Désormais disponible en DVD et Blu-Ray, J’ai perdu mon corps (Jérémy Clapin, 2019) trône en bonne place parmi notre top des films qui firent pas genre en 2019. Son réalisateur a accepté de revenir avec nous sur l’incroyable parcours du long-métrage, entre Césars et Oscars, et sur la place du cinéma d’animation pour adultes en France.
A corps perdu
J’ai perdu mon corps (2019) a remporté des prix à Annecy et à Cannes, puis le César du meilleur film d’animation, suivi par une nomination à l’Oscar. Avec du recul, quel regard portes-tu aujourd’hui sur ce parcours fou ?
Ce parcours m’a comblé, il a comblé l’équipe et le producteur aussi. Il est d’autant plus impactant pour nous parce qu’on a vécu toute la fabrication du film dans un vase clos. Personne ou presque n’était au courant que ce film se faisait et on avait été très peu supportés. Il y avait très peu d’attente, à part peut-être un peu dans le monde de l’animation. On était tellement dans notre grotte pour le faire que le résultat et la trajectoire du projet contrastent énormément. On a eu une visibilité énorme, la presse était assez unanime, on a fait tous les rendez-vous importants du cinéma. Ce n’est pas la même chose si ton film est très attendu et que tu coches déjà toutes les cases. Moi, je n’étais personne, en tout cas dans la petite sphère du long-métrage. Et j’ai eu une exposition incroyable. Mais il ne faut pas que je m’habitue à ça, parce que c’est une trajectoire exceptionnelle. Pour mon prochain film, je n’aurai peut-être pas du tout la chance d’avoir tout ça (rires). Mais c’est assez gratifiant de se voir récompenser, de voir que ce film a ressemblé à la fois les gens de la prise de vue réelle et de l’animation. Je n’étais pas enfermé dans la catégorie technique de l’animation – que je ne considère pas comme un genre. J’ai fait des rencontres incroyables, permises uniquement par les Oscars et par la campagne avec Netflix (le film a été acheté par la plateforme pour sa distribution internationale, ndlr). Cette avalanche de rencontres a rendu les choses possibles. Sans Netflix ou Cannes, on n’aurait pas du tout eu la même exposition, on ne serait peut-être pas allé au bout de la campagne pour les Oscars. Pleins de projections ont été organisées, on a rencontré d’autres cinéastes incroyables. Et ça s’est terminé par la Cérémonie des Oscars. En plus, c’était la seule année où les César et les Oscars étaient séparés de plus d’un jour, je bénéficiais de ce calendrier exceptionnel. Finalement, ce qui s’est le moins bien passé étaient les César, mais je crois que c’était le cas pour tout le monde. C’est la fin d’un système et on s’est retrouvé au milieu de tout ça. Ce n’était pas une sensation extraordinaire pour finir le film, tout le monde l’a ressenti. Ça a été gâché, puis de toute façon occulté par le virus, donc on en parlait plus. Cette cérémonie des César était morte-née, ça se sentait. En tout cas, c’est quand même quelque chose qu’on peut souhaiter à tous les réalisateurs. Cannes, César, Oscars, le film n’a pas raté grand-chose. Ça, c’était cool. Et pour autant, en terme d’entrées en salles en France, c’est la déception. Le distributeur, Rezo Films, se contente de nos 200.000 entrées environ, mais avec l’enthousiasme de la presse et le soutien des exploitants qui croyaient à fond au film, on s’attendait à plus. Mais la réalité, c’est que c’est un film d’animation pour adultes, avec une main coupée qui se balade, et c’est difficile de faire venir les gens pour voir ça (rires). C’est un film difficile à identifier, je m’en rends compte quand je lis les commentaires des gens : « je ne m’attendais pas à ça », « je savais pas du tout ce que j’allais voir ». Je comprends que ce soit difficile de faire marcher un film comme ça en salles.
Comment tu expliques cet accueil du public ? Vous aviez effectivement la presse derrière vous, les institutions, les festivals. En quoi le fait que ce soit un film d’animation a impacté la sortie du film ?
Je pense qu’avec l’animation, le grand public est désorienté. Il est perdu face à des propositions comme ça, sans référence. Dès que les codes graphiques sont différents de Disney, on leur demande déjà un effort de curiosité. Que ce soit “pour adultes” demande encore un effort supplémentaire. Et si c’est poétique, macabre, avec une main coupée… on perd encore beaucoup de gens. Ce film est conçu comme une expérience, on est immergé dans un point de vue, celui de la main. La question du point de vue est omniprésente, alors comment tu veux le vendre ? Le film repose sur l’expérience du spectateur. Tu ne peux pas dire « tel son que vous allez entendre, telles perspectives que vous allez voir vont vous immerger dans l’univers. » Ça ne suffit pas. En plus, le film est aussi difficile à vendre sur la seule base de son pitch. Même aujourd’hui, je ne sais pas le pitcher, personne n’y arrive. L’intérêt ne réside pas seulement dans la trajectoire des personnages mais dans l’immersion, dans l’expérience de spectateur.
Pour revenir aux César, à la remise de ton prix, tu as fait un discours qui nous a beaucoup interpellé : « on parle de diversité, de parité, mais en animation aussi on a des choses à dire ». Tu ajoutes que l’animation est « le parent pauvre du cinéma ». Comment tu expliques que l’animation soit aujourd’hui toujours autant dépréciée ?
Je pense que le cinéma d’animation souffre du cliché persistant qu’il est un divertissement pour enfants, pour la famille, et que les propos de ces films sont à la hauteur de cette cible. Alors que tout comme la prise de vue réelle, considérée comme beaucoup plus mature, elle peut s’emparer de sujets réalistes, quotidiens, proche de nous. On souffre encore de ça. De fait, on n’est pas sur la même ligne de départ qu’un autre film. Mais c’est quelque chose qui ne peut qu’évoluer dans le bon sens. Ce film participe peut-être à ouvrir le territoire de l’animation, mais ça ne suffira pas. Chaque année j’ai l’impression qu’une porte s’ouvre, les gens s’étonnent de voir un film d’animation qui brise les barrières, et la porte se referme. J’ai le sentiment que certains ne sont pas très bienveillants vis-à-vis de cette diversité du cinéma. Je ne sais pas s’ils en ont peur ou s’ils ne la comprennent pas, peut-être les deux. Combien de fois j’ai entendu en coulisses des hauts décisionnaires du cinéma dire « certainement pas d’animation pour représenter la France », « tout sauf un film d’animation ». Des remarques aussi violentes que ça. Même aux César, la façon dont on a été traité en coulisses était assez abjecte. Je n’ai pas eu le droit à ma conférence de presse. Tous les journalistes ont cru que je les snobais. On m’a dit qu’ils étaient tous partis, qu’il fallait s’en aller, mais c’était complètement faux. Ils voulaient juste placer les gens de la prise de vue réelle, et ils ont balancé la cartouche animation ailleurs pour gagner du temps. Il ne faut pas être parano mais on n’a pas le même droit à la parole. Dans les médias, on ne nous invite pas – peut-être parce qu’on n’a pas de stars. Quand je présentais mon court-métrage Skhizein (2008) aux César, à table au Fouquet, des personnes m’ont dit « quand est-ce que vous faites un vrai film ? » Sérieusement. Le « vrai film » pour eux est un film de viande, avec de la chair, avec des gens. On en souffre tous en animation, c’est un combat. Mais plutôt que de le dénoncer, il faut montrer qu’ils ont tort avec des films. Je ne m’énerve pas trop personnellement. Je pense aussi que c’est générationnel, certains ne veulent pas que l’animation soit trop citée. Je ne balancerai pas de noms mais il y en a pas mal (rires). Des jurys voulaient mettre le film en tête mais ils ont été court-circuités par un président de jury ou par un directeur de festival qui ne voulaient absolument pas qu’un film d’animation ait cette place. Je le sais pour avoir entendu individuellement les membres du jury quelques mois plus tard. Peut-être parce que ça fait venir moins de stars… C’est obscur pour moi.
Avec cette idée reçue que l’animation s’adresse uniquement au jeune public, quelles difficultés as-tu affrontées au moment de développer J’ai perdu mon corps ?
Mon producteur Marc du Pontavice m’a proposé d’adapter le livre Happy Hand (2006) de Guillaume Laurant, mais le résultat en est très loin. Je pense que si le producteur et le réalisateur n’avancent pas dans la même direction, le noyau dur nécessaire au film est fragilisé. S’il y a une fragilité entre les deux, si on ne s’accorde pas sur ce qu’on veut faire et que je n’ai pas carte blanche, ça ne fonctionne pas. Toute une industrie, tout un studio est impliqué. Le studio et les gens de l’animation n’ont pas forcément l’habitude de ce genre de cinéma. Ils proposent plutôt des séries, ils ont d’autres références, alors ils s’auto-censurent parfois. C’est difficile de leur faire comprendre qu’on peut faire une séquence de sept minutes de dialogue à travers un interphone, et que ce sera la force du film. Ça leur fait peur. Ils se disent que l’animation doit montrer tout un savoir-faire, qu’elle doit montrer des choses exceptionnelles, du mouvement. Un interphone, c’est la flippe totale. Ils ne pensent plus film, ils pensent animation. « Il fait toujours nuit dans tes films, c’est triste », parce qu’ils ont l’habitude du ciel bleu et de l’herbe verte à la Miyazaki – ce qui est très bien, mais c’est une pensée unique. Si ces gens-là voyaient plus de courts-métrages, je pense qu’ils seraient ouverts à un cinéma plus mature. On y trouve des pépites, avec des idées difficiles à retrouver en long-métrage parce qu’on entre dans l’industrie. Elle fixe les contraintes, elle décide d’une cible. C’est ça qui doit exploser. Sur J’ai perdu mon corps, on n’a eu aucune considération marketing. Heureusement, j’ai été protégé par mon producteur. Il a cru que pour faire un film différent, il fallait le faire d’une manière différente, pour avoir un résultat différent. Sans lui, ce serait parti en sucette. C’était une chance, et j’espère que cette chance-là va créer un précédent et donner l’envie d’audace… Mais l’audace n’est pas qu’une envie, c’est aussi une détermination. Certains me disent qu’ils vont aussi faire un film d’animation pour adultes, mais dans les actes c’est différent. On a franchi une étape en acceptant que l’animation peut être pour adulte et j’entends beaucoup de projets se monter sur ce modèle, mais il y a confusion. Pour certains, sont adultes les projets violents, avec du sang, du sexe. Mais le cinéma adulte n’est pas que ça. Le trait est un peu forcé pour justifier l’appartenance au monde adulte, on pioche dans ce qui éloigne les enfants. Alors qu’on peut faire des films adultes qui ne sont pas forcément une démonstration d’hémoglobine et de violence gratuite. C’est un peu facile d’aller dans la catégorie adulte en utilisant que ça, je ne me retrouve pas tellement là-dedans. C’est un moyen, mais, pour moi, on peut faire un film pour adulte qui soit poétique, existentiel. J’aime le mélange des genres, mettre un peu de violence, un peu de tension, j’aime que le spectateur soit inconfortable et qu’il ne s’attende pas à ce qui va lui arriver. D’ailleurs je trouve que le genre ne marche pas très bien sur le format court. Il a besoin de s’installer, ne serait-ce que pour préparer l’attente, le suspense… C’est comme faire un duel sans préparation, ça donne juste un coup de fusil. C’est difficile de bien réussir sur un format court.
Le film a été racheté par Netflix pour sa vente internationale. Ils ont aussi les droits de Last Man (Jérémie Périn & Laurent Sarfati, 2016), Crisis Jung (Gobi & Jérémie Périn, 2018), Vermin (Alexis Beaumont, Hafid F. Benamar & Balak, 2018) – qui sont des séries très violentes, pour adultes.
Et j’aime beaucoup ! Heureusement qu’elles existent. J’ai dévoré Last Man. C’est juste qu’il ne faut pas que l’animation pour adultes ne soit que ça.
Penses-tu que les plateformes soient le nouveau jardin d’Eden pour ce type d’animation pour adulte ?
Je crois que oui. Netflix a très envie de voir ce que je vais faire après. Au cinéma, J’ai perdu mon corps n’a pas eu de résultats énormes. Il coche pourtant toutes les cases, mais la rencontre salle n’a pas été retentissante, ça reste moyen pour un film à cinq millions d’euros. Ça risque d’être pareil pour le prochain, on ne pourra pas faire mieux en terme de presse et de publicité. Les plateformes donnent accès à un cinéma d’animation différent, pour des gens qui n’auraient pas eu l’idée d’aller voir ça en salles – si tant est qu’une salle le diffuse près de chez eux. C’est un nouveau territoire pour un nouveau public. Certains seront déroutés, d’autres auront l’envie d’en voir plus. Les plateformes participent à éduquer une partie de la population. Netflix nous communique les scores du film, il a des millions et des millions de vues. C’est une exposition que le cinéma ne permet absolument jamais, surtout pour de l’animation pour adultes. Les plateformes peuvent mettre en lumière des films de l’ombre, puis créer un désir d’aller voir ce type de cinéma en salles par la suite. C’est un cercle vertueux, qui pourrait alimenter les entrées – si les salles rouvrent (rires). Il y a un dialogue à ouvrir entre les plateformes et le cinéma. Je ne pense pas que la salle disparaîtra. On est en pleine mutation, alors à voir comment ça se passera.
Tout au long de ta filmographie, je pense notamment à Une histoire vertébrale (2004) et à Skhizein, le rapport au corps est au cœur de l’intrigue. D’où cela te vient et comment l’animation te permet d’explorer cette idée ?
Le long-métrage est à l’initiative de mon producteur. En voyant mes courts-métrages, il a trouvé que ça faisait sens de me faire travailler sur un projet avec une main coupée, avec cette relation avec le corps. Marc du Pontavice y a vu une logique, mais peut-être que mon prochain film sera moins associé au corps. C’est vrai que dans mes courts-métrages, c’est quelque chose qui me vient assez naturellement. C’est le cas dans Une histoire vertébrale, dans Skhizein, un peu moins dans Palmipedarium (2012). En animation, ce genre de personnage me vient d’un dessin. Je dessine un personnage, un monstre, ou en tout cas quelqu’un qui n’a pas un corps comme les autres. Sa vie est forcément différente, sa place dans le monde est différente, son rapport au monde est différent. C’est le cas dans Histoire vertébrale. Je suis parti d’un dessin de bonhomme à angle droit et j’ai imaginé sa journée. C’est devenu un conte, un peu enfantin maintenant, qui me permet de développer toute une trajectoire autour de ce handicap. Ce handicap est une façon de rendre visible quelque chose d’invisible pour beaucoup de gens. Skhizein rend lui visible la schizophrénie, le détachement de certaines personnes par rapport au monde et la difficulté qu’ils ont de trouver leurs marques, d’être en phase avec lui. Le personnage se retrouve décalé de lui-même. C’est ce qui me plait, et pas que dans l’animation mais aussi dans le fantastique. J’ai perdu mon corps n’est pas submergé d’éléments fantastiques mais il y en a un ou deux, occupant 10-20% du film. C’est suffisant pour re-questionner notre réalité. Ça offre un regard différent, extérieur à la réalité. C’est la meilleure façon d’observer quelque chose, avec un pas de côté et c’est plus facile pour aborder certaines thématiques, plutôt que d’en parler en restant à l’intérieur de cette réalité.
Dans J’ai perdu mon corps, tu explores justement différents genres : le drame, la romance avec Naoufel et Gabrielle, mais aussi le fantastique et même l’horreur avec la main… Comment as-tu approché cette question du genre ?
Très vite, j’ai vu deux trajectoires principales. Cette main qui essaye de se reconnecter avec son corps, et ce personnage qui essaie de se reconnecter avec cette fille. Il y avait deux échelles différentes : le tout petit, la main, le geste anecdotique mais très chargé de l’enfance, et la caméra s’éloigne pour raconter la trajectoire de Naoufel. Il fallait donc créer des codes très différents. Le dispositif du film justifie le mélange des genres, pour que ça fonctionne je devais jouer à fond sur le contraste de montage, d’actions, de romance, de brutalité, de lenteur. Il fallait qu’on soit embarqué dans un maelström pour que ça ait une signification, il fallait que j’appuie les curseurs. Quand je suis avec la main, il faut exalter ces moments de tension, ces décisions qu’on prend rapidement, la survie, mais aussi ces moments où on prend beaucoup plus son temps. Et la notion de destin relie tout ça. Le destin est la chose la plus énorme dans la trajectoire d’un personnage, avec cette petite main au milieu. Comment on arrive à faire dialoguer la trajectoire complète d’un personnage avec la trajectoire la plus anecdotique d’un autre ? Il fallait jouer de tous ces niveaux d’échelle, et pour moi ça passe par l’utilisation de plusieurs genres.
Ton film surprend parce qu’il se déroule dans un univers très réaliste, où même l’animation est très réaliste, très ancrée dans le réel, et le fantastique fait irruption par touche.
Dans le livre, il y avait déjà cet élément absurde de la main qui prend le récit à son compte, mais la structure n’est pas du tout la même dans le film. La main sort du frigidaire au milieu du roman alors que je commence par là. Dans le livre, tu as le point de vue de Naoufel qui est dans la reconstruction et on suit la main qui se réveille pour tenter de le retrouver. Il y a beaucoup de choses qui sont différentes, ce serait délicat de comparer les deux en terme de structure. Le concept était donc dans le livre et ma première décision était de garder un seul point de vue, celui de la main. On commence avec elle, et elle nous amène à découvrir l’autre, la partie manquante. Le sujet n’est pas seulement une main coupée, le film parle aussi de la partie manquante, du reste du corps. Je voulais qu’on y soit amené par cet élément fantastique, par un point de vue extérieur mais qui soit aussi interne à un personnage, la main. Pour moi, c’est ça l’expérience. Finalement dans le film, il n’y a pas de plan de Naoufel sans que sa main n’apparaisse, sauf dans le dernier plan. C’est le seul moment où la main se retire, elle a passé le relais, Naoufel doit se débrouiller seul. C’est le seul plan où on le voit avec sa manche vide. On ne perçoit pas Naoufel à travers la perception de la main, elle n’est plus dans le cadre. La seule fois où on le retrouve avec sa main amputée, c’est parce qu’elle l’a retrouvé physiquement, elle est rentrée dans son studio. Ce n’est pas du tout ça dans le livre. C’est vraiment une question de point de vue : c’était capital de garder un point de vue fort pour que ça reste une histoire fantastique avant tout.
Paris tel que représenté dans J’ai perdu mon corps est bien éloigné des cartes postales. Tu montres le périph’, les barres d’immeuble, les égouts, les rats. L’irruption fantastique de cette main change la donne en y ajoutant une touche de poésie. Y avait-il là une volonté de ré-enchanter le réel par le cinéma de genre ?
Oui c’est tout à fait ça. La circulation de la main n’est pas la même que nous. Elle ne prend pas le trottoir au milieu de la foule, elle fait naître une autre vision de Paris. Elle est au ras du sol, c’est le Paris des plaques d’égout, du métro, des rails, des rats, des toits. La ville se rapproche d’un vaisseau spatial. Ce n’est pas le Paris des cartes postales, elle devient un lieu autre. Tout se passe la nuit, dans des espaces un peu cachés, en construction – c’est une symbolique assez présente. On navigue dans un Paris très organique. J’aime amener de la poésie dans des endroits où elle est rarement invitée, je trouve plus satisfaisant d’arriver à charger un lieu comme ça de poésie. C’est gratifiant pour le réalisateur mais aussi pour le spectateur. Quand tu vas filmer Montmartre, l’endroit est déjà surchargé du beau, il devient irréel pour moi. Ce n’est pas le Paris que je connais. J’ai toujours habité en banlieue, et quand je vais à Paris à moto, il y a des travaux partout, quand je passe le périph’ c’est dégueulasse… Et finalement, c’est un quotidien qu’on ne voit plus de la même manière, il fait partie de toi, il fait partie de ta poésie, que tu le veuilles ou non.
Tu disais tout à l’heure qu’on te reprochait l’obscurité du film, parce qu’ils attendaient du ciel bleu et de l’herbe verte. On observe cette démystification de la ville dans le cinéma de genre français, dans La Nuit a dévoré le monde (Dominique Rocher, 2018) ou Dans la brume (Daniel Roby, 2018), qui montre aussi un autre Paris, plus sombre, traumatisé par le spectre des attentats de 2015 (Lire : Vers un cinéma de genre français post-13 Novembre). Certains semblent méfiants…
On ne m’imposait rien, mais je sentais qu’il y avait des craintes à ce sujet. Peut-être que je n’ai pas su communiquer comme il fallait, dire les bons mots pour rassurer les gens, mais je ne pense pas que j’aurais réussi. Il y a eu cette crainte jusqu’aux dernières images. Finalement, ce qui m’a permis de traverser ce film et de faire accepter ces lieux, c’est la poésie. La musique compte aussi énormément. L’intention musicale était de nous emmener ailleurs. Il ne fallait surtout pas que la musique nous ramène sur Terre, il fallait qu’elle nous emmène vers le mystique, vers le cosmique. La ville est liée à la musique de Dan Levy, elles sont indissociables. J’ai toujours eu l’impression que si le film était une petite planète, la musique serait l’univers autour d’elle, qui faisait qu’elle tournait. J’avais besoin de quelque chose qui entourait cette petite planète-là et lui donnait une atmosphère bien à elle. J’ai l’impression que la musique de Dan a été exceptionnelle pour ça.
La musique permet effectivement d’atteindre un ailleurs et de faire décoller le récit de ses fondements, et la mise en scène y est aussi pour beaucoup.
On est en contact avec la ville par morceaux. Quand on suit le personnage de la main, on est sans arrêt à ras du sol. On ne voit pas tout, on ne sait pas où on est, on est un peu perdu, tout comme elle. Elle n’a pas accès à certains lieux, on en découvre d’autres sans les montrer. C’est d’abord en suivant la main qu’on voit la ville. Forcément, les caméras offrent des perspectives incroyables, avec parfois beaucoup de ciel, très coloré, et la ville, très grise par contraste. Vers la fin, quand la main se rapproche de la grue, j’ai besoin d’avoir un décor très établi pour montrer que les deux trajectoires se rencontrent. Avant ça, on est dans des paysages par morceaux, dans des détails de toit. On alimente la curiosité du spectateur, il ne voit pas Paris de manière détournée, il voit autre chose de Paris.
Pendant la production, quels étaient tes références pour J’ai perdu mon corps ?
En animation j’avais les films de Satoshi Kon en tête. Dans Tokyo Godfathers (2003), il filme un Tokyo très urbain, pas forcément joli, sombre, avec des poubelles, il montre des sans-abris. Je m’oriente naturellement vers ce cinéma plutôt que vers Miyazaki par exemple. Plus réaliste, plus brutal, plus cruel, proche de moi. En prise de vue réelle, quand on lit le livre, on pense à L’Homme qui rétrécit (Jack Arnold, 1957), à ce personnage diminué, qui se bat contre des araignées devenues géantes. Quand la main se bat contre des rats, j’utilise ce langage-là. On joue le point de vue à fond, même par le son. Il y a aussi quelque chose d’existentiel et de métaphysique : il devient tellement petit qu’à un moment il se dit qu’il va se remettre à grandir. Je pensais aussi à Rubber (Quentin Dupieux, 2010), ce pneu qui tue des lapins et fait exploser des têtes. Je regardais comment Dupieux arrive à lui donner vie. S’il y arrive avec un pneu, je devrais y arriver avec une main… Sa mise en scène y contribue, le son est important, tout est très sensoriel. Le pneu qui se lève, la lourdeur du sable qui se vide, le contact… On doit faire vivre des choses inertes, donc tous nos artifices de mise en scène doivent être dédiés à ça. On doit les filmer à hauteur du sol, parce que si ces choses-là touchent quelque chose d’autre ou si elles sont vues par quelque chose, ça veut dire qu’elles existent. C’est comme le réveil du vaisseau dans Alien (Ridley Scott, 1979). Il est filmé à travers un casque qui représente le regard de quelque chose, voyant le vaisseau s’éveiller. Ça lui donne plus de consistance. La scène est vue à travers son regard, même si c’est celui d’une chose. Parce qu’il y a un témoin, même si c’est juste un casque, cette chose existe. Au début de J’ai perdu mon corps, il y a un œil qui roule et qui oriente le regard vers quelque chose qui bouge, au milieu d’une scène très statique. Et je dirais que j’ai propagé cette idée sur la ville. Je voulais que la ville regarde cette main. Ma caméra est posée sur une arête de porte qui va bouger un peu, comme si toute la ville, statique, regardait quelque chose bouger. Elle est témoin de ça et fait exister la main. Même si ce n’est qu’une porte, il y a un témoin. J’ai joué là-dessus. D’ailleurs dans Rubber, Dupieux s’attarde sur des micro-mouvements, il développe un langage que le pneu lui impose. Il faut s’en servir plutôt que de lutter contre. J’avais aussi Le Scaphandre et le Papillon (Julian Schnabel, 2007) en tête, l’histoire d’un homme emprisonné à l’intérieur de lui-même. Il ne peut plus bouger, il communique uniquement avec un battement de cil et on voyage dans son passé. Dans J’ai perdu mon corps, on voyage aussi dans le passé à travers la main. On y retrouve ce côté interne, la main nous fait rentrer dans la tête de quelqu’un.
Avec cette intériorité et cette envie de rendre vivant l’inanimé, J’ai perdu mon corps a des allures de fable urbaine, universelle, poétique. Et le genre te permet d’aller plus loin en ce sens.
Oui. C’est un conte urbain qui déverrouille la porte vers un territoire autre. C’est ce que j’aime faire. Je n’aime pas imposer l’élément fantastique à la réalité. J’aime quand les deux constituent un autre monde qui pourrait être le nôtre. Un peu comme dans les romans de Murakami ou plus largement dans la littérature japonaise. Le monde des esprits ou les éléments absurdes côtoient la réalité. On ne se pose plus de question, on l’accepte. Un personnage parle avec un chat, on l’accepte. Il n’y a aucun problème à ce qu’un élément fantastique vienne heurter le monde réel. Je ne justifie pas l’élément fantastique. Je trouve que plus on tente de justifier un élément absurde et plus on perd de sa force absurde. Il ne faut pas le justifier, il faut qu’il s’impose. Ce sont des choses que seul le cinéma ou la littérature peuvent amener. C’est toujours intéressant.
Avec le recul, maintenant que le film est sorti, quels souvenirs gardes-tu de ton expérience sur J’ai perdu mon corps ?
Elle m’a beaucoup apporté. Déjà en tant que réalisateur, j’ai pu vraiment prendre plaisir à aller d’un genre à l’autre. C’était très ludique. Il m’a donné la confiance d’aller vers ces genres-là, où je n’allais pas forcément dans mes courts-métrages. J’ai beaucoup travaillé dessus et je reconnais que j’ai eu une chance incroyable de pouvoir faire un film comme ça. La production, les techniciens, l’équipe artistique… Il nous a rassemblés pour toujours. J’ai l’impression que ce genre d’aventure humaine arrive rarement. Avoir un projet comme ça, où on peut s’exprimer librement, où on sent que notre producteur nous permet de le faire, même si ça reste difficile en terme de financement et de délais. On sent que les équipes ont rêvé de faire un film comme ça, avec un propos mature, qui ne suit pas une trajectoire marketing. Tout le monde s’est rendu compte de cette chance-là et a beaucoup donné. C’est pour ça que le film est réussi, tout le monde a été décisif par son talent, par ses efforts, à la fois dans la musique, dans le storyboard, dans l’animation… Tout le monde a été à fond avec moi. La production s’est très bien passée. C’était très dur, mais ça s’est humainement très bien passé. Et si en plus c’est validé par un succès derrière, ces relations sont cimentées pour toujours. Ce sont des gens sur qui je peux compter, qui ont envie de redémarrer. Finalement ce n’est pas si fréquent qu’une fin de production se termine avec encore autant d’amour pour le film. Souvent, il ne reste que la pénibilité de la chose. Je suis content qu’on ait fait de notre travail quotidien un plaisir. L’animation est très compliquée mais il faut que ça reste un plaisir pour moi. Je ne te cache pas qu’il y a eu des moments, au milieu de la production, où tous les problèmes s’accumulaient. Il y a un désenchantement, tu te demandes si tu prends toujours du plaisir. Puis tu passes la colline, tu redescends, les problèmes se règlent petit à petit, ça devient plus concret et le plaisir revient. On a fini sur une note très positive. Je suis aussi content pour l’animation en général parce que, par la suite, des réalisateurs d’animation ou même des étudiants sont venus me voir pour me remercier d’avoir fait un film comme ça. Ça leur laisse beaucoup de possibilités, ils ont l’impression que ça leur ouvre un avenir plus intéressant dans l’animation, ça les rassure sur ce qu’on peut faire en animation. Elle est amenée vers d’autres territoires et ils espèrent pouvoir aussi les investir. C’est peut-être grâce à ce film. C’est très gratifiant d’entendre ça.
Tu parlais tout à l’heure d’un écart générationnel. Ces encouragements d’étudiants sont-ils signe que cette marginalité de l’animation est vouée à changer ? Le public est présent sur Netflix, les jeunes auteurs sont inspirés. Comment tu imagines la suite de l’animation pour adultes ?
Elle ne peut que progresser. C’est vrai que c’est générationnel, il ne faut pas se mentir. Avant, les gens étaient nourris au Disney, c’est très difficile de casser ça. Maintenant, les nouvelles générations ont l’habitude de voir des types d’animation différents, des graphismes différents. Ils en bouffent toute la journée. Évidemment, ils seront les premiers fabricants et consommateurs de demain. Moi, je ne fais que les films que j’aurais eu envie de voir. Ils feront la même chose. Je suis très optimiste sur le devenir de l’animation.
Finalement, le cinéma de genre et l’animation sont comme des cousins, parfois perçus de la même manière par les institutions. Ils sont « les parents pauvres du cinéma » comme tu disais, l’un est la mère, l’autre le père. La même question de génération se pose pour le genre – ce qui est en train de se débloquer. Ceux qui ont grandi dans les années 80-90 commencent à prendre le contrôle.
Oui. La génération précédente s’est pris la Nouvelle Vague, elle a occulté le cinéma de genre en France. Mais pour moi, c’est un territoire hyper riche. En terme de mise en scène, on peut faire des choses exceptionnelles quand on navigue vers le genre. Il ouvre des vocabulaires que seuls ces films-là convoquent. C’est un cinéma où on peut donner du corps au corps humain. On peut l’accidenter, le questionner, le torturer… J’aime ce côté charnel. Ça n’a pas forcément à être graphique, j’aime ce que ça questionne derrière. Je trouve que sur les plateformes, on est beaucoup moins censuré. On est habitué à voir des choses plus violentes. Je ne dis pas qu’il ne faut faire que ça et que ça vienne cannibaliser tout un film, mais cette violence fait partie de notre quotidien, donc elle fait partie des films. Finalement, elle ouvre les curseurs à l’intérieur même d’une œuvre. Dans Parasite (Bong Joon-ho, 2019) par exemple, on part du grotesque, puis on entre brutalement dans quelque chose de très violent, d’inattendu. La violence ouvre la matière d’un film, elle permet de naviguer entre différents genres et d’enrichir la proposition de cinéma.
Et de ton côté, quels sont tes projets futurs ?
Je ne vais pas entrer dans les détails, c’est délicat en ce moment (rires). J’ai un projet d’animation en cours mais j’ai avant tout un projet en prise de vue réelle. Ce ne sont pas des adaptations. Et à côté de ça, je suis ouvert à des scénarios ou des adaptions de livre qu’on me propose. J’en reçois pas mal. Des États-Unis ou d’ailleurs. En animation aussi, mais j’aimerais dans un premier temps embrayer sur la prise de vue réelle. Là, je suis en train d’avancer sur le traitement du projet. Fantastique, toujours. Mais un fantastique ancré dans le réel, genre 20% de fantastique et 80% de réel. On verra après le confinement. J’ai perdu mon corps m’offre la possibilité de faire de la prise de vue réelle, on voit que la mise en scène en est assez proche, donc ce n’est pas complètement illogique. Ça m’intéresse d’en faire en tout cas.
En terme d’écriture, est-ce que ta manière de travailler est différente en prise de vue réelle qu’en animation ?
En terme de scénario, c’est relativement proche. Mais de toute façon, je ne vais pas y couper, je vais faire du storyboard. Après, il faudra que j’utilise les avantages de la prise de vue réelle, que je n’en fasse pas une contrainte par rapport au contrôle que je peux avoir sur un film d’animation. Il ne faudra pas que je lutte contre cette matière du vivant mais que je m’en serve. C’est ce qui m’excite aussi. J’ai discuté avec pas mal des réalisateurs comme Fabrice du Welz rencontré à Sitges – ce festival est merveilleux. Je lui ai dit mon désir de faire de la prise de vue réelle et il m’a proposé de venir assister à quelques journées de son tournage, mais il a été annulé avec le confinement, évidemment. C’est quelque chose qui me tente bien. Mais je ne vais pas abandonner l’animation, je n’ai pas dit ça ! C’est juste que j’ai la curiosité d’aller voir ailleurs (rires).
Tu disais que Netflix te fait de l’œil. On peut observer une fuite des talents vers l’étranger, comme Alexandre Aja aux États-Unis, entre autres. Est-ce que tu aurais plus de possibilités ailleurs qu’en France ?
Pour avoir rencontré beaucoup de gens pendant la campagne, c’est vrai que le marché américain est très dynamique. Je suis très sollicité. Mais moi, plutôt que les États-Unis, c’est le projet de film qui m’intéresse. Tout n’est pas bien, loin de là, il y a des bonnes merdes. Ce n’est pas évident de rencontrer les bonnes personnes et de faire en sorte que ça reste intéressant. La sensation de se sentir un peu convoité là-bas est agréable, mais il faut passer outre et se focaliser sur l’essence même de notre métier. Pourquoi pas, mais si je peux faire un projet qui me semble plus vrai en France, je le ferais en France. Si je trouve que c’est plus avantageux de le faire là-bas… C’est sûr que l’expérience serait intéressante mais il faut vraiment que ce soit pour un projet dans lequel je me retrouve. On m’a déjà proposé certaines choses et je ne comprends pas comment on peut me proposer des trucs pareils. Il y a un désir de récupérer le fait que je sois passé par les Oscar, que J’ai perdu mon corps a un peu marqué les esprits. Ils sont très forts pour monter des projets derrière tout ça. Ça va beaucoup plus vite qu’en France. Les financements sont privés et non pas publics comme le CNC, on ne met pas trois ans pour monter un film. Toute l’industrie est organisée pour que ça aille beaucoup plus vite, de manière très professionnelle. Mais ça me ferait chier de perdre de la singularité, de faire un film parmi d’autres. Il y a pas mal d’exemples de ratage à l’étranger, à Hollywood. Ça n’a pas réussi à tout le monde, loin de là. Mais on peut se tromper, y aller et tenter. Sinon, on peut avoir des remords éternels.
Propos de Jérémy Clapin
Recueillis et retranscrits par Calvin Roy
Merci à Coline Crance, Joris Laquittant & Anna Leterq