Après deux essais remarquables — Hérédité (2018) — puis remarqué — Midsommar (2019) — Ari Aster c’était imposé comme l’une des figures de proues d’une nouvelle génération de cinéastes dévoués à l’horreur et au fantastique. Avec Beau is Afraid (2023), il s’en vient déconstruire son image publique et proposer un troisième film voulu plus ample, plus riche, plus complexe mais qui se révèle avant tout plus boursoufflé.
Le complexe du (premier) troisième film
La réputation d’Ari Aster n’est plus à faire tant en deux longs-métrages, ce jeune cinéaste américain a su marquer les esprits des amateurs de cinémas de genres — sans pour autant les convaincre unanimement, preuve en est en ces lieux où l’équipe de rédaction n’a jamais fait consensus sur ses œuvres — si bien que lui fut souvent affublé l’honneur d’être désigné comme le fer de lance d’une sorte de nouvelle vague du cinéma de genre américain qu’on a vulgairement appelé l’elevated horror. S’il est intéressant de rappeler ce terme déjà un peu has been, c’est qu’il nous semble qu’en défendre une certaine définition plus qu’une autre pourra éclairer notre avis sur le film. Souvent, on entend dans le fait d’élever l’horreur une volonté et revendication d’en élever le contenu narratif, de faire en d’autres termes des films d’horreur qui ont quelque chose à raconter, qui ne sont pas bêtes. En ces lieux, nous réfutons depuis toujours cette velléité tant elle nous semble absolument méprisante pour le genre en tant que tel, comme si, avant Aster et ses comparses, l’horreur n’a jamais su raconter autre chose que des bas instincts pulsionnels, sans contexte, sans double lecture, sans complexité. Il faut bien noter que le terme est une pure invention journalistique (issue d’ailleurs d’une presse non spécialisée dans le genre et qui en grande partie, le méprise) et n’est certainement pas représentatif de ce que pensent les auteurs eux-mêmes de leurs films, fort heureusement. En ce lieu, on pourrait accepter une telle détermination si elle entendait parler moins d’une élévation du sens, mais plutôt d’une élévation formelle. Depuis presque quinze ans que nous existons, nous regrettons régulièrement la pauvreté abyssale de la mise en scène des films d’horreur américains mainstream — sauf rares exceptions tels que les travaux de James Wan ou Shyamalan, et j’en oublie certainement quelques autres — aussi l’arrivée de cette jeune génération de cinéastes affiliés à l’écurie A24 ou non — Ari Aster, Robert Eggers, Jennifer Kent, David Lowery, David Robert Mitchell — nous a semblé plutôt élever le niveau non pas dans son renouvellement des sujets mais plutôt dans ce qu’elle a pu apporter, sinon de nouveau, d’au moins sérieusement ouvragé et maîtrisé dans sa mise en scène.
Le cas d’Ari Aster est d’autant plus intéressant que c’est certainement cette maîtrise-là, tournant aux fétiches (plans surcomposées, géométries du cadre, sens du rythme aiguisé) qui ont fait toute la renommée de son cinéma et de ses deux précédents projets. Qu’il s’agisse de la mise en scène au cordeau façon maison de poupée gigogne de Hérédité en passant par les grands cérémoniaux colorés aux chorégraphies géométriques et millimétrées de Midsommar, il faut bien avouer que de ces deux longs-métrages il nous reste d’abord des images, des sensations, des séquences. Le fond chez Aster n’a jamais été particulièrement transcendant, au sens où il n’a jamais bouleversé les codes , qu’il s’agisse du drame familial convergeant à la folie de Hérédité – maintes fois traités dans maintes films avant lui – ou du décorum du folklore païen de Midsommar – allègrement emprunté aux films mètre-étalons du genre de la folk horror. Avec Beau is Afraid, le cinéaste entend donc d’une certaine manière to elevate sa narration, poussant plus loin quelques grandes thématiques de son cinéma – la culpabilité, les conflits mère/fils et homme/femme – en assurant d’emblée la vocation psychanalytique et freudienne du récit. Le film s’ouvre sur une séance de psychiatrie, on y découvre Beau, incarné par un larvé Joaquim Phoenix – qui n’a plus rien du Phoenix re-né de ses cendres, dansant et libéré de Joker (Todd Philipps, 2019) puisqu’il revient ici à ses fondamentaux : faire la moue, marmonner et vouter le dos. La première partie du récit, le suit alors dans son quotidien de grand anxiogène, célibataire puceau cloîtré dans son appartement miteux au cœur d’une ville encrassée par le crime et la misère. Un coup de téléphone le sort de sa léthargie, sa mère a besoin de lui et souhaite qu’il se mette en route immédiatement pour la rejoindre. Tétanisé par l’enjeu, la vie et visiblement aussi sa génitrice, Beau va entrer dans une spirale infernale de paranoïa et d’angoisse. Ces trois quart d’heure inauguraux sont tout bonnement parmi ce qu’on a vu de mieux cette année, Aster faisant montre d’une maîtrise hallucinante du huis clos, tout en transformant les rares sorties de Beau – pour aller chercher de l’eau dans la supérette d’en face – en séquences de tension et d’aventure tendues, aussi drôles qu’effrayantes. Quelques séquences brillent d’une mise en scène inventive, à la grâce d’un montage d’une efficacité redoutable – l’homme au dessus de la baignoire, le courrier sous la porte… A ce stade, le coup de force narratif est payant. Nous raconter l’histoire d’un homme incapable de sortir de chez lui et qui fantasme un monde extérieur dangereux – est-ce d’ailleurs le cas, on ne le saura jamais – pourrait apparaître comme une promesse narrative un peu fine, mais elle est rendue bien plus riche par la réalisation de Aster, si bien qu’on pourrait accepter d’y passer trois heures.
Mais plutôt que de s’enfermer dans l’exercice de style maîtrisé, le cinéaste s’en va Don Quichotter contre des moulins, espérant nous faire un peu d’épate en nous prenant à revers. Beau va sortir, se retrouver pris en charge après un accident par une famille de médecins bien étranges qui récupèrent les éclopés. Cette partie du film offre quelques scènes bien senties – on pense à celle de la peinture bleue – mais fait retomber néanmoins le soufflet de tension du premier acte. On comprend dès lors que le film s’aventurera encore à nous prendre à contre-pied, et que la narration de ce dernier est un peu construite comme celle d’un rêve (ou cauchemar) passant d’un espace à l’autre, d’un ton à l’autre, sans véritablement y chercher de cohérence immédiate. De l’esprit malade et torturé d’un homme, on semble alors finalement divaguer dans une sorte de subconscient onirique, jusqu’à perdre un temps fou dans une forêt de conte merveilleux où une troupe de théâtre joue des pièces bien particulières. Aster passe alors le flambeau le temps de quelques (belles) séquences animées au duo Cristobal Leon et Joaquin Cocina réalisateurs de La Casa Lobo (2018). Même si l’on imagine bien que le cinéaste américain a supervisé cette longue séquence d’animation, on le sent naturellement plus stylistiquement absente à ce récit, comme si cette histoire qui s’y raconte, n’était pas toute à fait la sienne, mais celle d’un narrateur étranger. C’est globalement le ressenti face à Beau is Afraid, si le tissu narratif de l’esprit torturé de Beau fait le liant entre toutes ses parties distinctes, le récit au global a des allures de films à sketchs voire d’exercices de style, de sauts de cabri d’un genre à l’autre, du thriller horrifique au road movie comique, de la comédie au conte animée, du drame familial au fantastique kafkaïen.
On en vient à se demander si Aster n’a pas été touché par une forme de « complexe du troisième film ». Après deux longs-métrages salués pour leur faculté à empoigner les codes de l’horreur et les ré-actualiser, son troisième opus semble affirmer une vaine plus auteurale comme s’il avait voulu cette fois ne garder que l’elevated et chasser l’horror. Car le déroulement du récit de Beau is Afraid est d’abord un renoncement. L’écrin du film de genre (thriller psychologique nimbé d’épouvante) se distillant progressivement jusqu’à n’avoir pour décoction qu’un rabâchement de drame familial oedipo-freudien à base de « maman est coupable de tout ». Même si la stylisation de l’ensemble vrille toujours un peu vers un inconscient-fantastique – un père-phallus, un tribunal/purgatoire sur barque, une forêt merveilleuse – le cinéaste semble dépouiller sa mise en scène au profit d’un épaississement des enjeux psychologiques, souvent maladroit, lourd et verbeux. Ce troisième film a peut être au final tous les défauts d’un premier – se vouloir trop ample, vouloir « tout y mettre » – et il n’est donc pas étonnant d’apprendre que le scénario est le premier qu’Aster a écrit. Il s’agit donc en soit, de son « vrai » premier film, un manuscrit qu’il dut ranger dans ses tiroirs et attendre d’avoir les moyens et la réputation nécessaire pour le réaliser. Plus intéressant encore, l’exploration à rebours des nombreux courts-métrages réalisés par le cinéaste préalablement à son Hérédité éclairent sur sa personnalité d’auteur. On y découvre, partout, les germes de Beau is Afraid, bien plus que des deux films d’horreur qui ont fait sa primo-renommée. Dans Beau (2011), on retrouve la situation de départ de ce qui deviendra le long-métrage : un homme (Beau, donc) doit faire ses valises pour partir voir sa mère, mais il est empêché dans son départ par la perte de ses clés. S’en suit un magma d’angoisses qui finit par ensevelir toujours plus le personnage dans la folie. Dans C’est la vie (2016), un SDF complotiste scande un monologue rageur qui entremêle folie et conscientisation de la décrépitude du monde. Une figure – le marginal illuminé et prophète – qu’on retrouve aussi dans Beau is Afraid. Dans The Strange Thing About The Johnsons (2011) – certainement son meilleur court-métrage et de loin le plus dérangeant – tout comme dans Munchausen (2013) sont décortiqués avec un vrai sens du malaise les relations parents-enfants. Dans le premier, un jeune garçon se rend coupable d’inceste sur son propre père, dans le second, une mère empoisonne son fils pour l’empêcher de quitter le nid familial. C’est une constante chez Aster que d’opposer la figure maternelle – toujours relativement castratrice – au mâle sous toutes ses formes, la figure paternelle, le fils et le phallus. Ce dernier est un sujet obsessionnel, qu’il rétrécisse comme dans The Turtle’s Head (2014) ou devienne monstrueusement gigantesque dans Beau is Afraid (2023). Découvrir ses courts-métrages nous permet surtout de constater à quel point le genre horrifique ne semble pas tant séminal pour Ari Aster – même si terreur, angoisse et violence sont souvent convoquées dans ses formats courts – ses premiers essais lorgnant davantage vers un certain cinéma du malaise et de l’étrangeté, mâtiné de réflexion psychanalytique fort influencée par la pensée freudienne dont on comprend bien qu’il a fait ciment de sa pensée puisqu’il le cite à longueur d’interview. En définitif, jugé dans son ensemble, son œuvre rappelle davantage celles d’autres mentors comme Todd Solondz, Roy Andersson ou Charlie Kaufmann. Difficile alors de dire si les deux premiers longs-métrages du bonhomme n’auront été que des chevaux de Troie (fort efficaces) pour pirater le système et imposer son nom. Peut-être même que nous ne verrons plus jamais de films d’horreur, qu’ils soient elevated ou non, réalisés par Ari Aster. L’avenir nous le dira, en attendant, le cinéaste a déjà avoué dans les colonnes du New York Times que son prochain film pourrait bien être un western. Un elevated western. Sûrement.