King Kong, témoin de l’évolution des Etats-Unis 8


Trois époques, trois films, trois versions différentes. Le Gorille Géant n’est pas seulement un monstre sacré, légende indémodable du septième Art. Il est aussi le précurseur d’un genre qui fera naître plusieurs dizaines de films à Hollywood puis s’exportera finalement au Japon pour y être sublimé via les Kaiju Eiga, dont la figure de proue est le mythique Godzilla. Depuis 1933, King Kong vieillit avec le septième art et continue de raconter l’Amérique à travers son symbolisme exotique. Car avant d’être le symbole de sa forêt, Kong est avant tout le symbole d’une Amérique piégée. Force est de constater qu’à trop défier la nature, elle s’en voit défiée et malmenée. King Kong, témoigne au fil des années, par sa présence sur nos écrans, des évolutions historiques, idéologiques, politiques et cinématographiques des États-Unis d’Amérique.

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Un Témoin Historique

D’un point de vue historique, les différentes versions de King Kong dépeignent deux époques sombre des États-Unis d’Amérique. Dans le film original de 1933 et le remake de 2005, l’action se passe en 1933 en pleine crise économique New-yorkaise, celle que l’on surnomme “Grande Dépression”. Les versions de Kong de 1933 et 2005, montrent bien cette situation économique via les scènes d’introduction à New York : on y voit notamment des femmes faisant la queue pour obtenir de la nourriture – scène qu’on pourrait croire extraite d’images d’archives – et l’héroïne Ann Darrow, actrice au chômage, voler une pomme dans la nécessité de se nourrir. Ces scènes sont reprises par Peter Jackson dans sa récente version. Celui-ci a aussi décidé d’élargir considérablement ce passage dans le New York en dépression, ce qui nous renseigne un peu plus sur la dureté de la vie de cette époque de crise. Plus encore, on y découvre une Amérique au désir de colonialisme, l’exotisme intéresse, intrigue, le cinéma en fait l’un de ses thèmes majeurs, aussi, Carl Denham, le réalisateur et aventurier qui se lance sur Skull Island, est à lui seul un miroir d’une certaine société américaine. Il sait que les images qu’il tournera lui rapporteront gros, car il connait l’engouement des spectateurs pour l’inconnu, l’exotisme de la jungle, l’aventure et la peur. Des caractéristiques qui contribueront au succès de King Kong en 1933, aideront à relancer la RKO, le studio de production, qui subit de plein fouet la crise économique, et fera naître un genre entier de la production américaine : déjà amorcé par la sortie du Monde Perdu en 1925, confirmé par le succès des aventures de Kong, et qui sera largement re-épuisé par la suite.

La version de 1976, réalisée par John Guillermin, se déroule dans la période même du tournage du film c’est-à-dire la fin des années soixante-dix. A cette époque, l’Amérique subit une deuxième crise économique. En effet, le scénario se rattache au contexte historique du choc pétrolier de 1973 (la crise pétrolière touche le pays de l’Oncle Sam jusqu’en 1985, un autre choc étant survenu juste après le film, en 1979). Dans le film de Guillermin, le réalisateur aventurier Carl Denham est remplacé par un entrepreneur pétrolier particulièrement avare, prêt à tout pour arriver à ses fins. Celui-ci se rend donc sur l’île de Kong dans le but d’extraire les puits de pétroles qui s’y trouvent. King Kong est réactualisé au contexte historique, socio-politique et économique d’un pays qui change. Mais encore une fois, Kong est un produit de la crise, de la même manière que Godzilla est un fruit de la bombe atomique, le roi singe est très souvent le miroir d’une société en crise, à toute époque, il est comme le démon qui vient rappeler à la société ses travers, et finir d’assombrir le dessein du pays. C’est dans ce contexte historique encore une fois, que John Guillermin décide de remplacer plusieurs éléments : ainsi, l’Empire State Building, si symbolique au film, est remplacé par les tours jumelles du World Trade Center, témoignant de l’ahurissante évolution des métropoles de la Grande Amérique d’après Guerre, et pas seulement… On y voit l’Américain fier et destructeur déployer toute la puissance de son armée (les hélicoptères de combat sophistiqués remplacent les biplans fébriles du prédécesseur) pour combattre l’erreur naturelle, le monstre… Prémonitoire ? Peut être…

Il serait fort dommage d’oublier un autre des films dans lequel King Kong a eu du succès, il s’agit de celui qui le confronte avec son “rival” japonais, le mythique Godzilla. Nous ne manquerons pas de vous parler plus en détail de ce dinosaure nippon dans un autre article, mais pour faire court, et être un peu plus clair dans l’analyse, Godzilla est le rejeton de la Bombe Atomique d’Hiroshima lancé par les américains sur le Japon durant la Seconde Guerre Mondiale. Les radiations engendrées par le largage des deux bombes, ont causé le réveil de ce vieux dinosaure, qui représente au Japon, à lui seul et de manière métaphorique, une sorte d’iconographie des désastres de l’atomique, de la peur du nucléaire, et du réveil désastreux et puissant de la nature sur l’homme. Sorti en 1954, Godzilla de Ishiro Honda, est le premier film de kaiju eiga (attaque de monstres géants) sorti au Japon, la maison de production Toho souhaite s’inspirer du succès de King Kong et des autres films de monstres géants qui suivirent le succès du film de 1933, pour créer un homologue japonais. Le succès monstre – c’est bien placé – qui l’entoure, en fait très vite l’une des figures principales du cinéma nippon, et le kaiju eiga devient une institution, un genre à part entière, qui fera naître des centaines de films. C’est donc très naturellement – et après un remontage américain de Godzilla (1954) – que les américains laissent les Japonais réaliser la rencontre des deux colosses, en naît King Kong contre Godzilla (1962). Le film a beau être produit de manière totalement amicale entre les deux pays, il n’en demeure pas moins qu’il en ressort encore aujourd’hui le symbolisme puissant de la seconde guerre mondiale passée, et du duel entre les deux nations, qui s’est soldée par les terribles attaques atomiques d’Hiroshima et Nagazaki. A cette époque encore, Kong est l’une des emblèmes les plus célèbres d’Hollywood, et de fait, des États-Unis, sa confrontation avec Godzilla, enfant de la bombe, reste ancré dans les esprits comme le combat de plus entre deux nations au sortir de la guerre. A cette même époque, en 1962, le Japon dévasté par la guerre est aidé à se reconstruire par les États-Unis, tiraillées par des spectres de culpabilité. Aussi, la semi-victoire de Kong sur son adversaire en est l’un des plus puissants symboles. Même coupable, l’Amérique vous sauve toujours.

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Un témoin de l’évolution des idéologies racistes

Parmi les sujets ayant fait controverse à la sortie du premier King Kong – et perpétuée par les deux films suivants – le cas du racisme est le plus intéressant. En effet, on a souvent lu et entendu que les scènes montrant la population noire indigène de Skull Island étaient dégradantes et racistes. Il faut néanmoins peser le pour et le contre de ces scènes dans chacun des films, et surtout parvenir à les resituer avant tout dans leur contexte historique.

Dans le King Kong de 1933, la première image de cette civilisation concerne le rituel du mariage, et du sacrifice à leur Dieu, en l’occurrence Kong. Contrairement au film de 1976, les “colons” ici ne prennent pas la culture de haut. Au contraire, Carl Denham souligne son émerveillement devant la cérémonie, et ne désigne pas ces hommes à l’aide du terme “sauvages” mais par l’idée de “païens”, nuance importante. De plus, le chef des indigènes est représenté dans une aura de magnificence menaçante, proche de toutes les grandes figures fantastiques ambiguës du cinéma. On pense alors au Nosferatu de Murnau, par exemple. On ne pense pas tout de suite à une caricature de l’homme noir, mais avant toute chose, à une image d’un “opposant” typique du cinéma fantastique. Et c’est cette barrière plantée entre la réalité et la fiction qui nous permet de faire la part des choses : entre le racisme et l’imagerie “de genre” de cette scène. On pourra toutefois y voir une caricature de l’homme Noir, par cette représentation grégaire du sauvage incapable de penser : grimé, dansant autour du feu dans des rituels de paganisme. Les idées racistes consistant à affirmer que ces hommes n’en sont pas car ils n’ont pas d’âme – pensées qui à cette époque étaient encore très présentes dans les esprits américains, rappelons que le Noir en 1933 avait à peine un statut de citoyen américain : ces hommes ne sont pas montrés comme membres d’une civilisation à part entière, ils demeurent assez primitifs et sont rattachés au système tribal que les colons qualifient ici de simple paganisme. On les rattache aux clichés de culture exportés des idéologies racistes dominantes aux États-Unis : la polygamie notamment. Ici, seul le langage semble rapprocher ces indigènes de l’homme américain, car au contraire des deux versions qui suivront, dans celle-ci, l’un des explorateurs parvient à communiquer directement avec le chef indigène, il joue ici un rôle d’interprète, ce qui brise la barrière du langage établie entre les deux civilisations si distinctes. L’idée ici de nous montrer que ce sont les colons blancs qui ont besoin de se faire comprendre et de montrer qu’ils ne sont pas hostiles, sont des éléments essentiels pour ne pas faire tanguer cette scène vers les trop imposants clichés racistes : nous assistons à un choc des cultures, qui parviennent néanmoins à s’unifier par ce qu’elles se trouvent en commun, le langage et le débat. Mais là où Cooper et Schoedsack évitaient quelque peu les clichés les plus traditionnels de leur époque sur l’image du “sauvage”, John Guillermin, lui, nous livre une représentation inquiétante.

En 1976 on évolue en plein post-scandale du Watergate. Tout le passé des États-Unis ressurgit, du génocide des Indiens, aux pratiques douteuses des gouvernements. En parlant de massacre, justement, la rencontre entre les colons de Guillermin et les autochtones de l’île du crâne a subi elle aussi un traitement spécial seventies : les explorateurs sont prêts à exterminer la population indigène pour s’accaparer l’or noir. Les indigènes deviennent des Noirs en transe sexuelle, le chef sous son costume de singe effectue une lapdance ridicule devant la promise et s’apparente à un obsédé sexuel qui est tout de suite attiré par la femme du groupe, Dwan (la Ann Darrow de Guillermin). La séquence déborde de clichés sur l’homme Noir, et les colons ici sont complètement gratifiés d’un statut de maîtres : ils prennent les indigènes de haut, ne s’extasient pas devant la cérémonie – mais au contraire préfèrent porter toute leur attention sur une minuscule flaque de pétrole. On se surprend même à entendre des paroles diffamatoires, “Mais qu’est ce qu’il baragouine ce sauvage !” nous transportant dans un véritable climat d’Apartheid… Reste à se poser une question majeure : John Guillermin a-t-il fait cela pour dénoncer le racisme ? Ou est-ce véritablement le reflet direct d’une Amérique communautariste et sectaire ? Les critiques reprocheront notamment au réalisateur d’avoir tout adapté à son époque sauf cette partie, ne réactualisant pas ces idéologies, et d’avoir porté atteinte à l’image de l’Amérique à l’échelle internationale.

Trente années plus tard, nouvelle version signée Peter Jackson. Celui-ci s’attache alors à recréer le film initial avec les moyens techniques actuels, et les possibilités numériques désormais disponibles. Malgré sa volonté de rendre hommage au film de Cooper et Schoedsack, Peter Jackson va se permettre la liberté de réinventer totalement un nouveau biotope de Skull Island, beaucoup plus élaboré. Ce sont ces scènes qui nous rappellent qui est le bonhomme derrière la caméra : autant certains plans de dinosaures nous rappellent les prouesses graphiques sur les pachydermes du troisième opus du Seigneur des anneaux, autant sa vision du peuple de l’île du crâne nous fait penser irrémédiablement à ses travaux précédents. Plonger dans le macabre et donner une représentation visuelle à un peuple, ça, Jackson sait le faire : du peuple onirique en argile de Créatures Célestes aux innombrables peuplades du Seigneur des Anneaux… Notons par ailleurs que Jackson avait déjà fait escale à Skull Island pour y chercher son singe-rat, monstre du culte Braindead, au détour d’une scène d’ouverture dans laquelle il proposait déjà une représentation de la peuplade de Skull Island. Dans l’imaginaire de Peter Jackson, les Indigènes prennent une dimension différente des deux films antérieurs. On découvre une véritable civilisation, là où les versions antérieures ne mettaient en lumière que des populations tribales. Le peuple de Skull Island version 2005 possède une cité à l’architecture élaborée, proche de la cité mélanésienne de Nan Madol, qui en fut l’inspiration première. Il leur prête une religion spécifique : ils vouent un culte à leurs morts, et leurs temples et habitations constituent aussi les catacombes de leurs ancêtres. C’est en réalité un peuple très évolué, proche des Sumériens, Mayas ou autres Incas que nous fait découvrir le réalisateur Néo-Zélandais. Néanmoins beaucoup de critiques ont une nouvelle fois accusé le King Kong de 2005 d’être un film raciste, à l’instar des deux précédents opus. Car si le réalisateur néo-zélandais nous offre toute la magnificence d’un empire inconnu, il rend ses habitants particulièrement virulents. Alors que dans les versions de 1933 et 1976 les indigènes étaient sociables, ou du moins ouverts au dialogue, et de surcroit faibles et victimes, dans le remake de 2005, ils sont l’archétype inverse. Proche physiquement de morts-vivants belliqueux de Ghosts of Mars de John Carpenter (Jackson lui-même cite cette référence), ils luttent activement contre l’envahisseur blanc dès lors que Denham, en bon Américain colonisateur, s’avance avec son bon chocolat américain pour faire un présent au bon enfant indigène affamé. Erreur. Une déferlante de violence macabre va suivre : sacrifices et exécutions barbares (si le film de Jackson est vu après le Apocalypto de Mel Gibson, le rapprochement des civilisations est immédiat). Jusqu’à ce que l’Américain et son arme à feu calme l’indigène virulent : double message. Ici les expéditeurs sont punis de venir américaniser leur colonie, et les Américains s’imposent par la force de leur technologie – thème qui aura pour miroir la scène finale du film. Jackson propose clairement une critique du colonialisme, l’Américain avide s’en est pris aux indigènes, jouant de son pouvoir, de ses technologies, pour kidnapper leur maître, le grand singe, celui-ci, bien qu’amouraché d’une belle blonde – on reste à Hollywood – déferlera sa colère sur l’Amérique, et servira d’être vengeur, pour tous les indigènes que les colons auront massacrés, car Kong en lui même, est la représentation métaphorique de toutes les peuplades “barbares” se soulevant face à l’envahisseur.

Les trois versions de cette histoire de légende témoignent de l’évolution des esprits américains, et des idées racistes dans leurs contextes. Les critiques virulentes, peu importe les versions, nous montre aussi que le politiquement correct qui gangrène notre société voit désormais le mal partout mais pas où il est forcément : quitte à faire des erreurs d’interprétation totales.

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Un Témoin de l’évolution du Cinéma

En trois versions américaines, et plus de vingt films dérivés lui étant consacrés, King Kong a marqué l’histoire du cinéma et a traversé presque 80 années du septième art. A travers la filmographie du monstre le plus célèbre du grand écran, il est possible de constater les évolutions majeures du cinéma, car King Kong les a toutes connues.

Pour commencer, en 1933, date de sortie de King Kong et de sa suite Le Fils de Kong, nous sommes à l’aube du cinéma parlant. Hollywood vient d’imploser, l’arrivée du son ayant redéfini complètement les règles de jeu et de mise en scène. Cette évolution non souhaitée par beaucoup (par Charlie Chaplin par exemple) mêlée à la récession qui frappe le pays pousse certains studios vers la faillite. La RKO, sur le point de mettre la clé sous la porte, décide de produire finalement le projet complètement fou qu’est King Kong. Les Américains découvrent dans les salles de cinéma le 7 Avril 1933, la Huitième Merveille du Monde, et elle leur est offerte par un duo de réalisateurs talentueux et ingénieux : Merian C. Cooper et Ernest Schoedsack, aidés d’un chef effets spéciaux de génie : Willy O’Brien. Ce dernier avait déjà travaillé quelques années auparavant (1925) sur le film Le Monde Perdu de Harry O. Hoyt, dans lequel apparaît un singe géant qui peut être considéré comme le brouillon de ce que sera King Kong par la suite.

Willis O’Brien est un magicien du cinéma ayant déjà fait ses preuves sur plusieurs films d’aventures préhistoriques. S’il deviendra célèbre pour ses trucages dans King Kong, il participera par la suite à d’autres films mythiques comme le fameux Mighty Joe Young (1949), cousin de Kong, réalisé par le duo Cooper/Schoedsack en coopération avec John Ford, puis sur d’autres productions tels que The Animal World (1956) ou Behemoth, The Sea Monster (1959) pour lesquels il continuera de perfectionner ses trucages dans l’animation des monstres. Des trucages, rudimentaires, mais qui n’en demeurent pas moins d’une efficacité réelle : King Kong (1933) aujourd’hui encore, reste tout à fait crédible et ne semble pas vieillir. L’utilisation de la stop motion (technique d’animation d’une marionnette, images par images) était pour l’époque, une véritable innovation dans le Grand Cinéma Hollywoodien. Aussi, il n’est pas rare de lire qu’après 2001:L’Odyssée de l’Espace (1968) et Star Wars (1977), King Kong est sûrement le film ayant le plus révolutionné les effets spéciaux. Il est même classé 43ème meilleur film de l’histoire du cinéma Américain sur 100 chefs d’œuvre, par la très sérieuse American Film Institute (AFI).

On peut aussi évoquer un point intéressant ayant marqué l’œuvre de 1933 : la censure. Particulièrement présente à cette époque (par les commissions, mais aussi par le biais des producteurs eux-mêmes) elle a amputé le film de beaucoup de scènes à sa sortie. Les images jugées trop violentes sont censurées : on y voit Kong porter des gens dans sa gueule et les dévorer, écraser des indigènes sous son talon comme on le ferait avec des insectes, ou une scène à Skull Island avec des araignées géantes dévorant des humains (à noter que l’équipe de Jackson lors de la production du remake de 2005, a été invitée à retourner cette scène dans les conditions de l’époque, pour qu’elle soit réhabilitée dans la nouvelle version du DVD du film original). En 1938, le film ressort en , par le Code Hayes mis en place, régulateur de l’imagerie filmique. Cette nouvelle organisation juge le film trop sadique et érotique (pour la scène dans laquelle Kong déshabille Ann Darrow) Ces plans seront réintégrés au fil du temps, d’abord en 1972 pour certains, puis lors de la ressortie DVD en 2005 pour la totalité.

L’histoire même du film de 1933 – cette expédition menée tambour battant par le réalisateur Carl Denham – est probablement le reflet direct des difficultés de tournage de King Kong en 1933. Ainsi Denham prononce la phrase suivante : “Ils m’ont dit que le film serait deux fois meilleur avec une idylle”, c’est un clin d’œil aux impératifs qu’Hollywood imposait aux réalisateurs à cette époque, dans le but de ne pas faire de faux pas et des faillites financières dans une période si fébrile économiquement : on tourne alors stratégiquement ce que les gens aiment, pour un profit maximum à la sortie. Les gens recherchent à être transportés loin de leur vie miséreuse : c’est pour cela que Chaplin fait fureur, son humour aide à désembuer la vie morose des spectateurs, et Frankenstein en 1931 mène le spectateur dans des horizons fantastiques et terrifiants… Ce que les gens souhaitent, c’est de s’évader avant tout, s’asseoir dans leurs sièges et se laisser voyager pour oublier leur vie pénible. Le grand spectacle, l’exotisme ainsi que le romantisme de King Kong sont autant de garanties au succès d’un film à cette époque. C’est d’ailleurs le score ahurissant de cinquante mille entrées en une seule journée d’exploitation qui sauva la RKO de la faillite causée par la Grande Dépression.

Alors que le film de 1933 est aujourd’hui encore considéré comme l’un des plus grands chefs-d’œuvre d’Hollywood, la version de 1976, réalisée par John Guillermin, a reçu des critiques virulentes dès sa sortie. Dès que la société de production s’est mise en quête de trouver le metteur en scène qui aurait la lourde tâche de porter à l’écran ce scénario modifié, elle s’est vue refuser le projet par Roman Polanski et Sam Peckinpah. Ces derniers considérant tous deux que le scénario proposé était “une vaste escroquerie”. La production se met alors en quête de ce que les critiques nomment couramment “faiseur”, et ils choisissent le britannique John Guillermin, s’étant déjà fait remarquer précédemment pour sa version des aventures de Tarzan dans Tarzan Goes to India (1962). A la sortie de cette nouvelle version de King Kong, les critiques acerbes tombent : on considère que le film est absurde, que son érotisme trop présent dessert l’histoire, on prête à Jessica Lange une interprétation médiocre, le jeune Jeff Bridges peine à s’imposer, et la critique accorde à John Guillermin une vision clichée et raciste. Mais la plus grande déception réside dans les effets spéciaux supervisés pourtant par des experts en la matière : le premier, Carlo Rambaldi (qui a notamment œuvré sur E.T. ou la saga Alien) et le second Rick Baker (qui a travaillé par la suite sur Gorilles dans la Brume, Greystoke ou encore La Planète des Singes version 2001). Les animations images par images de 1933 paraissent plus crédibles que l’homme dans son costume de singe de cette nouvelle version. A un an du révolutionnaire Star Wars et dix ans après 2001 : L’Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick on a de quoi se questionner tout de même.

Du point de vue de la censure, le King Kong seconde génération passe outre, et au-delà. Les scènes érotiques du précédent sont recyclées et amplifiées (on assiste à une scène explicite proche du viol, dans laquelle King Kong effeuille peu à peu l’apeurée Jessica Lange), le gore fait son apparition dans la scène finale, les quelques trous percés initialement dans la marionnette de 1933 deviennent des gerbes de sang dans le singe en costume de cette nouvelle version. Malgré un score moyen, King Kong version 1976 n’est pas tant un flop en salle qu’il ne le fut vis à vis des critiques. Il remportera même deux oscars, pour sa photographie et son travail du son.

En 2005, on est dans l’Ère du numérique. La majorité des films produits dans les années 2000 sont emplis d’effets numériques révolutionnaires, si bien que certaines maisons de production en font leur argument de promotion principal. Hollywood n’hésite plus à mettre des sommes mirobolantes dans des films jugés bankables. Ainsi la production du remake offre à Peter Jackson, récent auréolé de dix sept oscars à Hollywood pour la trilogie du Seigneur des Anneaux (dont 11 statuettes pour le dernier opus, un record) un budget initial de 150 millions de dollars, qui s’élèvera finalement à 210 millions. Le film devient alors en 2005 l’un des films les plus chers de l’histoire du cinéma surplombant Titanic et Spiderman 2 (aujourd’hui largement dépassé par Pirates des Caraïbes 3, ou Avatar). Le réalisateur néo-zélandais, quant à lui, touche l’immense somme de 20 millions de dollars de salaire pour ce film, du jamais vu. Peter Jackson réalise son rêve de gosse, un remake du film de 1933, celui qui lui a fait naître sa vocation de réalisateur. Pas question pour lui de transposer une pareille histoire au contexte du vingt-et-unième siècle : il s’attache alors à la période des années trente, théâtre de l’original. Il souhaite donc être fidèle au premier film, contrairement à la version de 1976.

De même, contrairement à la version de 1976, ce remake sous forme de blockbuster a séduit les critiques les plus réticents de prime abord : soulignant l’intelligence du traitement de l’histoire par Peter Jackson, et la dimension épique digne des plus grands films d’aventures. On a tout de même reproché quelques scènes d’ambiance Disney jugées légitimement de trop dans la mise en scène des séquences romantiques. Mais l’évolution majeure qui frappa les esprits fut l’incroyable qualité des effets numériques. C’est le studio Weta (créé par Peter Jackson à ses débuts) qui en est responsable, ce petit studio néo-zélandais a véritablement révolutionné la technique numérique, à l’époque, ils avaient tout juste triomphé avec la trilogie du Seigneur des Anneaux (2001-2003) et n’avaient pas encore signé les effets d’Avatar (2009). Le Kong de Jackson est donc en images de synthèse contrairement aux deux précédents opus qui utilisaient des maquettes ou des costumes. Il n’en demeure pas moins le plus réaliste des trois monstres. Là où les expressions du visage des deux précédents monstres étaient limitées, la technique de motion capture effectuée sur le talentueux acteur Andy Serkis (déjà l’acteur derrière le Gollum de la Trilogie de l’Anneau) permet au visage de Kong de prendre toutes les expressions possibles, et ainsi retranscrire plus aisément ses sentiments par l’image. King Kong 2005 remportera par ailleurs naturellement l’Oscar des Meilleurs Effets spéciaux, (ainsi que ceux du son) et confirmera le pouvoir de ces derniers pour les succès en salle. Le film sera un raz-de-marée planétaire et permet à Peter Jackson et Weta d’asseoir un peu plus son pouvoir sur Hollywood, la capitale Néo-Zélandaise est alors renommée Wellywood, et elle accueillera certains des tournages les plus énormes des années suivantes. La firme préparera même une attraction en 3D basée sur le film pour le Universal Studio, l’une des rares techniques que King Kong n’avait pas encore touchée.

Aussi, il serait maladroit d’affirmer que la censure de nos jours n’a plus une place très importante. Certes le Code Hayes n’est plus en vigueur, mais les films américains sont, plus encore que les nôtres en France, contrôlés sévèrement, et classifiés selon des codes propres au pays. Le film de Jackson a tout de même reçu une classification PG-13 aux Etats-Unis (ce qui signifie qu’un ado de 13 ans ne peut pas aller voir King Kong non accompagné, et qu’en dessous de cet âge, le film est tout bonnement interdit) et le film a reçu aussi quelques virulentes attaques sur le traitement des indigènes : l’interprétation de Jackson ayant été jugée par certains critiques comme “ultra-raciste” et “barbare”.

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Mythe indélébile du cinéma américain, exporté, ayant inspiré des vingtaines de films dérivés, King Kong est l’une des figures les plus emblématiques d’Hollywood. Il restera aussi, à ce titre, le monstre qui sauva la RKO, et le premier des grands monstres du Cinéma.

 


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY


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