité explose et la violence gangrène le peuple. Arthur Fleck est marginalisé et humilié, abandonné à son sort, au cœur de cette jungle urbaine. Lorsque son assistante sociale lui annonce qu’elle ne pourra plus le recevoir – la mairie ayant cessé le financement de l’établissement – il est entraîné dans une spirale infernale de violence. Un élan de contestation contre les riches explose alors partout à Gotham, précisément alimenté par l’arrogance des « puissants », de ceux qui tirent les ficelles. Thomas Wayne – futur paternel de Batman – incarne précisément cet ultra-libéralisme aveugle et donc l’establishment dont sont victimes Arthur et ses concitoyens. Le film reflète ainsi le ressentiment de nombreux Américains qui ne se reconnaissent plus dans la politique traditionnelle, rongée par la corruption et l’avarice.
En effet, le talent de Donald Trump semble d’avoir réussi à convaincre le peuple américain qu’il est le parfait représentant du common man, contre cette classe politique corrompue, alors qu’il dirige pourtant un empire immobilier milliardaire. Devenu politicien, il lui a été reproché de servir ses intérêts personnels, de s’entourer des lobbyistes qu’il a tant conspués durant son élection –notamment Michael Catanzaro, magnat du pétrole et du gaz, en charge de « l’indépendance énergétique » – de choisir Jared Kushner, son gendre inexpérimenté, pour devenir son haut-conseiller à la Maison blanche ou encore d’avoir accordé des grâces présidentielles litigieuses à son entourage proche juste avant de quitter le bureau ovale – telle que celle de Steve Bannon, accusé de détournement de fonds. L’ironie de l’élection de Donald Trump est donc de l’avoir finalement propulsé au cœur – voire au sommet – d’un establishment qu’il a pourtant exécré par le passé. Pour cette raison, Joker fut également interprété d’une manière totalement inverse : alors que certains y voient effectivement un appel à la révolte et au renversement du système, d’autres y voient plutôt une condamnation ferme des révoltés, représentés comme de dangereux terroristes – un discours que Donald Trump a d’ailleurs tenu à de nombreuses reprises, notamment à propos des manifestants du mouvement #BlackLivesMatter. En écho au Joker, Vice (Adam McKay, 2018) expose concrètement la perversion de la politique américaine à travers le portrait de l’ancien Vice-Président de George W. Bush, Dick Cheney. Représenté comme un personnage froid, opportuniste et calculateur, le film raconte comment il a su instrumentaliser les attentats du 11 septembre pour envahir l’Irak, favorisant l’émergence de l’Etat islamique quelques années plus tard. Le thriller implacable et brûlot grinçant de McKay révèle à quel point la machine politique américaine est gangrenée, des rouages jusqu’au moteur. Là encore, paradoxalement, les électeurs populistes de Donald Trump peuvent apprécier la satire de la classe politique américaine, tandis que ses détracteurs peuvent y voir une critique de Donald Trump lui-même, perçu comme un double de Dick Cheney. En somme, les contradictions du président milliardaire contaminent même les discours autour des films de l’ère Trump, qui peuvent ainsi potentiellement séduire les spectateurs des deux camps, de part et d’autre de l’échiquier politique américain.
L’autre paradoxe improbable du personnage de Donald Trump concerne ses liens directs avec Hollywood. Alors qu’Obama était parvenu à rassembler les stars américaines derrière sa politique libérale, Trump s’attira les foudres de nombre d’entre eux. Pourtant, il s’avère être lui-même un pur produit de ce même système hollywoodien, comme en témoignent ses sympathiques apparitions dans Maman, j’ai encore raté l’avion (John Hughes, 1992), Celebrity (Woody Allen, 1998), Zoolander (Ben Stiller, 2001) ou encore dans quelques épisodes de Sex and the City (Darren Star, 1998-1999), Une nounou d’enfer (Fran Drescher, 1993-1999) et du Prince de Bel-Air (Andy & Susan Borowitz, 1994). Sa propre émission de télé-réalité The Apprentice (Mark Burnett, 2004-2015) lui permit même de décrocher sa prestigieuse étoile sur le Hollywood Walk of Fame en 2007, saluant ses prouesses dans le divertissement – une étoile dégradée à plusieurs reprises depuis son élection. En effet, la tendance s’est radicalement inversée, si bien que la quasi-totalité du gratin hollywoodien ne manqua pas de s’opposer publiquement à Donald Trump et à sa politique. Pourtant, ce tsunami de critiques venant de la côte Ouest est paradoxalement ce qui a permis d’asseoir l’autorité et même la popularité de Trump : aux yeux de la plupart des citoyens américains, les strass et les paillettes qu’incarne le microcosme hollywoodien est précisément l’expression flagrante de l’establishment et de la mondialisation, dont les stars millionnaires et les démocrates sont les parfaits symboles. Le mépris et l’arrogance de cette intelligentsia déconnectée de la « réalité » repoussèrent le common man, qui – oubliant ou ignorant le règne de Trump dans l’industrie du divertissement – se tournèrent massivement vers lui. Robert De Niro souffla sur les braises en assenant maladroitement que Trump « est véritablement stupide. C’est un nul, un chien, un porc, un débile, un minable, un roquet qui n’y connaît rien. […] Ça me rend si furieux que ce pays soit au stade de mettre cet imbécile, ce clown-là où il est en ce moment. […] J’aimerais lui mettre mon poing dans la gueule. » Ironie de la situation, l’acteur incarne Murray Franklin dans Joker, un célèbre présentateur de talk-show qui ridiculise Arthur Fleck à la télévision. Tout comme les déclarations de De Niro dans la vraie vie, le mépris de son personnage alimentera le vent de révolte à Gotham City et favorisera l’avènement du Joker. Cette séquence n’est pas sans rappeler une soirée de 2011, lors du dîner des correspondants de la Maison blanche. Ce soir-là, le Président Obama humilia publiquement Donald Trump devant une audience hilare : « On peut dire ce qu’on veut de Donald Trump, il apporterait du changement à la Maison Blanche… ». Ceux qui ne le voyaient que comme un clown inoffensif en 2011 ne riaient plus que jaune le soir de son élection en 2016.
Héros (dés)enchantés
Durant l’ère Trump, le cinéma américain a célébré, construit et déconstruit ses héros plus ou moins ordinaires, ces individus qui luttent contre l’injustice, capables, peut-être, de panser les plaies des Etats-Unis d’aujourd’hui. Pour ce faire, Hollywood a regardé dans le rétroviseur et a notamment ressuscité nombre de ses personnages reaganiens. Le cinéma américain a ainsi cherché à renouer avec ses anciens héros, à la recherche, peut-être, d’un nouvel espoir pour combattre l’injustice. Depuis plusieurs années, les écrans sont inondés par des remakes, reboots, et suites de sagas du passé – et ce déjà avant l’élection de Donald Trump. Les héros reaganiens firent leur grand retour, notamment Stallone qui reprit le rôle de Rambo dans John Rambo (Sylvester Stallone, 2008) et Rambo : Last Blood (Adrian Grunberg, 2019), mais aussi celui de Rocky avec Creed (Ryan Coogler, 2015) et Creed 2 (Steven Caple Jr, 2018). Idem pour Schwarzenegger qui revint dans Terminator Genisys (Alan Taylor, 2015) puis Terminator : Dark Fate (Tim Miller, 2019) pour ré-endosser le costume du T-800. Certains pourraient y voir une tentative de Hollywood de renouer avec une certaine idée de l’Amérique, «to make America great again » comme l’espèrent Ronald Reagan et Donald Trump. Mais contrairement à leurs glorieuses années 80, il ne s’agit plus vraiment de « rétablir l’ordre à travers le monde à grands coups de pied au cul et de punchlines bien senties », ces productions mettent en scène des héros fatigués et vieillissants. Rambo parait aujourd’hui bien affaibli, surtout dans Last Blood, où, blessé, il échoue à protéger sa nièce adoptive. Rocky, lui, devient un entraîneur solitaire atteint d’un cancer dans Creed. De son côté, le Terminator se fait désormais appeler « papy » dans Genisys et devient même doué d’une conscience dans Dark Fate. Au fil du temps, ces surhommes reaganiens sont ainsi devenus, durant les années Trump, des humains quasi ordinaires, des héros du passé désenchantés, déchus de leur grandeur d’antan. Pire, ces personnages s’opposent désormais au quarante-cinquième Président américain : Stallone refusa l’offre de diriger le National Endowment of the Arts pour l’administration Trump, et Schwarzenegger considéra que le milliardaire « restera dans l’Histoire comme le pire Président de tous les temps », épée de Conan le Barbare entre les mains.
Puisque les héros reaganiens ne sont plus, qu’en est-il alors des héros ordinaires ? Dans cette même mouvance de (dé)construction de la figure du héros, le cinéma plein d’ambiguïté de Clint Eastwood s’avère particulièrement symptomatique de l’ère Trump. Avec Sully (2016), La Mule (2018) Le 15h17 pour Paris (2018) et Le Cas Richard Jewell (2020), il adapte quatre histoires « vraies » de common men devenus, l’espace d’un instant, des héros (lire notre article Clint Eastwood n’est pas un héros). D’instinct, il serait tentant voire facile d’associer le cinéaste à Donald Trump, souvent accusé de glorifier aveuglément les prouesses de ces citoyens Américains. Dans son œuvre récente, il raconte en effet le destin d’hommes qui s’opposent au système en place, contre un establishment corrompu. En cela, Clint Eastwood se rapproche de l’idéologie populiste que s’est appropriée Donald Trump. Avec Sully, il explore les méandres d’une procédure judiciaire interminable contre un pilote d’avion, examinant les tenants et les aboutissants d’un amerrissage miraculeux sur l’Hudson River. Idem avec Richard Jewell, dans lequel le FBI considère à tort que celui qui déjoua un attentat « est coupable jusqu’aux dents ». Dans les deux cas, une bureaucratie aveugle mésestime ces hommes, négligeant l’intuition de Sully, un pilote de ligne aguerri, et l’innocence de Richard, un agent de sécurité consciencieux. Dans une certaine mesure, cette représentation du héros ordinaire luttant contre l’arrogance d’une élite intellectuelle rappelle effectivement les allégations anti-système de Trump. Bien que le cinéaste ait soutenu le milliardaire en 2016 – avant de se raviser – les intentions d’Eastwood s’avèrent plus complexes qu’il n’y parait. De son propre aveu, Clint Eastwood se considère davantage comme un libertarien que comme un populiste, c’est-à-dire qu’il voue une croyance ferme en la notion d’individu, prônant et défendant leur libre arbitre, leurs libertés et leur capacité à lutter contre l’injustice. Le portrait de héros ordinaires qu’il propose n’en est pas une glorification aveugle, mais une réflexion sur la place de l’individu au sein de la société. Clint Eastwood interroge et déconstruit ses personnages, en les dépouillant de tout sensationnalisme, à l’instar des Rambo, Rocky et Terminator du troisième âge. Le 15h17 pour Paris – qui retrace l’attentat déjoué du Thalys en 2015 par trois Américains – aurait pu tomber dans l’exaltation patriotique de ces héros de l’Oncle Sam, mais il n’en est rien. Le cinéaste insiste plutôt sur le caractère hasardeux et, finalement, quasi-ordinaire de leur prouesse. La Mule poursuit en ce sens ce portrait de héros du quotidien. Eastwood lui-même y incarne un homme devenu passeur de drogue pour un cartel mexicain dans le but de subvenir aux besoins de sa famille – ce qui aurait pu être un film de cartel à la Sicario (Denis Villeneuve, 2015) est en réalité le portrait d’un vieillard à la recherche du temps perdu. Ainsi, tout comme dans Sully et Richard Jewell, Eastwood désacralise ses personnages, devenus simplement des hommes libres luttant pour leurs droits contre un système gangrené. Etant donné qu’au fil de son mandat Donald Trump s’avéra être précisément un avatar de ce système, le réalisateur refusa de le soutenir à nouveau début 2020, réaffirmant être « quelqu’un qui respecte les idées des autres et qui veut toujours apprendre » (WSJ, février 2020). Ainsi, dès les balbutiements de sa carrière, Clint Eastwood s’évertua à dresser un portrait des Etats-Unis dans toutes ses aspérités, avec son lot de héros et d’anti-héros. A 90 ans, il demeure curieux d’apprendre et surtout curieux de comprendre le pays de son siècle. Certes, ses films récents font écho à une certaine vision de l’Amérique prônée par Trump, mais il ne valide pas nécessairement l’homme, son programme ou ses méthodes. Tel un observateur aguerri, il raconte plutôt les grandes problématiques des Etats-Unis d’aujourd’hui, appliquant son crédo : « garde les yeux ouverts et ta grande gueule bien fermée » (Esquire, août 2016).
En plus de ces « héros » du quotidien, les écrans américains sont bien sûr envahis par les super-héros, et ce depuis les attentats du 11 septembre. Supposés être synonymes d’espoir, ils offrent aux spectateurs un modèle de vertu et de courage pour lutter contre une menace globale venue d’ailleurs. L’immense popularité des franchises Marvel, DC et consorts coïncide avec une période de profonde incertitude et de peur. Cependant, il semble qu’aujourd’hui le mythe du super-héros se soit considérablement dégradé, lui aussi bien loin de l’enchantement passé. Les anti-héros ne sont bien sûr pas rares avant que Trump ne devienne président – citons en vrac The Dark Knight (Christopher Nolan, 2008), Watchmen (Zack Snyder, 2009), Iron Man 3 (Shane Black, 2013) – mais la tendance s’accentue à partir de 2016. Au-delà du vernis comique derrière lequel la plupart des super-héros se sont cachés (lire notre article Quand les super-héros deviennent super plus cons), ces personnages apparaissent désormais meurtris, affaiblis, et parfois même incapables de sauver le monde. En somme, des hommes et des femmes, là encore, quasi ordinaires. Logan (James Mangold, 2017) est symptomatique de cette tendance, déjà rien que par son titre : ici, il ne s’agit plus de X-Men ni de Wolverine, mais bien de l’individu qui se cache derrière ses pouvoirs. Devenu un simple chauffeur de limousine, il vit reclus et se noie dans l’alcool. Sa capacité d’auto-guérison a considérablement diminué et, pire encore, ses propres pouvoirs l’empoisonnent progressivement. Wolverine a perdu sa gloire d’antan pour devenir Logan. Avant de pousser son dernier souffle, il supplie même la nouvelle génération de ne pas suivre le même chemin ; les « mutants » sont désormais une espèce en voie de disparition et sont invités à ne plus lutter. Contrairement à la période post 11-Septembre, les super-héros ne sont donc plus des symboles d’espoir, mais ils sont fréquemment interrogés, désenchantés, voire marginalisés et dissimulés à la population. Glass (M. Night Shyamalan, 2019) est un autre exemple frappant de la nouvelle conception du super-héros sous l’ère Trump. De prime abord, le film poursuit ce désenchantement super-héroïque en questionnant la croyance vouée à ces personnages extraordinaires. Les trois prétendus super-héros du métrage sont internés dans un hôpital psychiatrique, où il leur est expliqué qu’ils sont atteints d’une pathologie mentale et que leurs pouvoirs ne sont qu’une illusion. Finalement, il s’avère qu’en réalité leur psychiatre fait partie d’une organisation secrète visant à dissimuler l’existence des super-héros à la population. Ils sont donc bel et bien réels, mais considérés comme des menaces à l’équilibre mondiale qu’il faut neutraliser. A la toute fin du récit, l’existence de ces êtres extraordinaires est rendue publique. Contrairement à Logan, Glass laisse entrevoir une lueur d’espoir : il encourage les personnes avec des facultés extraordinaires à sortir de l’ombre et à assumer qui ils sont – une approche populiste du super-héros, appelé à lutter contre une forme d’establishment qui les oppresse.
Dorénavant, les super-héros qui s’assument ne combattent plus seulement une menace extérieure mais ils entrent parfois en conflit avec leurs semblables comme dans Batman v Superman : L’Aube de la Justice (Zack Snyder, 2016) chez DC, ou Captain America : Civil War (Anthony & Joe Russo, 2016) chez Marvel. Ainsi, par un hasard du calendrier, ils reflètent bien la division du peuple américain, polarisé entre les Républicains et les Démocrates en cette période électorale tendue. Comme dans Glass, les médias et le gouvernement s’inquiètent des pouvoirs destructeurs de ces surhommes et cherchent à les canaliser voire à les contrôler, provoquant tension et division dans leur propre camp. C’est donc bel et bien la fin de la mythologie des super-héros vertueux, dorénavant devenus des dangers publics pour les citoyens, plutôt que des sauveurs. Marvel enfonce le clou avec la sortie du mastodonte Avengers : Infinity War (Joe & Anthony Russo, 2018), dans lequel la moitié des personnages sont tout simplement réduits en poussière par le super-vilain Thanos. Le délitement des super-héros est total puisque figuré. Fin 2019, l’équipe de campagne de Donald Trump publie sur Twitter un montage vidéo dans lequel le visage du milliardaire est apposé sur le corps de Thanos, éliminant ses opposants politiques d’un claquement de doigt. La personnification du président américain sous les traits du plus grand méchant de l’univers Marvel a de quoi surprendre tant elle affiche presqu’aussi frontalement que maladroitement ses intentions. Avec la suite Avengers : Endgame (Joe & Anthony Russo, 2019), Marvel tente d’effacer l’ardoise en ressuscitant littéralement ses personnages, et donc, peut-être, la mythologie qui les accompagne, mais en vain. Même si les spectateurs continuent d’accourir en salles pour suivre leurs aventures, le mythe n’en demeure pas moins érodé, à l’image des Etats-Unis, avec des cicatrices bien visibles. Après avoir été super-plus-cons, les super-héros sont devenus super-banals.
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Lire la deuxième partie.
Merci à Joris Laquittant, Anna Leterq et Alexandre Santos