L’une est réalisatrice, l’autre productrice et toutes deux signent avec Jumbo un étonnant premier film, de ceux qu’on dit “inclassables”, “différents”, “étranges” ou “hybrides”. Soit tout ce que l’on aime et recherche en ces lieux : interview de Zoé Wittock (réalisatrice) et Anaïs Bertrand (productrice), dans le cadre de notre état des lieux des cinémas de genres français.
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme
qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »
Difficile de ne pas commencer cet entretien par l’actualité brûlante du moment qu’est cette épidémie inédite, puisqu’elle a impacté la sortie de votre film, tout du moins forcé son report. Finalement, vous faites partie des rares courageux à prendre le risque d’une sortie proche de la ré-ouverture des salles (ndlr, le film sortira le 1er juillet) avec toutes les incertitudes qu’on peut avoir quant à la fréquentation. Cette décision a t-elle été simple à prendre ?
Anaïs Bertrand : La sortie initiale était prévue le 18 mars (ndlr, trois jours après le début du confinement) avant qu’on décide de la déplacer à début août suite à l’annonce de la fermeture des salles. A ce moment-là nous n’avions aucune certitude quant au fait que les salles allaient pouvoir ré-ouvrir cet été. Puis finalement quand on a appris la bonne nouvelle de la ré-ouverture le 22 Juin, la décision que l’on a prise – avec Rezo Films qui distribue le film – d’avancer la sortie au 1er juillet nous paraissait une évidence. Cela permettait d’une part d’avoir une semaine de ré-ouverture préalable sur laquelle on compte beaucoup, car il faut que les gens se ré-acclimatent un petit peu. Et puis, cela permet surtout à tous les films dont la sortie en salles a été amputée par le confinement d’avoir une deuxième chance avant que n’arrivent des films inédits en salles.
Zoé Wittock : J’avoue que de mon côté, j’avais un petit peu peur de cette date du 5 août sur laquelle nous nous étions jusqu’alors positionnés, parce qu’habituellement, hors crise épidémique, début août n’est pas considéré comme une bonne période pour les sorties en salles. Je suis donc plutôt confiante quant à cette sortie avancée, même si cela reste un vrai challenge. Il faut savoir que toute la communication autour du film a déjà été déployée avant le confinement pour une sortie début mars. Mais c’est un film pour lequel nous misons beaucoup sur le bouche-à-oreille, sur la communication en ligne… On part d’autant plus confiants que l’ouverture du Champs-Elysées Film Festival (ndlr, qui a eu lieu « online » cette année) s‘est tellement bien passée qu’on a fait crasher le serveur, tellement il y avait de monde de connectés pour voir le film ! (rires)
Avant de parler plus distinctement de mise en scène, j’aimerais que l’on revienne sur la fabrication et surtout le processus de financement de votre projet. Le cas de Jumbo nous semble intéressant parce qu’il est spécifique à plusieurs niveaux. J’ai lu dans le dossier de presse que le scénario avait d’abord été écrit en anglais et pensé pour le marché américain ?
ZW : Oui cela s’est fait naturellement parce que j’ai fait une partie de mes études à Los Angeles dans une école de cinéma qui s’appelle l’American Film Institute. En sortant de l’école je me suis fatalement retrouvée dans la situation où l’on se questionne sur ce que l’on va faire après, et surtout comment. Après ma sortie de l’AFI je suis restée vivre à Los Angeles pendant un an de plus et c’est là-bas que je suis tombée sur cet article consacré à Erika Eiffel, la femme dont l’histoire d’amour avec la Tour Eiffel a inspiré le film. Donc naturellement quand j’ai commencé à écrire un scénario autour de cette idée d’une femme qui tombe amoureuse d’un objet, je l’ai écrit en anglais. Puis par la suite, pour des raisons plus personnelles, j’ai ressenti le besoin de revenir vivre en Europe et c’est ce retour en territoire francophone qui m’a amené à traduire mon scénario en langue française. Après, je pense que, d’une certaine façon, de par ma mise en scène, il reste un peu de cette identité américaine dans le film.
Le long-métrage est co-produit avec la Belgique, qui outre le fait qu’il s’agisse de ton pays natal, Zoé, est aussi un partenaire régulier des cinémas de genres français. La co-production avec la Belgique a t-elle été une évidence dès le départ du développement chez Insolence Productions ? Le passé « américain » du film n’a t-il pas amené d’abord à explorer la possibilité de le financer outre-atlantique, avec par exemple d’autres marchés de co-productions préférentiels comme le Canada ?
AB : Pour financer un film, il faut être plein de ressources et pas que financières. Il faut savoir faire preuve d’ingéniosité et d’adaptabilité à plein d’endroits. Nous sommes donc allés présenter le projet dans un marché de co-production internationale qui s’appelle Frontières et qui se déroule chaque année à Montréal pendant le Festival Fantasia. L’idée c’était de prendre un peu la température, de voir ce qui pouvait nous être proposé en terme de co-production pour que le film puisse se faire. Après, même si le Canada peut sembler une destination « naturelle » en terme de co-production, pour ce qui est du marché américain c’est toute autre chose car le système de financement français n’est pas du tout fait pour que l’on travaille avec les États-Unis, je dirais même qu’il est fait pour qu’on ne travaille surtout pas avec eux ! Mais d’emblée quand nous avons commencé à discuter du film avec Zoé, nous étions assez d’accord sur l’idée de le localiser dans le nord de la France. On a finalement rencontré assez vite Annabelle Nezri de chez Kwassa Films, une boîte de production belge, et ça nous a semblé évident de collaborer avec elle, et la Belgique, sur ce film. Même d’un point de vue géographique, nous restions dans ce nord de l’Europe qu’il nous intéressait de filmer. Par la suite, il se trouve que dans notre recherche de parc d’attractions, nous avons vraiment flashé sur PlopsaLand qui se trouve en Belgique, donc cela n’a fait que conforter notre idée que le film devait être une co-production franco-belge. On a ensuite élargi cette co-production au Luxembourg qui a permis de boucler, avec tout un tas d’autres financements, un budget total de 2,9 millions d’euros.
Pourrais-tu nous expliquer concrètement le fonctionnement du Tax Shelter Belge, ce qu’il permet mais aussi ce qu’il impose en terme de contraintes ?
AB : Je vais essayer de le dire simplement mais ce n’est pas forcément simple. En gros, il s’agit de sociétés de productions cinématographiques qui font des levées de fonds, et chaque année elles peuvent dépenser ces mêmes fonds, en Belgique uniquement, avec pour vocation politique derrière de favoriser le travail du secteur cinématographique belge, notamment les techniciens et les industries techniques. Tout cela s’accompagne bien évidemment de crédits d’impôts préférentiels.
S’il est salvateur pour bons nombres de productions françaises de genres qui ne pourraient pas se faire (ou difficilement) sans, le Tax Shelter n’est-il pas en un sens pernicieux ? J’entends par là, que si ces films arrivent à se faire par la co-production belge, est-ce que cela n’a pas effet de moins mobiliser en France quant à la nécessité de réformer pour aider ces films à pouvoir se faire au sein du système français ?
AB : C’est complexe comme question. C’est un questionnement qui anime déjà le CNC, ils n’y sont pas insensibles. Il faut aussi prendre en compte que le cinéma français se finance aussi, pour partie, via les chaînes de télévisions. Et même Canal+ qui est l’un des principaux diffuseurs de cinémas de genres doit forcément s’imposer des quotas, car ils ne peuvent pas financer ou diffuser que du genre : ils ont différentes cases de diffusions qui ont chacune leurs exigences en terme de public, etc… Donc à mon avis c’est impossible par exemple d’imaginer qu’on impose des quotas aux chaînes, aux distributeurs ou aux exploitants, en leur disant il faut que vous participiez à la fabrication de tel pourcentage de films de genres, ou que vous en preniez tant dans votre salle… Cela serait très compliqué à faire passer parce que ça nuirait à l’indépendance de choix de ces différents acteurs. Après encore une fois, c’est quelque chose qui est beaucoup interrogé au CNC, la création de l’Aide Spécifique aux Films de Genres qui fait tant débat va dans ce sens. Tout le monde n’est pas d’accord au sein des producteurs concernant cette aide spécifique, certains pensent qu’il faudrait plutôt militer pour faire “évoluer” les commissions de l’avance sur recette pour qu’elles soient plus accueillantes pour les films de genres… Mais j’ai l’impression que ça évolue vraiment et que les membres de ces commissions ont de plus en plus envie d’aider ces films qui s’assument comme étant étranges ou à la lisière des genres.
Pourtant, on a l’habitude d’entendre qu’il est impossible de satisfaire au canevas attendu par l’avance sur recette du CNC, que ces films de genres, plus ou moins affirmés, plus ou moins hybrides, n’y sont pas compris, pas les bienvenus. Là aussi, votre cas est intéressant puisque vous avez obtenu l’avance sur recette.
AB : Déjà, je dois dire qu’avant de le présenter à la commission, le travail de développement que l’on a fait sur le scénario était conséquent, on est donc arrivés face au CNC avec une version très aboutie. Nous avons eu une commission plénière différée, c’est à dire qu’ils ont d’abord interrogé des points de scénario qu’ils voulaient que l’on clarifie ou retravaille avant de venir défendre le film à l’oral. On a beaucoup préparé cet exercice, on a fait des oraux blancs avec des producteurs amis qui avaient obtenu l’aide avant nous. Quand on est arrivés le jour du fameux entretien, ça s’est très bien passé, la commission s’est montrée hyper bienveillante donc on en est ressortis avec un bon pressentiment…
ZW : Le film n’aurait pas pu rentrer en financement sans l’avance sur recette, ça a été crucial pour son avenir. C’est compliqué d’expliquer pourquoi ce film a obtenu l’avance sur recette et pas d’autres, mais peut-être que la dimension inclassable, un peu hybride, de notre film a joué en sa faveur. Jumbo est un film à la lisière. Il n’est pas totalement un film de genre au sens où on l’entend bien souvent.
La « stratégie d’hybridation » est quelque chose qui est souvent revenu dans les entretiens que l’on mène avec les cinéastes de genres français. Zoé, est-ce que tu es d’accord si je dis que Jumbo rentre dans cette catégorie ?
ZW : Oui, je me reconnais totalement là-dedans. Après je suis moi-même un peu hybride : fille de diplomate belge ayant grandi en Afrique, ayant vécu en Australie, aux États-Unis… Donc forcément ça a un impact direct sur mon travail qui est de fait tout aussi hybride, parce que pétri d’influences diverses. Disons que ce ne serait pas naturel pour moi que de me placer dans le sillon d’un cinéma français, américain ou belge, parce que par nature je suis influencée par beaucoup de cultures différentes. Et puis, plus généralement, être dans une démarche de vouloir copier les codes du cinéma de genre américain pour les reproduire en France n’est pas, à mon sens, la meilleure des approches. Je pense qu’il faut qu’on re-connecte les films que l’on fait à qui l’on est.
Par ailleurs, on constate souvent que dans le camp des films dits « hybrides » entre cinémas dits de genre(s) et cinémas dits naturalistes, la majorité ont moins un pied de chaque côté, qu’un orteil dans le fantastique et un pied et demi dans le naturalisme. De ton coté, quand tu décides de passer dans le fantastique tu y sautes avec les deux pieds !
ZW : C’est quelque chose qui s’est affiné au fil des différentes versions de scénario. Nous en parlions régulièrement avec Anaïs pendant le développement : de cette équilibre tangible entre le cinéma de genre et un cinéma plus ancré dans le réel. C’est quelque chose dont on était très conscientes et je dois dire que le juste milieu, la position du curseur la mieux pour le film, n’est jamais simple à trouver. Il ne s’agissait pas non plus de se cacher. Le fantastique, la magie, sont très présents. Il ne s’agissait donc pas de les convoquer pour ne pas assumer par la suite. Anaïs a d’ailleurs joué un rôle très important de ce point de vue là.
Justement Anaïs, en tant que productrice, comment tu te positionnes sur cette question ? On entend souvent qu’un film qui se finance bien, qui se vend bien, est un film qu’on peut mettre dans une case. De ce point de vue là, aborder de front la stratégie de l’hybridation n’est-il pas un danger ?
AB : En effet, à partir du moment où ton film est dit « inclassable » ou qu’il ne rentre par dans certaines cases, ça peut se compliquer : notamment pour ce qui est de la diffusion, l’exploitation, les achats télé…
ZW : Ça se ressent dans la sortie du film aussi, notre distributeur adore le film mais les exploitants se montrent beaucoup plus timides. Pourtant la réception du public dans les festivals est vraiment très enthousiaste. Finalement, les plus durs à convaincre sont moins les financiers que les exploitants… Pourtant, au regard du contexte très particulier, je m’attendais à ce qu’ils soient davantage enclins à prendre des risques parce qu’ils n’auraient tout simplement pas le choix, peu de films ont eu le courage, comme nous, de se lancer dans ce contexte de ré-ouverture sans réelles garanties.
AB : Après, pour répondre à ta question, en tant que productrice, je fais ce métier pour produire les films que j’ai envie de voir à l’écran. Quand je flashe sur un scénario je ne me demande pas si c’est finançable, sinon ça bride un petit peu trop… J’oserai même dire qu’à partir du moment où l’on commence à faire passer les questions de financement avant le reste c’est que c’est vraiment le début des emmerdes ! (rires) Je crois qu’il faut envisager la phase d’écriture comme un espace de liberté précieux, je cherche donc d’abord à accompagner au mieux les auteurs pour que le film se trouve de lui-même. Après, Jumbo est mon premier long-métrage à moi aussi, donc je ne te dis pas que je n’ai pas appris plein de choses lors de son financement et que je n’ai pas retenu des leçons sur certains points… Là par exemple, je finis le développement du scénario de Food de Mathieu Mégemont, qui est un slasher et on se pose beaucoup de questions quant à la forme que va revêtir la violence à l’écran, notamment parce que l’on se demande ce que cela impliquerait en terme de recherche de financement si le film a une interdiction aux moins de seize ans…
Nous avions soulevé ce lièvre il y a quelques années lors d’un entretien avec Catherine Ruggeri qui siège à la Commission de Classification du CNC (ndlr lire l’entretien) car il nous semblait que l’absence en France de classification intermédiaire dédiée aux moins de quatorze ans était en partie responsable de la difficulté française à faire émerger certaines propositions de genres. Car comme tu le dis, une classification moins de seize ans a des effets très importants sur la fréquentation des salles et sur le financement des films. Beaucoup des films français classifiés seize ans auraient tout à fait pu convenir à un auditoire d’adolescents de quatorze ans.
ZW : C’est vrai que passer de douze à seize ans c’est un peu rude, parce qu’il se passe énormément de choses dans la tête des adolescents entre ces deux âges. On peut voir des choses à quatorze ans qu’on était pas forcément capables de comprendre à douze. Aux États-Unis, il y a beaucoup plus de paliers, notamment des paliers qui impliquent l’accompagnement d’un adulte. Même sur Netflix, il y a presque un palier par âge, ils sont beaucoup plus libres dans leur recommandation.
AB : Peut-être qu’il faudrait songer à plutôt rabaisser la classification actuelle à moins de quinze ans. Ce serait déjà pas mal. Quand bien même, il faudrait réfléchir à toutes les répercussions que cela aurait. Je ne suis pas sûre que cela changerait grand chose. Très probablement, un film classifié moins de quatorze ans ne pourrait quand même pas être diffusé en prime-time à la télévision… Pour qu’une telle décision soit prise, il faudrait qu’il y ait une vraie réflexion qui réunisse le secteur tout entier, les différents syndicats de producteurs, d’auteurs, de diffuseurs, les exploitants… C’est un gros débat.
On le sait, en France, l’outil principal pour la recherche de financement c’est le scénario. Beaucoup d’auteurs avec qui on a pu s’entretenir soulignent le fait que cette importance donnée au texte a tendance à parfois mettre au second plan la mise en scène. Concrètement, quand on regarde Jumbo, on imagine que beaucoup d’éléments du film ont du être compliqués à faire comprendre dans toute leur amplitude, par de simples mots. Je pense tout particulièrement à cette séquence très impressionnante d’amour entre Jeanne et Jumbo, très forte esthétiquement. Typiquement, ce genre de séquence n’est-elle pas compliquée à faire admettre ? Comment avez vous composé pour que l’ambition esthétique du long-métrage soit bien comprise, sur le papier, par les différents guichets de financement ?
AB : Notre dossier était très visuel. Parce que dans le cas d’un film comme Jumbo qui est très graphique et donne une part importante à ce que l’on voit et ce que l’on entend, il faut amener un maximum d’éléments pour que les membres de la commission soient en mesure de se projeter.
ZW : Nous avions en effet fourni des moodboard assez conséquents qui sont le fruit de plusieurs années de recherches d’inspirations qui ont accompagné et nourri mon écriture du scénario. Je savais que l’un des plus gros challenges qu’on allait avoir à l’oral serait de convaincre que ce que j’avais en tête allait fonctionner à l’écran. Donc on a essayé de mettre toutes les chances de notre côté en soignant le dossier pour qu’il soit une porte d’accès dans l’imaginaire visuel et sonore du film. Après, je pense que certaines personnes n’ont pas lu ce que j’ai mis en scène, notamment en ce qui concerne la séquence de rêve érotique à laquelle tu fais référence. Je pense qu’ils ont compris que cela allait être une scène de découverte orgasmique assez banale et n’y ont pas forcément vu le décalage que je souhaitais y mettre. Je ne sais pas si cela a joué en notre faveur ou défaveur, mais en tout cas, c’est passé… De toute façon, la crainte principale qu’il fallait dépasser c’était la crainte du sujet, de la thématique, du pas de côté dans le genre, tout cela faisait peur. Donc le pic était tellement haut à la base qu’une fois qu’on avait réussi à le passer, tout passait, y compris une séquence aussi étrange que celle-ci.
La croyance que l’on a en tant que spectateur quant au fait que cette attraction de fête foraine a une conscience tient justement de la mise en scène. De ta faculté par des images, des cadrages et bien sûr des sons à rendre Jumbo vivant et fascinant. C’est un vrai personnage, il parle, il s’exprime et ta mise en scène nous donne pleinement accès à ses émotions. Comment as tu travaillé, sur le plateau cette fois, pour donner une âme à cet objet ?
ZW : Une grande partie du travail avait déjà été défriché dès l’écriture. Le scénario se base sur une histoire vraie qu’est celle d’Erika Eiffel. Mais il me semblait vraiment compliqué d’adapter littéralement cette histoire. Car même si la Tour Eiffel, par sa dimension phallique revêt un caractère sexuel et métaphorique, son incarnation visuelle est très limitée parce qu’elle est immobile. Donc très vite, dans la conceptualisation du film, il y a eu une vraie réflexion pour décider de quel objet la personnage principale allait pouvoir tomber amoureuse. Le fait de se tourner vers une attraction de fête foraine s’est vite imposé à nous. Déjà, parce que métaphoriquement le terme « attraction » avait un sens induit, mais aussi parce que cela amenait plus de possibilités en terme d’incarnation. Un manège peut bouger, on peut jouer sur sa vitesse, sur sa gravité, sa puissance, ses matières, le son qu’il fait… On a donc tenté de définir tout le panel d’actions qu’un manège pouvait faire pour les utiliser, les détourner, afin de matérialiser le dialogue intérieur du personnage de Jeanne, qui s’extériorise au contact de Jumbo. Ensuite, notre chef-décorateur William Abello, s’est emparé du concept pour le mettre concrètement en œuvre. Déjà, il a fallu que l’on fasse un casting de manège pour trouver lequel serait idéal pour incarner Jumbo et répondre à tous nos besoins vis-à-vis de ce que l’on voulait voir à l’écran. Une fois que nous l’avions trouvé, on a dû réfléchir à comment le faire bouger à notre guise. William a re-customisé cette machine automatique pour la rendre totalement manuelle, tout le système électrique a été notamment changé pour que l’on puisse avoir un contrôle sur toutes les lampes. On a donc vraiment travaillé avec ce manège comme si l’on travaillait avec une marionnette. Nous avions trois à quatre techniciens qui s’affairaient à le faire bouger, tant en ce qui concerne ses lumières, sa vitesse, ses mouvements chorégraphiques…
J’imagine que ce travail est prolongé par l’apport des métiers de la post-production ?
ZW : Oui totalement. Concernant le son, ça a été un travail de longue haleine que de trouver le langage de Jumbo. Couche après couche, le monteur son, Maxence Dussère, a fabriqué cette incarnation sonore vraiment unique en son genre, au croisement de l’organique et du mécanique. Tout cela a été complété ensuite par l’apport des effets spéciaux numériques. Nous avons vraiment pensé l’apport des effets visuels comme un moyen d’apporter la dernière couche de magie et de vraisemblance à Jumbo. On en utilise donc relativement peu, seulement à quelques points clés, quand nous avons besoin d’amplifier la dimension grandiose et magique de cette machine.
On voit citer beaucoup, ça et là, Rencontre du troisième type (Steven Spielberg, 1977), Le Géant de Fer (Brad Bird, 1999), Crash (David Cronenberg, 1996) ou Christine (John Carpenter, 1983) comme des références immédiates mais j’ai l’impression qu’il s’agit moins de connections dans le fond que dans la façon d’aborder et d’utiliser la forme, d’employer tous les outils de la mise en scène comme vecteurs sensoriel.
ZW : C’est tout à fait ça. Pour ce qui est du rapport aux références, je pense qu’il y a deux types de réalisateurs, ceux qui ont besoin de regarder beaucoup de films qui ont des liens plus ou moins évidents avec le leur, pour se nourrir. Et ceux qui, au contraire, essaient de s’en préserver. Je fais plutôt partie de la seconde catégorie. J’essaie de travailler avec des souvenirs, des bribes de films, des images fantômes, car je ne cherche pas à décortiquer le travail des autres, ni même à citer ou à rendre hommage. Par exemple le film de Spielberg est énormément revenu sur le tapis pendant les phases d’écriture et de financement mais je me suis refusé de le revoir par peur qu’il cannibalise mon projet. Malgré tout, c’est un film très important pour moi, très lié à l’enfance, donc il est toujours quelque part dans un coin de ma tête.
Est-ce que ton passage par l’American Film Institute y est pour quelque chose dans cette façon d’envisager les outils de la mise en scène ?
ZW : Oui très certainement, du point de vue technique, l’enseignement de la mise en scène à l’AFI est très différent de celui que l’on peut apprendre dans les écoles françaises ou européennes. Cela a un impact direct sur ma façon d’écrire, d’envisager mon découpage et d’assumer certains effets. Mais au-delà de mon expérience d’étudiante à l’American Film Institute, je dois dire que c’est aussi mon histoire personnelle qui m’amène à penser la mise en scène comme ça. Ayant grandi en Afrique, je n’ai pas été biberonnée au cinéma français ou européen. Mes parents me ramenaient parfois des cassettes d’Europe mais pas plus que ça. En Afrique, nous avions peu de chaînes de télévision et des salles de cinémas qui gardaient les blockbusters américains plusieurs mois à l’affiche. C’était plutôt ces films-là, les productions Amblin par exemple, qui ont fait une grande partie de ma culture cinématographique.
Dans le dossier de presse, tu parles de l’influence de ta « belgitude » notamment dans le fait qu’elle t’aide à teinter ton récit d’un certain surréalisme. Je dois avouer que cela m’a fortement interpellé, car en tant que spectateur, je cherche depuis plusieurs années à comprendre et à définir pourquoi le cinéma belge me paraît plus aventureux et audacieux, produisant un cinéma moins balisé. C’est surement un vice très français que de considérer ce pays voisin et cousin comme une copie miniature de nous-mêmes, or, on ne connaît peut être pas suffisamment bien en France le terreau artistique belge et ses spécificités…
ZW : Même si j’ai vécu une enfance déracinée, je suis fille d’un père dont le métier était de représenter à l’étranger son pays, la Belgique. Donc forcément, ma « belgitude » elle s’exprime tout de même dans mon travail. Le titre de mon court-métrage de thèse est Ceci n’est pas un parapluie, donc ce surréalisme était déjà omniprésent dans mon univers. Pour répondre à tes interrogations, je dirais que ce qui rend l’art belge si différent de l’art français est lié à l’Histoire de la Belgique elle-même. La France est un pays avec une culture très puissante, très ancienne, très historique. La Belgique est un pays beaucoup plus jeune aussi, dont l’Histoire est relativement récente. Donc je crois que tout simplement, le poids de la culture, de son héritage, est vraiment moins lourd à porter en Belgique. Cela se traduit chez les artistes belges par une liberté plus grande, une auto-dérision, un appétit à se ré-inventer, à sortir des sentiers battus. Cette audace c’est celle de la jeunesse finalement, celle d’un jeune pays et d’une jeune culture. Pour en revenir à ce dont nous parlions auparavant quant à ce que tu nommes la stratégie d’hybridation, je crois que l’art belge est vraiment spécialiste là-dedans, et depuis longtemps. Le mouvement surréaliste par exemple, c’est typiquement ça, c’est une interprétation de la réalité, une sur-interprétation décalée d’une situation qui est de base réaliste. C’est exactement comme cela que je conçois le cinéma. D’ailleurs cette frontière était tout le temps questionnée et discutée durant la fabrication de Jumbo. J’ai voulu que tout ce qui est de nature réaliste dans le film soit décalé et amplifié par l’apport de couleurs et d’une certaine magie. A contrario, toutes les séquences plus magiques et fantastiques, de nuit, qui mettent en scène Jumbo et Jeanne, je cherchais à leur apporter quelque chose de concret, de réel, en veillant à ce que cette machine ne fasse que ce qu’elle peut vraiment faire. Je ne voulais pas en faire un Transformers capable de muter à grand renfort d’effets numériques, mais au contraire en faire une machine barricadée par les seules possibilités que sa mécanique lui offre.
Tu parles pourtant dans le dossier de presse de la main de King Kong comme source d’inspiration, qui pour le coup est une référence très anthropomorphe.
ZW : Oui tout à fait, mais cela n’est pas incompatible. Quand les nacelles de Jumbo forment un étau qui ressemble à une main autour de Jeanne, il fait quand même ce qu’il est capable de faire en tant que machine. Disons que techniquement cette machine est contrainte par ce qu’elle peut faire ou ne pas faire, et que nous n’avons jamais essayé de lui faire faire des choses – par le biais des effets numériques par exemple – qu’elle ne peut pas faire réellement. Mais après, bien sûr, il y a une volonté de rechercher, dans ce champs des possibles, une forme d’anthropomorphisme. D’en faire un personnage, un ami, un amant, capable d’émouvoir et de s’émouvoir.
Il y avait un risque à ce que cette histoire soit traitée sous un angle psychologisant. Or tu ne nous incites jamais à comprendre Jeanne ou à la juger, sa psychologie est sur un fil et peut-être moins intellectualisée que « sensorialisée ». Cela l’a rend d’autant plus étrange et fascinante, et le film avec elle. Comment as-tu pensé cette approche du personnage, dans l’écriture en un premier temps mais aussi par la suite dans ta façon de diriger l’actrice Noémie Merlant qui l’incarne ?
ZW : C’était en effet une vraie volonté de ne pas rentrer dans une étude psychologique du personnage, qui s’est imposée très facilement à partir du moment où j’ai fait le choix de raconter cette histoire à travers le prisme de celle qui la vit. Le personnage de Jeanne – comme celui de Erika Eiffel qui a été ma source d’inspiration – est très instinctif, immédiat, dans le présent, en plein dans le sensoriel. Cela me paraissait donc étrange, voire condescendant, d’avoir un regard quasi-médical tout en hauteur sur ce personnage. Je voulais donc rester à hauteur de Jeanne, ne pas la juger, être constamment avec elle et que l’on vive le film à travers elle. Avec Noémie, nous avons prolongé cette réflexion. Nous n’avons pas travaillé le jeu de façon intellectualisante – à se raconter les scènes, les expliquer, les analyser… – mais au contraire, je lui demandais de garder quelque chose de pur, d’instinctif. Pour éviter la sur-intellectualisation de chaque scène, nous avons fait une première lecture durant laquelle Noémie m’a posé quelques questions sur le personnage, structurantes pour son travail d’incarnation. Puis ensuite, c’est un long processus de répétitions et d’improvisations qui nous a permis de dessiner vraiment le personnage de Jeanne : la manière dont elle parle, dont elle marche, dont elle regarde, etc…
Anaïs, pour conclure, je voudrais revenir avec toi sur le travail que tu mènes avec Insolence Productions et notamment la ligne éditoriale que vous défendez et que vous définissez comme « une recherche d’un cinéma exigeant porté par des auteurs et autrices aux univers filmiques affirmés, avec un appétit pour des histoires touchant à l’extraordinaire ou à l’étrange ». Vous êtes peu sur le marché français à revendiquer une telle ligne. Cela m’évoque le cas de A24 aux Etats-Unis (ndlr, « petit » studio indépendant américain qui s’affirme d’années en années comme la couveuse d’une nouvelle génération de cinéastes de genres dont, entre autres, Ari Aster et Robert Eggers) qui répond vraiment aux critères émis plus haut. Est-ce que c’est un modèle qui t’inspire ?
AB : Oui complètement tout comme celui de Animal Kingdom (ndlr, production derrière des films comme The Dead Don’t Die, It Follows ou It Comes At Night). Je crois que ce qui nous guide mes associés et moi, c’est surtout notre curiosité. Nous aimons les cinémas de genres mais pas que. Je le dis souvent, mais je pense très fortement que les gens qui aiment ces genres-là sont des cinéphiles beaucoup plus ouverts qu’on ne le croit. Leur cinéphilie n’est pas aussi cantonnée qu’on ne le dit, ils ont souvent une vraie ouverture d’esprit que je trouve parfois moins évidente chez ceux qui dédaignent le genre. De la même façon, notre ligne éditoriale, même si elle est définie, n’est pas figée. Notre prochain film, Chien de la Casse sera le premier long-métrage de Jean-Baptiste Durand, un auteur avec qui nous travaillons depuis quelques temps déjà puisque nous avions produit plusieurs de ses courts-métrages. Jean-Baptiste pour le coup ne fait pas un cinéma qui convoque des choses extraordinaires ou fantastiques, c’est un cinéaste intéressé par le territoire, par les gens, très ancré dans le réel. Mais sa spécificité – qui rejoint l’ensemble des auteurs avec qui nous travaillons – c’est que c’est un vrai metteur en scène. Il vient des arts plastiques et de la peinture, sa mise en scène est donc visuellement très affirmée. C’est aussi, plus généralement, ce type de profil que nous voulons défendre. Des réalisateurs et réalisatrices qui veulent défendre une vision forte et qui, de surcroît, ont beaucoup de caractère.
Propos de Zoé Wittock et Anaïs Bertrand
Questions et Retranscription par Joris Laquittant
Merci à Coline Crance et Rezo Films