Après vous avoir dévoilé il y a dix jours notre TOP 10 des films qui n’ont pas fait genre en 2022, nous inaugurons un nouveau type de rendez-vous annuel en vous proposant d’explorer, de découvrir, revisiter, treize séquences qui n’ont pas fait genre lors de l’année écoulée. Ces scènes partagent toutes un point commun : elles hantent pour longtemps. Certaines d’entre elles étant des “scènes de fin” nous précisons que des spoilers et autres divulgachis peuvent se loger dans ces textes.
Avatar : La Voie de l’Eau de James Cameron
La Plongée
par Pierre-Jean Delvolvé
Avatar : La Voie de l’Eau a totalement hanté notre année 2022. En janvier, sa sortie fut confirmée après des années de reports. En avril, en avant programme de Doctor Strange in the multiverse of Madness (Sam Raimi, 2022), nous pouvions découvrir le premier teaser du film. En septembre, en post-générique de la ressortie d’Avatar (2009), cinq minutes exclusives de ce sequel. Dans le cadre de ces « moments choisis » de l’année 2022, j’aurais pu choisir le premier teaser, sublime qui nous présentait quelques plans stupéfiants sur de belles et discrètes notes d’orgue. J’ai finalement préféré décrire les cinq minutes aquatiques découvertes en septembre, autant pour le choc qu’elles constituaient déjà hors du film que pour leur force à l’intérieur de la diégèse. Si certains pouvaient découvrir la rencontre de Lo’ak avec Payakan, j’avais donc de mon côté assisté à cette première plongée sous-marine, peut-être la séquence la plus saisissante de ce nouveau James Cameron qui permet de parfaitement saisir à mon sens ce qui fait la beauté de son cinéma, et faisant taire bien des imbéciles réserves à son propos. Le premier choc, celui de septembre, était donc essentiellement visuel. A l’époque, si j’étais déjà heureux de ne voir que de nouveaux personnages dans cette séquence, il m’était difficile d’y être attaché. En revanche, il m’était impossible de ne pas être immédiatement ébloui par cette plongée. La caméra attend dans l’eau quelques secondes, avant que les premiers personnages – deux enfants Metkaynas – se jettent à l’eau pour la rejoindre. L’effet de saisissement ressenti devant cette scène n’est pas uniquement liée aux incroyables effets numériques et à la beauté plastique de cet univers marin, bien que le terme « sublime » semble avoir été inventé pour les uns comme pour l’autre. Visuellement, ce qui frappe plutôt, c’est le passage de l’eau à la surface. En effet, les personnages sont plus d’une fois obligés de sortir de l’eau, et ces moments entre deux espaces sont d’une grande force. L’impression qui reste est celle de littéralement voyager d’un univers à un autre, d’être parfois entre les deux, ce qui est évidemment renforcé par le travail du HFR. Dans cette séquence, à l’extérieur de l’eau, la fréquence d’images est classiquement en 24 ips, tandis que sous l’eau, Cameron plonge dans le HFR, entre le 48 et le 60 ips. Ainsi, il réserve une pure sensation de nouveauté, nous offrant l’occasion, si rare aujourd’hui, de voir des images parfaitement neuves, simplement émouvantes par leur nouveauté. Mais ce n’est pas tout, et c’est là qu’on peut répondre à ce mot trop souvent entendu pour déprécier les Avatar. Non, leur émotion n’est pas que visuelle, et on va aussi voir ces films pour leur histoire. Lorsque l’on a revu ces images au milieu du long-métrage en décembre, l’émotion était décuplée. Soudain, accompagnées de tous ses nouveaux personnages côtoyés pour la plupart depuis une heure, ces images prenaient une force nouvelle. Neteyam, Kiri, Lo’ak et Tuk sont emmenés dans l’eau par le peuple du récif chez qui ils ont trouvé refuge sous l’impulsion de leur père en fuite. Ils doivent apprendre leurs us et coutumes. Nous découvrons alors que nous n’étions pas les seuls à découvrir cet espace aquatique et superbe : les personnages, avec nous, plongent aussi pour la première fois dans ce monde. Comme je le soulignais dans mon texte sur le film, Cameron n’est jamais aussi fort que quand il fait partager ses découvertes technologiques avec ses personnages eux-mêmes en position d’étonnement, d’émerveillement. Il me semble qu’il a trouvé dans La Voie de l’Eau le personnage qui porte le mieux cette dimension et ce dernier se révèle pleinement dans cette séquence. En effet, alors que tous sont remontés à la surface et qu’ils échangent sur leur incapacité à rester en apnée aussi longtemps, ils réalisent que Kiri n’est pas avec eux. La mystérieuse « Immaculée conception » née de l’Avatar de Grace – et incarnée par la même comédienne, Sigourney Weaver – est restée au fond de l’eau. Cameron nous la montre alors pendant un très court moment. Alors que ses frères et sœurs étaient agités, incapables de tenir en apnée, elle semble dans un état de plénitude magnifique. Elle sourit tandis qu’un poisson aux longues tentacules passe devant son visage. Comme dans d’autres nombreux plans, Cameron nous laisse contempler ce visage, si troublant de réalisme. Les ombres qui passent sur sa peau, la lumière qui vient éclairer ses traits, le léger mouvement de ses yeux… Kiri, pure création, authentique mystère du monde d’Avatar est autant un objet de fascination que celle qui nous invite à cette fascination, cette contemplation du monde. C’est dans ce dernier plan qu’elle nous est pour la première fois vraiment révélée, concluant ce climax incroyablement doux sur le mystère qu’elle incarne : celui de l’émerveillement.
“Avatar : La Voie de l’Eau” est toujours en salles.
Photogrammes de la bande-annonce
Crédit Photo © The Walt Disney Company
Nope de Jordan Peele
Le Massacre de Gordy
par Joris Laquittant
Un long travelling avant, la caméra s’avance lentement dans un studio de sitcom embrun d’un silence spectral. Une date, 1998, s’affiche à l’image pour clarifier que la séquence est un flash-back, proposant un retour en arrière sur ce jour sombre où le tournage de la sitcom fictive Gordy’s Home a tourné au drame. Dans le décor carton pâte de cette maison typique de la middle-class américaine, déambule, sauvage, un chimpanzé habillé tel un petit garçon – peinture grotesque d’un anthropomorphisme qui donne la nausée – chapeau de fête vissé sur la tête. Gordy, c’est son nom, vient de massacrer comédiens et techniciens, ramené brutalement à ses instincts sauvages par l’explosion accidentelle d’un ballon de baudruche. Caché sous une table, le petit Jupe – co-star du tv-show – assiste, médusé, à cette terrifiante image d’un primate recouvert des pieds à la tête du sang de ses victimes, sur lesquelles il continue de s’acharner. Si la brutalité initiale de la séquence a de quoi saisir et marquer les esprits, ce moment de Nope a surtout généré tout un tas de questions chez des spectateurs bien décidés à déchiffrer le supposé « mystère » du film de Jordan Peele. Après avoir massacré un homme venu sur le plateau pour tenter de le calmer, le singe semble disparaître un moment, laissant Jupe, souffle coupé, dans l’incertitude du destin qui l’attend. Son regard se disperse alors sur un détail étrange de la scène de crime. Figée, devant ses yeux, une ballerine semble magiquement tenir en équilibre, comme en apesanteur. Cette image, saisissante, a fasciné les spectateurs et généré des tonnes de commentaires et analyses, certains y voyant la manifestation d’une force supérieure, faisant peut-être référence à la présence extraterrestre au cœur du film. Pourtant la solution à ce « mystère » n’est pas si compliquée. Dans la langue de Shakespeare, il existe en effet une expression : « Waiting for the other shoe to drop » que l’on peut traduire littéralement par « Attendre que la seconde chaussure ne tombe ». Celle-ci est employée pour qualifier une situation où un individu est suspendu à l’accomplissement d’un destin imparable. C’est le cas ici de Jupe, qui attend son heure, certain que la mort va lui sauter au visage. Le mystère de la ballerine n’en est donc pas un, il est davantage un clin d’oeil du cinéaste, qui illustre visuellement une métaphore commune et parfaitement compréhensible pour qui est un tant soit peu anglophone. Une fois ce faux mystère éludé, on pourrait croire la séquence décryptée et déshabillée de tout intérêt analytique. Pourtant, outre cette ballerine en lévitation, la scène demeure une clé de voûte scénaristique pour déchiffrer les enjeux souterrains du scénario de Nope. A l’échelle plus générale, le film de Peele s’intéresse à la société du spectacle et à sa capacité à détruire les individus en accolant à ce constat, les grandes thématiques de son cinéma jusqu’alors : l’épineuse question des minorités de toutes sortes, et les façons diverses avec lesquelles la société américaine les malmène voir les exploite. Ici, c’est la spectacularisation des différences qui est mis en lumière par Jordan Peele. Face aux quelques extraits de la fausse sitcom, on pense ainsi très fort à de vrais exemples tels que la sitcom Arnold & Willy (1978-1986) qui faisait spectacle et objet comique des différences de ses interprètes (nanisme, couleur de peau). Ici, Jupe semble incarner le parfait profil du « petit asiatique », de même qu’il n’est pas totalement anodin non plus qu’il ait le profil du « petit gros rigolo ». Gordy et lui sont donc mis en scène de la même façon et avec le même cynisme : on rit de leur différence, on fait comédie de ces « bêtes de foire ». Il est donc logique que Gordy ne s’en prenne pas à son jeune ami. Après un échange de regard tout en tension, il s’avance vers l’enfant terrorisé et lui tend la main. Le regard lancé à l’enfant par le singe est d’une tendresse et d’une tristesse sans pareil – prouesse numérique que de parvenir à retranscrire ces subtilités émotionnelles – Gordy se reconnaît en Jupe et fait se retourner alors le miroir anthropomorphique, le temps d’un champ-contrechamp bouleversant. Ce moment est certainement le véritable instant d’apesanteur de la séquence, d’autant plus émouvant que l’intensité qui s’en dégage est brutalement foudroyée par la mort soudaine du chimpanzé, anéanti d’une balle en pleine tête par un tireur hors-champ. Mort ou rescapé, Jupe et Gordy ne sont alors que les deux faces d’une seule et même pièce, et leur reconnaissance mutuelle, la clé de compréhension principale de Nope et de son propos bien moins abscons et cryptique que sa lisibilité politique et théorique passionnante.
“Nope” est disponible en Blu-Ray et DVD chez Universal Pictures
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Universal Pictures / Universal
Trois Mille ans à t’attendre de George Miller
Un monde dans un ballon de foot
par Pierre-Jean Delvolvé
Difficile de choisir un moment dans ces Trois Mille ans à t’attendre qui nous ont tant enchantés, alors même que le film semble en avoir déçu beaucoup, même des admirateurs de la première heure du papa de Mad Max. Pourtant on pourrait dire que ce dernier long-métrage n’est fait que de moments justement, d’histoires morcelées et plastiquement hétérogènes qui viennent s’agencer en un ensemble singulier et vertigineux, accouchant d’un curieux et beau couple. Un Djinn éternel main dans la main avec une savante mortelle de notre temps, sceptique et seule. C’est autour de ce couple, de sa précaire et surnaturelle existence que s’articule la dernière scène du film. Autour du couple, et d’un gag fantastique. Trois Mille ans à t’attendre part dans de multiples directions : de la fantaisie épique à l’horreur, du grotesque à la divagation solitaire, de dialogues digressifs et savants au mélodrame de chambre. Tant et si bien qu’à la première vision, le film file à toute allure, semblant être à la fois son propre moteur et son propre carburant, allant de surprise en surprise. Le dernier mouvement est sans doute le plus perturbant. Alors qu’enfin les deux personnages semblent avoir trouvé l’amour, et que le Djinn s’est installé avec Alithea à Londres, ce dernier se met à se décomposer dans ce monde qui ne croit pas en lui. Elle doit alors le libérer à la faveur d’un ultime voeu. Pourtant, dans la dernière scène, alors qu’elle clôt l’écriture de son livre, cette dernière le voit réapparaître. La séquence concentre nombre d’enjeux du film. Alithea, dans un parc, le nez dans ses écrits, voit un couple amoureux – elle qui vient de retrouver sa solitude profonde et originelle. Elle entend ensuite un père appeler sa fille – elle qui n’a jamais réussi à avoir d’enfant. Ces premiers plans, magnifiques, montrent un personnage accueillir la mélancolie, elle qui avait mis de côté les drames de sa vie – l’échec de son couple, une fausse couche qu’on ne saisira qu’à la faveur d’un court et discret plan sur une planche d’échographie – refusant toujours de les évoquer. Le couple et la famille du parc sont dans le flou, la caméra se concentre d’abord sur le visage de son héroïne qui n’est pas débordée par l’émotion, mais accueille une douce et enivrante tristesse. Puis, le son de ce qui l’environne s’estompe un instant. Il n’y a plus que le bruit du vent qui l’entoure quand, comme récompensée de sa mélancolie, elle voit réapparaître une ultime fois le Djinn, plus loin dans le parc. Elle ferme les yeux, compte jusqu’à trois, pour s’assurer de ne pas le rêver. Non, le Djinn est bel et bien là. Elle peut lui caresser le visage. Cette petite concession élégante et heureuse après la chute mélodramatique suffirait déjà à en faire l’une des plus belles scènes de l’année. Le couple s’éloigne à l’horizon : la conclusion semble parfaite. Mais Miller y ajoute une idée géniale, d’une candeur joyeuse et offerte. Le couple est soudain légèrement dérangé par l’arrivée d’un ballon de foot avec lequel jouent des enfants dans le parc. Idris Elba jongle avec et envoie un petit coup dans ce ballon, qui rebondit plusieurs fois, comme par magie, sur un lampadaire. Un gag anecdotique, d’une simplicité biblique, qui étrangement, est venu serrer ma gorge. Pourquoi ? D’abord par son incroyable pureté. Les gags qui achèvent les blockbusters de nos jours sont souvent si navrants – citons par exemple cette année la désespérante dernière apparition de Bruce Campbell en post générique de Doctor Strange : In the multiverse of madness (Sam Raimi, 2022) – qu’on en a oublié comme un minuscule et candide petit gag magique peut être magnifique. Mais plus profondément, sur ce que le film raconte, cette ultime pirouette est bouleversante, parce qu’elle vient affirmer que, malgré son amère conclusion, il reste dans cette histoire qui s’achève, et donc au cinéma, un soupçon de magie. A la fin d’une œuvre qui n’a cessé de tenter les figurations les plus folles, de mettre en scène une série d’images impensables, et d’écrire une histoire d’amour malheureusement impossible, cette toute petite victoire dans un ballon de foot est une magnifique lueur d’espoir.
“Trois mille ans à t’attendre”est disponible en Blu-Ray, 4K UHD et DVD chez Metropolitan FilmExport
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Leonine / MetropolitanFilmExport
Everything Everywhere All at Once des Daniels
L’univers des cailloux
par Andie
Coupure nette. Plan sur un désert. Un gros caillou, seul, au bord d’une falaise, en plein centre de l’image. Puis, la caméra recule. On constate alors que le caillou n’est pas seul – ils sont deux. On comprend tout de suite que l’un d’entre eux est Joy/Jobu, et l’autre est Evelyn. Nous sommes dans l’un des nombreux univers où la vie n’a pas réussi à prendre forme. Restent alors… Les cailloux. Cette scène marque les esprits de par son contraste total avec le reste du film. On passe du chaos le plus absolu – causé par les nombreux sauts d’un bout du multivers à l’autre, où l’on expérimente toute une panoplie de couleurs, de sons, d’émotions – à un plan sur… Des cailloux au beau milieu d’un désert. Ici, pas de couleurs criardes, pas de musique d’accompagnement, pas même de voix, rien. Juste deux cailloux et quelques brèves lignes de texte. Pourtant, par sa simplicité, cet instant suspendu au bord de la falaise véhicule quelque chose de très fort. Tout d’abord, ce silence nous renvoie à la communication difficile entre mère et fille qui est le ciment narratif de Everything Everywhere All at Once, une communication brisée par le poids des attentes et de la pression parentale. Mais il semblerait que ces quelques secondes passées à l’état de caillou parviennent à leur faire atteindre un degré de complicité jamais atteint par leurs alter egos humains, dont la querelle s’étend à travers tout le multivers. Il suffisait donc de devenir un caillou pour enfin réussir à percer ce cœur de pierre. En un va-et-vient de plans serrés ponctué par quelques sobres lignes de texte, elles semblent s’accorder sur la vacuité de l’existence sur cette planète, où chaque nouvelle découverte nous fait nous sentir encore plus petit.es et insignifiant.es. Cet instant, c’est celui que Jobu attendait, celui où Evelyn finirait par ressentir ce qu’elle ressent, ce vide profond au fond d’elle-même, mais lorsque cela se produit, Jobu se rend compte qu’elle aurait préféré que sa mère puisse la convaincre qu’il existe une échappatoire. Et malgré le fait qu’il s’agisse d’une conversation entre deux cailloux, on ressent toute la détresse que les deux femmes éprouvent quant à leur relation compliquée, mais aussi par rapport à leur place dans le multivers. On ne peut s’empêcher de verser une petite larme, entre deux éclats de rire provoqués par l’absurdité du cadre et la complicité retrouvée. Dans cette scène, nul besoin d’artifices pour délivrer le message, et c’est peut-être pour cela qu’elle nous marque tant. L’entièreté du film est truffée de visuels et d’effets plus innovants les uns que les autres – les Daniels s’amusent à rendre hommage à différents genres et différentes œuvres en changeant constamment le ratio et la colorimétrie – mais il semble que ce soit la scène la plus simple qui soit aussi la plus efficace. Telle un jardin zen au milieu d’une fête foraine, cette scène que l’on n’attendait pas nous offre un instant de calme et de clarté, et vient par ailleurs faire écho au grand message du film : même les événements les plus anodins sont porteurs de sens et valent la peine d’être vécus, ensemble.
“Everything Everywhere All at Once” est disponible en Blu-Ray, 4K UHD et DVD chez Originals Factory/Seven7
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Originals Factory / Seven7 / Leonine
The Green Knight de David Lowery
La Marche des Géants
par Elie Katz
Un infime moment d’immense intensité. Gauvain n’est pas chevalier. Pas encore. Pour prouver sa valeur et en obtenir le titre, il doit quitter le château de son enfance pour accomplir une étrange quête : ramener sa hache à un mystérieux chevalier vert afin que celui-ci puisse lui couper la tête avec. S’il revient couvert de gloire comme les fabuleux chevaliers de la Table Ronde dans l’ombre desquels il a grandi, il pourra même succéder à son oncle, le légendaire et vieillissant roi Arthur. Un devoir évident, une récompense juste. Tout paraît simple et évident sur le papier. Cohérent. Pourtant la tâche, comme le film The Green Knight lui-même, perd de sa saveur dès le foyer quitté. Le temps est mauvais, la terre est ravagée par des guerres dont Gauvain a seulement eu vent. Les premiers détrousseurs venus lui prennent son cheval et ses armes et même la hache, objet de sa quête. Tout ça pour quoi ? Pour qui ? Et si rien ne l’attendait durant cette quête, à part sa mort ? Incapable de rentrer, Gauvain continue d’avancer. Le temps et l’espace se dissolvent d’une séquence à l’autre. Notre seul repère reste le Chevalier qui persiste dans ce royaume qui semble s’étendre sous ses pieds, toujours vide d’humanité mais toujours plus riche d’une nature infinie. Ce n’est plus une quête de gloire que l’on suit, mais bien une quête de sens. Quelques jours ou quelques années plus tard, on retrouve Gauvain traversant avec peine une étendue d’eau sans fin. La vue zénithale nous prive de son ciel et de son horizon. Il avance encore, écrasé par sa hache, retrouvée par magie, accompagné d’un renard qui ne le quitte plus depuis quelques scènes. Fondu. On retrouve Gauvain et son renard au sol de dos, marchant entre deux montagnes vers une embouchure emplie de brume. Toujours pas de ciel, toujours pas d’horizon. Autour d’eux, des ruines abandonnées se fondent aux rochers de la vallée. Seul le jaune de sa cape et la rousseur du petit renard détonne dans le terne paysage. Des intrus. Soudain, un grondement. La terre tremble. Gauvain s’arrête, paniqué. Une main gigantesque surgit de l’intérieur de la brume et vient se poser avec fracas sur le relief montagneux. La silhouette d’un géant chauve et gris prend appui sur la crête et disparaît dans la brume. Le renard terrifié n’a pas plus de réponse que Gauvain. Gauvain gravit difficilement la montagne et parvient au sommet. Le cadre qui le suit révèle l’impossible : une immense lande brumeuse traversée d’hommes et de femmes plus grands que la montagne où Gauvain se tient. Nus, sombres, éloignés les uns des autres de plusieurs kilomètres, ils avancent en silence vers un même objectif, hors champ. Si petit en comparaison, le brave Gauvain crie après la géante la plus proche. Alors qu’elle se tourne lentement vers lui, Gauvain lui demande où elle va et si elle peut l’emmener avec elle sur son épaule. La Géante se penche sur ce curieux insecte doué de parole. Elle lui répond d’une voix profonde, indéchiffrable, et approche sa main de lui pour le saisir. De peur, Gauvain se recroqueville sur lui-même et c’est l’encore plus petit renard qui vient à son secours en glapissant à l’encontre de la géante. Elle retire sa main et observe cette nouvelle créature qui lui tient tête. Le renard hurle. Son cri résonne à travers la lande comme un chant de baleine. Littéralement dans les nuages, la géante ferme les yeux, en prenant une grande inspiration. À son tour, elle laisse partir un hurlement étonnement doux, comme une réponse à celui du renard. Gauvain ahuri observe face au vent ce spectacle extraordinaire, une contre-plongée le perdant dans un splendide arrière-plan d’immenses nuages gris. Un nouveau plan fantastique vient briser la continuité du moment : le cadre quitte la montagne du petit Gauvain pour rejoindre les corps gris et scintillants des géants. Dans une brume bien plus épaisse que plus tôt, les géants se sont rapprochés les uns des autres et regardent vers un autre ciel. Des hurlements répondent à celui de la géante, comme une prière, un cri de ralliement, de plus en plus lointains. Une géante tient un bébé près de son sein. Le plan dure. Gauvain et le sol sont oubliés. Ces figures nous paraîtraient presque humaines, mais tout indique qu’elles appartiennent à un autre monde, qu’elles obéissent à d’autres lois. Ellipse. Retour franc au sol sans explication. Un petit Gauvain et son renard traversent un paysage rocailleux, suivant de très loin les géants qui disparaissent dans l’horizon. Et enfin, la consécration. Le même cadre se met à tourner sur lui-même, inversant ciel et terre dans un léger travelling avant vers notre héros. La Terre retournée, le travelling continue et dépasse notre héros pour poursuivre vers l’horizon où les géants ont maintenant tout à fait disparu, comme s’ils n’avaient jamais existé. Irréels. Inoubliables.
“The Green Knight” est disponible pour les abonnés Amazon Prime Video.
Crédit Photo © TELEPOOL / A24 / Amazon
Les Crimes du Futur de David Cronenberg
Une larme comme réincarnation
par Pierre-Jean Delvolvé
Viggo Mortensen n’a jamais caché sa fascination pour La Passion de Jeanne d’Arc (Carl Theodor Dreyer, 1927) et l’interprétation de Renée Falconetti. Difficile de savoir si cette passion a influé sur le dernier film de David Cronenberg, mais il nous était difficile de ne pas y penser devant le dernier plan du long-métrage : l’image presque primitive de son visage, en noir et blanc et gros plan, laissant s’échapper une larme, le regard dirigé vers un au-delà indiscernable. Le personnage est-il en train de mourir ? Ou d’accéder à une forme d’immortalité ? Impossible à savoir mais, soudain, lui qui se montrait si bavard et obscur, se révèle à nous d’une manière incroyablement sensible, le temps d’une courte larme. Les crimes du futur marquait un retour très attendu du maître David Cronenberg au cinéma après huit ans d’absence, un détour littéraire et une tentative de série qui n’a pas abouti. Ce retour, ce n’est plus un secret, en a déçu beaucoup, notamment lors de son accueil glacial au festival de Cannes. Loin de partager cette déception, nous l’avons invité dans notre top 10 de l’année et l’avions largement défendu à sa sortie, autant pour la parfaite continuation d’une œuvre capitale qu’il constitue que pour sa singularité évidente au sein de cette filmographie. Il faut dire que les déceptions avaient de quoi surprendre, comme si les critiques cannois attendaient dans ce retour au body horror un nouvel ouvrage dans la veine de ses chefs-d’œuvre passés, disons avant le virage pris depuis la deuxième moitié des années 90. Or, Les Crimes du futur correspond bien plus à sa dernière manière : c’est un petit film, resserré et bavard (comme Cosmopolis, autre très grand film incompris), loin de toute forme de sensationnalisme que pouvait laisser espérer un trailer aguicheur mais relativement mensonger. Quelque chose cependant nous a beaucoup plus surpris, c’est la relative désincarnation du film au sens où – contrairement justement à ses premiers essais en body horror – la chair n’y est pas représentée de manière organique. L’une des très grandes attentes suscitées par ce nouvel opus était son concept : un artiste contemporain pratique des performances où lui sont retirés ou ajoutés – à l’aide d’une machine contrôlée par son assistante et amante Caprice – des organes à corps ouvert. Ces performances ici jouent quelque chose d’assez neuf dans son cinéma, elles n’ont pas la viscéralité des débuts. Les corps s’ouvrent mais ne saignent presque pas, semblent comme éteints. On nous dit « Chirurgy is the new sex » mais il y a pourtant peu d’érotisme dans ces visions. Les entailles sont explicitement numériques, très peu concrètes, surtout pour un nouveau Cronenberg. S’en dégage un sentiment très étrange de désincarnation qui est au fond en parfaite adéquation avec ce dont parle le long-métrage : un monde obsédé par l’idée de faire disparaître la douleur. Au fil d’une enquête nébuleuse, le personnage découvre une société secrète faisant des expériences autour de barres de plastiques : ceux qui les ingèrent auraient un accès à une forme d’immortalité. L’artiste – incarné par un Viggo Mortensen en pur alter ego de Cronenberg – se voit progressivement attiré par cette voie. Cela a pour le coup beaucoup été noté : Cronenberg s’adonne à un autoportrait touchant, où il filme des symptômes qui sont sûrement ceux de sa propre vieillesse (pas étonnant d’ailleurs puisqu’il dit s’être inspiré d’un passage personnel à l’hôpital), avec un humour et une transparence neufs et bienvenus dans son cinéma. Mais ce qui bouleverse le plus ici, c’est la quête d’incarnation qu’il poursuit, jusqu’à cette larme finale qui en est le paroxysme. Tandis que les personnages ne cessent de vouloir se débarrasser de ce qui fait l’essence d’un corps vivant – sa souffrance, sa finitude – Cronenberg, lui, semble traquer ces sensations pour faire survivre quelque chose de son propre rapport au cinéma. C’est palpable dans les nombreuses – et étranges – scènes où Mortensen se contorsionne sur de curieuses machines censés replacer ses organes vieillis pour l’aider à manger notamment, et où ses râles ponctuent chaque échange. C’est aussi le cas dans l’une des plus belles scènes du film où Kristen Stewart – absolument géniale – avoue à l’artiste son désir de participer à son spectacle. Elle s’approche de lui, hyper émotive, les yeux embués de larmes, pose son doigt dans sa bouche avant d’essayer de l’embrasser. L’instant dure, leurs langues se rencontrent de manière étrange et belle. Un léger filet de leur salive les rassemble tandis qu’ils se séparent, avant qu’il ne lui dise cette réplique hilarante : « I’m not very good at the old sexe ». Trente minutes avant la dernière scène en larme et déjà un espoir de réincarnation. Car, c’est également une sécrétion liquide qui vient réincarner le personnage et l’acteur dans le magnifique dernier plan déjà rapidement décrit. A ce moment, Mortensen a accepté de passer le cap et de manger la fameuse bar de plastique après s’être de nouveau contorsionné dans tous les sens. Alors qu’il avale sa première bouchée, Léa Seydoux tourne autour de lui pour le filmer, avant de s’arrêter sur son visage vers lequel la caméra de Cronenberg s’avance dans un élégant travelling avant. La texture d’image change le plan suivant lorsque nous apparaît le plan tourné par Léa Seydoux. Celui qui pose toute l’ambiguïté du scénario – le personnage a-t-il finalement accès à l’immortalité ? Est-il sauvé malgré tout ? Nous n’aurons pas la réponse – autant qu’il affirme, simplement et sans geysers de sang, les fondamentaux d’une filmographie capitale obsédée par la mutation mais toujours la plus forte pour regarder nos corps tels qu’ils sont.
“Les Crimes du Futur” est disponible en Blu-Ray et DVD chez MetropolitanFilmExport
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Crédit Photo © MetropolitanFilmExport
RRR de S.S Rajamouli
Evasion de Prison
par Martin Courgeon
Il est assez clair que RRR, le dernier blockbuster de S.S Rajamouli tout droit venu de Tollywood a fait, et fera encore longtemps l’objet de commentaires et d’exégèses. Malgré les difficultés du cinéma indien à se faire une place dans le paysage occidental, RRR semble conquérir à peu près tous les publics le découvrant. Les morceaux de bravoures ne manquent pas pour expliquer ce phénomène, mais la séquence d’action finale, ultime moment de la geste épique du film, semble en être le point culminant. Dans un climax à multiples niveaux qui ne serait pas sans déplaire à James Cameron, nos deux futurs révolutionnaires indiens, Bheem et Raju (tous deux de réelles figures de l’indépendance indienne), se retrouvent enfin pour définitivement allumer les braises de l’insurrection. Deux séquences s’enchainent alors, une évasion de prison, directement complétée par une scène de guérilla sylvestre opposant nos deux héros à une flanquée de soldats britanniques. Deux séquences qui, sur le papier, sont des motifs balisés. On ne compte plus les films d’évasions ou les scènes d’évasion rocambolesques, de La Grande Evasion (John Sturges, 1963) jusqu’aux bisseries de fin de vie de nos stars d’actions favorites comme Evasion (Mikael Håfström, 2013). Et comment ne pas penser instantanément à Rambo (Ted Kotcheff, 1982) à l’évocation de la guérilla en forêt ? Pourtant, Rajamouli n’aura de cesse que d’aller au-delà de nos références et nos repères balisés, pour tracer une autre voie, totalement singulière. Cela commence tout simplement. Des rondes de gardes, des miradors et des projecteurs, jusqu’ici, rien qui sort de l’ordinaire. Rajamouli et son film sont alors dans les rails. Puis, Bheem ouvre la porte de la cellule – sorte de cachot à même le sol – de son compère Raju. C’est là que le plus délicieux des déraillements peut commencer. Raju, blessé aux jambes, ne peut pas marcher. Qu’à cela ne tienne, l’évasion de prison se fera tout de même, il suffit de grimper l’un sur l’autre et de se tenir aux épaules de Bheem. C’est évidemment le moment que choisit Rajamouli pour commencer à pousser tous les potards de sa mise en scène au maximum. Comment faire tenir debout – c’est le cas de le dire – ce postulat assez fou de deux hommes l’un sur l’autre fuyant en dézinguant la moitié d’un régiment britannique ? La réponse ne peut pas seulement tenir au découpage limpide, ni aux cascades d’une inventivité réjouissante, ni même aux ralentis ou aux contre-plongées héroïques et aux regards de feu que lancent Ram Charan (Raju) et NTR Jr (Bheem), ni encore à la musique volontiers pompière mais Ô combien efficace de M.M Keeravani. C’est la synergie assez miraculeuse de tous ces éléments qui fait fonctionner à merveille une idée qui, sur le papier, semble perdue d’avance. Il en va de même pour la deuxième partie de la séquence. Caché dans la jungle, Bheem soigne, rhabille et arme son frère d’arme, pour que tout deux puissent finalement affronter les dizaines de soldats lancés à leur trousse. Dans cette ultime séquence d’action effrénée – parfois certes limitée par des effets spéciaux imparfaits – Raju se métamorphose littéralement en Rama, roi légendaire de la mythologie hindoue (protagoniste du Râmâyana). Rajamouli porte au point d’ébullition son film, dans cette séquence finale, toujours sur la ligne de crête entre l’épique et le pompier, le violent et le kitsch, l’action décomplexée et la volonté très sérieuse de mettre en scène une émancipation. Il y a tout ça et bien plus encore dans le final brutal, fou, pyromane, exaltant et ahurissant de RRR. C’est ainsi qu’arrive cette excitation, celle de retrouver finalement, un vrai cinéma de grand spectacle, celui que l’on cherchait aux Etats-Unis ou à Hong-Kong, et qui semble avoir en grande partie disparu. C’est peut-être ça qui nous réjouit autant quand s’achève ce moment de bravoure d’une vingtaine de minute. Ce cinéma n’a pas disparu, il a peut-être juste déménagé au sud de l’Inde.
Après une sortie en salles “RRR” devrait à priori avoir une diffusion sur Netflix en 2023
Crédit Photo © Friday Entertainment
Top Gun : Maverick de Joseph Kosinski
Maverick prouve que c’est possible
par Elie Katz
L’essence du blockbuster, le kérosène du kiff. Qu’est-ce qu’un miracle sinon la réalisation d’un acte (ou d’une séquence) que personne ne croyait faisable ? Le magistral Top Gun : Maverick de Joseph Kosinski, dans la lignée des films de Tom Cruise, incarne parfaitement la mise en abyme du miracle accompli autant par le héros dans son histoire que par l’équipe technique dans son tournage. Pour qu’il y ait miracle, il faut d’abord rendre évident l’impossible. Et pour cela, quoi de mieux qu’un constat d’échec. Depuis plusieurs semaines, Maverick, pilote parmi les pilotes, rétrogradé au poste de professeur, peine à faire de ses élèves les as des as dont l’Amérique a besoin – pour quoi, contre qui, on ne sait pas trop. Le temps presse, ainsi le vice-amiral Simpson, commandant de la base et superviseur de la mission, décide de changer de stratégie. Bye bye Maverick, bon vol, merci pour l’effort. Les apprentis pilotes prennent durement la nouvelle, engoncés dans leurs sièges face aux écrans de contrôle de la base aérienne, comme nous face à l’écran. Après tout, c’est vrai, comment réussir où Tom Cruise, pardon, Maverick a échoué ? Soudain bip-bip-bip. Un mouvement sur l’écran. Les apprentis pilotes se redressent, nous aussi. Un simulateur signale l’entrée non planifiée d’un avion à réaction dans la zone d’entraînement. Le commandant Simpson, toujours avec un train à vapeur de retard, exprime son incompréhension. VIOUM. Gros plan d’un avion en pleine pirouette. C’est qui ? C’est Maverick. Il va tenter le parcours, seul, sans supervision et en moins de temps que prévu. « Impossible ! ». Mais l’audace du geste et la réputation du maître figent les sceptiques qui voudraient l’en empêcher. Visière cliquée, manche saisi, manette poussée. Les réacteurs brûlent et l’avion se retourne sur lui-même. On entre dans le plan mythique du film : un vrai Tom Cruise dans un vrai cockpit à pleine vraie vitesse, entouré de l’immensité de la mer de nuages. Il est couvert de la tête au pied, à l’exception de ses yeux aux sourcils plus froncés que ceux d’un Clint Eastwood en plein soleil. Seul le « Maverick » soigneusement inscrit sur son casque nous rappelle que c’est un film et pas juste un acteur drogué à l’adrénaline qu’on regarde encore se mettre dans des situations pas possibles. On entend plus que le combat entre sa respiration de plus en plus forte et le vrombissement montant et strident de la machine. Retour au simulateur de la salle de contrôle, plus proche du jeu vidéo de vol que d’un radar militaire : l’avion pénètre un carré volant qui devient vert. Le compte à rebours est lancé. Silence dans la salle des apprentis et dans la salle de cinéma. C’est parti, c’est maintenant. Quel fou, quel kiff. Dès le début, l’épreuve semble difficile. La peau de Maverick écrasée par la vitesse s’étale comme une pâte à crêpe sur le côté de ses yeux. Il peine à garder son souffle. Ses manœuvres l’amènent à ce qui semblent être à seulement quelques millimètres des montagnes qui l’entourent. Chaque esquive le projette d’un côté et de l’autre de la cabine. De plus en plus vite, de plus en plus fort. Le paysage défile, devient flou, la caméra commence à perdre l’avion dans son cadre. Un tiers du temps est déjà écoulé mais le GPS 3D de la base n’affiche toujours pas la fin du parcours. Tom pousse. Comme voulant rattraper son retard, le montage de plus en plus saccadé fait comme des sauts dans le temps et l’espace. L’avion et la caméra tournent dans tous les sens avec maîtrise. Ce n’est pas de la VR (notre estomac nous en remercie) mais on s’y croirait. Même l’ombre de l’avion flottant sur le si proche relief semble vouloir le dépasser. Bien tenté. L’avion pénètre dans une nouvelle zone. Si les reliefs étaient couverts de verdure, c’est maintenant une sublime terre de sable que traverse Maverick. Du vert au jaune, tout un symbole. Deux tiers du temps sont écoulés. En salle de contrôle, les spectateurs-pilotes se lèvent et agrippent leur siège. Nous aussi. Peut-il encore le faire ? Il reste encore une montagne à gravir puis à redescendre, pour atteindre du premier coup une minuscule cible cachée pour enfin remonter à la verticale une montagne encore plus grande derrière. C’est re-parti, c’est re-maintenant. L’avion quitte le sol dans un double tourbillon de poussière. Maverick passe la première montagne. Les chocs et changements de vitesse sont toujours là mais il prend mieux sur lui. Il a intérêt puisqu’il fonce à présent vers le sol en tentant de viser la micro-cible devant lui. Moins de dix secondes restantes. Les pilotes retiennent leur souffle dans leur siège, on est déjà morts d’impatience dans les nôtres. Les missiles foncent, l’avion se redresse à 90°. Accélération. La Terre elle-même semble adorer Tom Cruise et le retient à elle de toute sa gravité. Sa vision devient sombre mais il doit rester conscient pour guider les missiles. BOUM. La cible explose, seize centièmes de secondes avant la fin du temps imparti. Large. On souffle, on desserre nos sièges étranglés pendant que les apprentis pilotes sautent des leurs, en extase. Tout ça pour une boîte vide. Merci encore Tom, merci Joseph. Quelle dinguerie le cinéma.
“Top Gun : Maverick” est disponible en Blu-Ray, 4K UHD et DVD chez ESC Distribution
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Paramount Pictures
Apollo 10 ½ de Richard Linklater
Rêve Américain sur canapé
par Pierre-Jean Delvolvé
Dans les premières minutes d’Apollo 10 ½ un enfant du nom de Stanley est appelé à participer à une expédition spatiale, la première de l’histoire. En 1969, il a 10 ans et demi et doit être le premier à marcher sur la lune. Parti-pris extraordinaire et donc promesse folle pour le spectateur. Pourtant, très vite, Linklater troque son intrigue de science-fiction pour un étonnant film de souvenirs. La voix off de Jack Black – le petit garçon au futur – décrit « le bonheur qu’était le fait d’être un enfant » aux Etats-Unis en cette année-là. Les lieux de vacances, les voitures, les différents aliments et boissons, et surtout les journées et les soirées, en famille, devant le poste de télévision… On assiste soudain à un gigantesque zapping mélancolique, où un plat tout fait devient plus important qu’un premier pas sur la lune. Après l’étrange et sublime essai Waking Life (2001), et l’obsédante adaptation de Philipp K. Dick A Scanner Darkly (2004), Linklater a de nouveau recours au procédé de la rotoscopie dont la subtile bizarrerie n’a jamais paru aussi adaptée à cette plongée rêvée au cœur des souvenirs d’un enfant imprégné du rêve, consommateur, américain. C’est seulement dans le dernier quart d’heure que nous revient cette histoire de conquête spatiale. Avec toute sa famille au parc d’attraction, le garçon apprend que ce soir est le grand soir : la fusée d’Amstrong vient d’atterrir sur la lune. Ils rentrent chez eux pour assister à l’événement à la télévision, l’espace de tous ses rêves. La famille est installée, chacun devant son petit plateau repas. Mais avant les images historiques, une longue attente fatigue notre héros. Des débats interminables le fatiguent : on y dit que l’expédition coûte trop cher, qu’elle masque la guerre et les inégalités raciales qui gangrènent le pays. Le père s’agace, l’une des sœurs félicite cette intervention politisée, tandis que Stanley, débarrassé de son plateau repas, commence à fermer les yeux, et soudain tout l’art subtil et poétique de Richard Linklater s’accomplit pleinement. Alors que Stanley semble définitivement s’endormir, l’événement historique a lieu à la télévision et la famille frémit. Quand la caméra du cinéaste transperce l’écran de télévision, ce n’est pas Amstrong que nous voyons sur la lune, mais bien Stanley, alors même que ce dernier est simultanément en train de s’endormir sur son canapé. Se révèle alors la secrète ambition d’Apollo 10 ½, celle d’être une rêverie enfantine au milieu d’un océan de souvenirs recréés, bien plus que la comédie de SF qu’il promettait d’être au départ, dans d’amusantes séquences d’entraînement notamment. Alors même que son rythme était jusqu’ici assez haché, accumulant les petites vignettes dans un magma envoutant, tout décélère dans cette alunissage. Là où on aurait pu attendre un sommet spectaculaire, c’est tout le contraire qui se joue. Le jeune Stanley s’endort devant ce moment d’histoire, et sur la lune, il ne fait finalement que jouer, sautiller, contempler ce qui l’entoure. Il reçoit l’appel du président des Etats-Unis, mais n’y prête finalement pas attention. Ni sur le canapé où il dort, ni dans son rêve. Alors même que l’extrême nostalgie qui imbibe le récit pourrait lui faire risquer une sorte d’angélisme pro-américain, Linklater l’évite par une légère distance. D’abord parce qu’il n’évite pas les questionnements politiques – comme le prouvent les débats du début de la séquence, et d’autres interventions télévisées au cours du film – ensuite parce qu’il suit toujours, d’abord, la candeur de son garçon dans la lune. Son regard est au diapason de celui de Stanley dans ce dernier segment : en demi-sommeil, les yeux dans le vague, confondant l’image idéale (celle dans la télévision) et celle de la réalité (un salon comme un autre, un canapé où l’on s’endort). L’aspect un peu étrange que revêt l’animation en rotoscopie sied parfaitement à cet état. Les mouvements un peu décalés des corps, les étonnants aplats de couleurs renforcent cette dimension doucement élégiaque qui n’insiste jamais sur ses effets mais laisse s’imprégner de manière très fortes ses souvenirs rêveurs. Cette dernière scène est le climax discret de cette ambition et il s’achève exactement là où il doit : dans le lit de Stanley où ses parents l’emmènent en s’interrogeant. « Est-ce qu’il était réveillé au moment du premier pas ? » demande le père, inquiet que son fils ait pu passer à côté de ce moment historique. Il ne l’était qu’à moitié, mais c’est ce doux état, souvent permis par « les soirées télé » qui aura rendu ce moment finalement inoubliable.
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“Apollo 10 ½” est disponible pour les abonnés Netflix
Crédit Photo © Netflix
Vortex de Gaspar Noé
On est bien peu de choses et mon amie la rose est morte ce matin.
par Charlotte Viala
Voilà un ovni de cette année 2022 qu’on ne pensait pas sortir tout droit du cerveau de Gaspar Noé. Bien loin du bruit et de la fureur qui transpire de ses longs métrages habituels, Vortex débute avec la chanson mélancolique de Françoise Hardy « mon amie la rose » et s’achève sur les images ternes de l’intérieur d’un vieil appartement typiquement parisien. Pas vraiment le genre du réalisateur, habituellement plutôt adepte des néons et des musiques pulp. On sait son univers visuel extrêmement riche, chargé et on ne s’attendait pas à ce qu’un de ses films nous parle si sobrement et frontalement de la mort. Pas celle de jeunes personnes, souvent les héros de ses récits brûlant la chandelle par les deux bouts mais bien celle d’un couple de petits vieux qui s’éteint doucement comme une bougie allumée depuis trop longtemps. Durant plus de 2h, leur quotidien s’étale devant nos yeux, emprisonnés chacun dans leur propre petit espace représenté par des splitscreen, jusqu’à l’issue fatale mais prévisible. On pourrait s’attendre à un ennui certain face à ces corps vieillissants qui répètent toujours les mêmes gestes. Or, ce n’est qu’après avoir côtoyé ces êtres de si près que l’on peut ressentir autant de désespoir devant ces dernières images. Ces photogrammes sont les toutes dernières minutes du film. Les plans se succèdent juste après les funérailles de la mère partie rejoindre son mari, alors que Stéphane, le fils endeuillé a affirmé à Kiki que les maisons étaient réservés aux vivants. Cette dernière phrase prononcée, à la fois concrète et glaçante, illustre parfaitement les plans que nous pouvons voir. La caméra s’arrête de tourner pour se figer sur des images. Le splitscreen est toujours présent, privé d’une partie lorsque l’un des deux personnages a disparu de la narration. Ne reste que cette moitié droite, d’abord encombré d’objets accumulés, reflet d’une vie bien remplie. Puis brusquement, sans transition, les prochaines photos dénudent l’appartement froid et sans vie. Les pièces surchargées se vident petit à petit, sur une musique discrète, s’assimilant presque à un dernier souffle. Il n’y a plus de signe de vie et alors que les images ne bougent plus, les corps disparaissent, de même que les objets liés à la mémoire de ces corps. Noé, filmant d’habitude l’humain dans tout ce qu’il a de plus vivant nous montre des pièces nues dans un calme pesant, presque religieux. Nous pourrions presque croire à un défilé de photos prises par une agence immobilière pour mettre en vente l’appartement, mais l’éclairage terne et les quelques signes de vie passée lézardant les murs rendent l’ensemble glauque, terrifiant de réalisme funèbre. Nous avons parfois l’impression qu’un fantôme pourrait surgir d’un recoin de l’appartement. Tout ce qui représente une vie disparait en une seconde, en un seul plan, tel la vie qui peut du jour au lendemain, s’éteindre sans crier gare, comme si elle n’avait jamais été là. Ce constat saisissant nous ramène à notre propre mortalité, ce côté éphémère de l’humain que Noé ne cherche pas à mystifier ou enjoliver. La seule fantaisie qu’il se permet concerne le dernier plan désaxé ou la caméra reprend le contrôle. Une sorte de chavirement qui nous fait penser à la dernière (première ?) scène d’Irréversible (Gaspar Noé, 2002), ou une Alex – incarnée par Monica Bellucci – éclatante de vie et auréolée de lumière lit dans le parc, entourée d’enfants. La citation de ce long-métrage si conspué à son époque pourrait être la même que celle de Vortex « Le temps détruit tout ». Il aura fallu 20 ans à Gaspard Noé pour boucler la boucle et confirmer que la mort ne donne que sur un vide vertigineux.
“Vortex” est disponible en Blu-Ray et DVD chez Wild Side Video
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Wild Side Video / Wild Bunch Distribution
Vesper Chronicles de Kristina Buozyte et Bruno Samper
La Femme est l’avenir de l’Homme
par Louise Camerlynck
Suite à une incartade avec le tyran patriarche voisin, Vesper s’en voit marquée au fer blanc, symbole qu’elle fait désormais partie de ses maintes propriétés. Parallèlement, la véritable identité de Camélia est révélée, celle d’un « jug », une créature esclave génétiquement créé. Juste avant, Camélia découvrait le corps sans vie de son père, son maître. Ainsi tente t-elle de mettre fin à ses jours pour le rejoindre dans l’au-delà, n’ayant plus aucune raison de vivre, mais Vesper l’en empêche et lui fait comprendre qu’elle doit apprendre à vivre pour elle-même, dépasser sa condition d’asservie. Aussi, intriguée par ce premier jug humain, Vesper décide d’analyser un échantillon de son ADN. Y découvrant un mystère, une répétition qui n’appartient pas à son ADN de base, Vesper l’interpelle et lui en fait part. Ce geste de partage et d’éducation autour du corps fait écho au travail des faiseuses d’anges dans les années 70, éduquant sexuellement les personnes se faisant avorter, comme on peut le voir dans Y’a qu’à pas baiser (Carole Roussopoulos, 1971) ou plus récemment Annie Colère (Blandine Lenoir, 2022). Les deux femmes, côte à côte, sont opposées en tous points. Vesper est pauvre, adolescente, brune, porte des vêtements foncés, plein de vie et énergique, une scientifique, assise. Camélia vient des citadelles (bourgeoise), adulte, blonde, toute vêtue de blanc, fantomatique jusqu’à ses gestes, musicienne, debout. Elle s’éloigne de l’autre côté de la porte et s’assoit. Les deux sont ainsi dans la même position, disposées de chaque côté de la porte, et forment un reflet de l’autre. Chacune est simultanément elle-même et le reflet. Elles se complètent, s’unifient, et cet aspect miroir s’illustre par une mise en scène qui les individualise en champ-contre champ, puis qui les unifie dans un même cadre au premier et second plan. Camélia dégaine un instrument de musique et commence à jouer pour accompagner Vesper dans ses expérimentations. Montage alterné sur les mains de Camélia et celles de Vesper, cadrage des deux personnages dans un même plan et mise au point qui le traverse d’un visage à un autre, le langage cinématographique se mobilise afin de faire naître l’étincelle d’une sororité. Le travail du duo permet de lever le voile et le verrou, et découvre une séquence ADN de plante. Révélation, Camélia portait en elle la clé pour déverrouiller les graines fournies par la citadelle et les rendre fertiles. Ainsi, elles pourront guérir la famine et renverser l’exercice de pouvoir établi de la citadelle sur les habitants extérieurs. Passé relativement inaperçu l’année de sa sortie, Vesper Chronicles a pourtant tout d’un grand classique de science-fiction. Espérons que les graines qu’il a semées sauront germer dans le cœur des cinéphiles dans les années à venir, et que ses messages d’espoir deviendront un fruit précieux et réconfortant face à ce futur dystopique qu’il prédit et qui n’est déjà plus si loin.
“Vesper Chronicles” est disponible en Blu-Ray, 4K UHD et DVD chez Condor Entertainment
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Condor Entertainment
The Card Counter de Paul Schrader
Réalité Virtuelle à Guantanamo
par Axel Millieroux
Le tournage de The Card Counter, avec Oscar Isaac, fut stoppé en mars 2020, cinq jours avant la fin du tournage à la suite de la crise du Covid. Au grand désarroi de Schrader qui, selon ses propres termes, aurait continué “sous les feux de l’Enfer”, car “quoi de mieux que de mourir au travail ?”. Un propos bienvenu de la part du réalisateur de Blue Collar. Si First Reformed – Sur les chemins de la rédemption (2019) – était une sorte d’aboutissement de la pensée du cinéaste, une métaphysique pathologique inspiré par le cinéaste Robert Bresson – The Card Counter le talonne de près d’autant que certains instants mémorables renouent avec le style disco punk expérimental qui a défini ses œuvres des années 80. The Card Counter est un récit de contamination autour d’un ancien gardien de prison devenu un joueur de poker et un arnaqueur hors pair. Le film dresse une étrange et pertinente comparaison entre le milieu carcéral – tour à tour crasseux ou clinique – et l’univers artificiel des casinos. De l’usine et l’environnement prolétaire de son premier film au bas-fond sordide de l’industrie du porno dans Hardcore, Schrader s’accommode d’environnements repoussants pour réfléchir les relations entre les gens, connectés par des dynamiques de gains, d’énergie et d’épuisement. Et The Card Counter décrit à merveille les registres de consommation dans un monde contemporain où la satisfaction n’est jamais accomplie. Cette virtualité addictive, constituée d’interactions et de mensonges, est symbolisée à la manière d’un algorithme. L’un des meilleurs exemples est cette scène de flash-back, où notre protagoniste traumatisé se remémore son travail de bourreau la prison de Guantanamo, reconstitué via le prisme de la réalité virtuelle. On assiste à cette séance cauchemardesque de torture, proche d’un jeu vidéo à la Manhunt où l’esprit se déconnecte pour se préserver de ces visions dantesques de crasse, teintées de couleurs jaunâtres et orangées. Paul Schrader a su s’approprier la représentation des nouveaux médiums de son temps pour simuler la privatisation et la sensation de confinement dans des espaces exigus. De plus, il en profite pour replacer dans la mémoire de nos chers spectateurs l’une des meilleures illustrations de l’absence de limites du gouvernement américain, capable de mettre en place des programmes de contrôle d’humains, basé sur l’humiliation et l’insensibilité. En creusant ainsi dans sa mémoire détériorée, le personnage de Oscar Isaac est forcé de remettre en question les choix de sa vie. Cette prise de conscience prend forme grâce à une pensée furtive, un rêve éveillé qui le renvoie en Enfer. Un monde de pensée, ça te ronge peu à peu. Et le corps se souvient, il stocke tout. Finalement, Schrader touche avec virtuosité la corde la plus sensible de son arc : la question de l’expiation et du fardeau moral. L’Homme, constitué par ses actions passées, peut-il se délester d’une existence alourdie par le poids de ses dettes ? Comme à chaque fois, Schrader essouffle ses caractères jusqu’à leur dernier geste, en espérant peut-être trouver une fin aux châtiments.
“The Card Counter” est disponible en Blu-Ray et DVD chez Universal Pictures France
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Lucky Number, Inc / Universal Pictures
Atlanta S03E05 Cancer Attack
Wiley joue un morceau à Alfred
par Elie Katz
Nuit noire. Une vieille bâtisse hongroise réaménagée en salle de spectacle accueille ce soir le rappeur américain Paper Boi. Les équipes techniques circulent comme des ombres dans des couloirs infinis aux plafonds trop hauts ou trop bas. Dès les premières secondes, un sentiment d’étrangeté qui sera entretenu durant tout l’épisode. Atlanta quoi. Dans cette saison, le personnage d’Alfred, a.k.a Paper Boi, est perdu. Perdu sur un continent qu’il ne connaît pas, perdu au pic de sa carrière musicale, perdu dans ses relations insignifiantes, perdu dans sa persona de gars dur dont il n’arrive pas à sortir. Pour couronner le tout, son téléphone « disparaît » pendant son concert. Après une brève enquête, nos héros mettent la main sur… Wiley. En apparence l’opposé d’Alfred, ce petit fan frêle sorti de nulle part prétend connaître Paper Boi mieux que lui-même. A-t-il vu le contenu du téléphone d’Alfred ou a-t-il, comme il avance, une connexion plus spirituelle avec lui? Peu importe, Alfred vrille : Wiley sait quelque chose d’intime sur lui et ne veut pas risquer que cela se sache. Mais Wiley ne dira rien tant qu’il n’aura pas eu ce qu’il veut : passer un moment seul avec son artiste préféré. Vaincu, Alfred cède. La salle d’interrogatoire improvisée se vide. Les deux hommes restent seuls, face à eux-mêmes, entourés d’absences. Le cadre se resserre sur eux, coupant les néons blancs aveuglants du plafond pour privilégier les lampadaires plus chauds derrière eux. Alfred joue sa dernière carte pour convaincre Wiley, l’honnêteté. Silence. Alfred cherche ses mots et son attitude, s’arrachant peu à peu de son masque de dur à cuire pour retrouver sa sincérité enfouie. Il révèle qu’il n’a rien écrit depuis des mois. Qu’il ne sait plus ce qui est bien. Le cadre reste sur lui, désespérément fixe. Garder le contact visuel avec Wiley devient plus dur. Alfred avoue qu’il n’a jamais vraiment aimé rapper, qu’il est coincé dans son image et ne sait plus rien faire d’autre. Comme une récompense, le contre-champs de Wiley, qui l’écoute attentivement, compréhensif. Retour sur Alfred, qui se rapproche enfin. Plus tôt dans la journée, il a entendu une voix dans sa tête qui chantait une mélodie, comme un enfant. Un moment de grâce qu’il a enregistré sur son téléphone. Tout s’explique. Dans la plus difficile des retenues, Alfred supplie Wiley de lui rendre ce moment qu’il craint de perdre à jamais. Toute l’innocence et la sensibilité d’un homme, enfermées dans un téléphone. Boum. L’espace d’un instant on craint que Wiley ne réponde pas à l’épanchement d’Alfred. Il parle en groupie, retire son manteau pour être plus confortable. Pire encore, son oncle intervient de nulle part pour lui amener une guitare. Un moment irréel, mais l’absurde n’est jamais gratuit dans Atlanta : Alfred ré-enfile sa carapace alors que Wiley lui raconte sa vie, étrangement similaire à la sienne, et se met à chanter. Le cadre sur Wiley détonne sur celui du monologue d’Alfred, fixe et persistant. Sa chanson évoque par des métaphores un bonheur simple à jamais perdu. Au milieu, une pause. Un échange de regard prolongé entre les deux hommes nous amène à un contre-champ sublime. Un long et très subtil travelling avant sur le visage d’Alfred, qui tente de toutes ses forces de rester impassible en écoutant la chanson. Est-il en colère ou profondément ému ? En a-t-il simplement marre de cette impasse ou serait-ce parce que cette chanson que Wiley interprète est…Sa propre mélodie, enregistrée sur son téléphone ? Wiley, ému, termine sa chanson. Il remercie Alfred comme un patient après une séance, espère qu’il retrouvera son téléphone et part sans rien dire, laissant Alfred dans un état d’émotion intense. L’incarnation de l’intériorité perdue d’Alfred peut disparaître puisqu’elle a réincarné son corps d’origine. Alfred lâche enfin prise. Fantôme ou non, téléphone volé ou non, un miracle s’est produit : deux hommes ont été vrais ensemble, sans filtres et sans violence, l’espace de quelques minutes. Une séquence magistrale sur les barrières émotionnelles que s’imposent les hommes et le pouvoir de la sincérité et de la musique à les balayer. Merci Hiro Murai, merci Donald Glover, Atlanta nous manquera.
“Atlanta” est disponible pour les abonnés OCS et Disney+
ainsi qu’en location et achat VOD
Crédit Photo © Disney+ / FOX