Christine 1


Carlotta offre à l’un des films les plus fascinant de John Carpenter, Christine (1983), l’occasion de rejoindre sa collection prestigieuse de coffrets « ultra-collector ». Soit, et de très loin, ce qui se fait de mieux en terme d’édition vidéo aujourd’hui.

La voiture possédée du film Christine (critique)

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I’m addicted to you,
Don’t you know that you’re toxic ?

Au sortir de l’insuccès critique et public de The Thing (1982) – ce qui aujourd’hui apparaît comme une hérésie – difficile pour John Carpenter d’imposer aux producteurs et studios américains ses propres scénarios. Jugé trop noir et pessimiste, son huis clos claustrophobe et nihiliste enneigé, était, il faut le rappeler, tombé sur un os en la “personne” de E.T L’Extraterrestre (Steven Spielberg, 1982), mélo lumineux et familial – qu’on adore, soyons bien clairs, comment « ne pas »… – qui toucha en plein cœur un public en manque d’émotion. Suite à la violence de la réception de son dernier long-métrage, Carpenter se retrouve donc pour la première fois depuis Halloween (1978) dans une position inconfortable. Plus en odeur de sainteté à Hollywood et ayant besoin dit-il « de travailler coûte que coûte » il accepte de jeter un œil, voire deux, à un scénario écrit par un certain Bill Phillips et adapté du best-seller homonyme, d’un auteur alors au sommet de sa popularité à l’époque : Stephen King. Intitulé Christine et fraîchement paru (1982) le roman a tapé dans l’œil du producteur Richard Kobritz qui entend bien surfer sur la vague Stephen King qui frappe Hollywood, initiée par la transposition au cinéma du premier roman de l’auteur Carrie au Bal du Diable (1977) par Brian de Palma, puis par Shining (Stanley Kubrick, 1980) et Creepshow (George Romero, 1982) dont  King signe le script. Cette vague atteindra son apogée en l’année 1983 où sortent quasi-simultanément sur les écrans trois adaptations du King que sont Cujo (Lewis Teague, 1983), Dead Zone (David Cronenberg, 1983) et donc Christine (John Carpenter, 1983). Bien qu’il ne se cache jamais de donner son avis sur les mises en images de ces romans – on sait par exemple qu’il déteste par dessus tout le chef-d’œuvre de Kubrick – Stephen King a toutefois la réputation de ne pas intervenir dans la production des films adaptés de ses œuvres, tout au plus il accepte de répondre à des questions, donner son avis sur des décisions et modifications (quand on lui demande) et le plus souvent de répondre : « faites comme vous voulez ! ». Ainsi, si Christine avait tout, sur le papier, pour n’être qu’un « film de commande » exécuté sagement par un Carpenter au crédit affaibli, la grande liberté offerte par King et le scénariste Bill Phillips au cinéaste lui a finalement permis de se ré-approprier cette histoire et d’en faire l’un de ses bébés les plus constitutifs de sa filmographie. Ainsi, Carpenter milite avec Phillips pour abandonner l’un des piliers de l’histoire du roman de Stephen King, supprimant la présence diabolique du fantôme du précédent propriétaire de la voiture – dans le livre, il hante le jeune héros depuis la banquette arrière de la Plymouth et le manipule pour qu’il commette des actes meurtriers – pour recentrer entièrement le récit sur la voiture elle-même. Ainsi, de prétexte et outil utilisé par une entité démoniaque pour accomplir ses méfaits, Christine devient l’entité elle-même.

Le bolide Christine en feu (critique du film)

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Si le « film de voiture possédée » est un genre en soi, pré-existant par ailleurs à Christine – on pense par exemple à Enfer Mécanique (Elliot Silverstein, 1977) – John Carpenter en a définitivement rebâti les codes, donnant au genre sa figure de proue, son emblème. De même, Christine s’est imposé avec le temps comme l’un des teen movies les plus réussis, abordant avec complexité et invention les grandes thématiques du genre – le passage à l’âge adulte, la découverte de la sexualité… pour n’en citer qu’un dixième – tout en s’inscrivant parfois en négatif des films références étant passés avant lui. Si la voiture est au centre de l’intrigue et en est sûrement le personnage principal, c’est que le récit se nourrit de la fascination quasi-charnelle qui lie les adolescents américains – et les Américains en général – à leurs véhicules. Plus qu’en France encore – parce qu’ils peuvent obtenir leur permis de conduire dès seize ans – les teenagers américains font des voitures le symbole absolu d’une liberté à atteindre, d’un ailleurs et d’un destin à tracer, celui qui doit les mener en dehors du domicile familial, et par la même, les en « libérer ». Le permis de conduire et l’obtention d’un véhicule devient dès lors une sorte de majorité avant l’heure, un point charnière de l’existence qui vous autorise à avoir un véritable espace privé dédié – l’habitacle de la voiture – où tout devient possible. Il n’est donc pas anodin que le cinéma américain, encore plus le teen movie, aient fait de la voiture un espace de fascination, d’encanaillement, l’endroit du premier baiser voire de la première fois. Le liant érotique entre les jeunes Américains et leur véhicule a nourri l’imaginaire collectif et donné au cinéma américain quelques-uns de ces films les plus marquants  sur l’adolescence et ce qui vrombit à l’intérieur des moteurs comme des pantalons  de American Graffiti (George Lucas, 1973) à Grease (Randal Kleiser, 1978) jusqu’à sa dimension la plus extrême que fut bien sûr Crash (David Cronenberg, 1996),  sorte d’extrapolation de la sexualisation déjà à l’œuvre dans Christine. Le plus souvent déguisés sous la fascination des carlingues et pots d’échappement, les teenage movies dans lesquels le véhicule est un sujet de discussion central racontent toujours plus ou moins l’histoire de jeunes hommes obsédés par leur perte de virginité. Ainsi, si les jeunes femmes peuvent bien entendu conduire aux Etats-Unis, elles sont rarement au volant elles-mêmes : l’acceptation de s’asseoir sur le siège passager d’un garçon et de pénétrer son véhicule devenant une sorte de première approche de la drague, un premier pas, une ouverture.

Arnie face à Christine (critique du film)

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Carpenter, plus que tout autre avant lui – et bien avant Cronenberg – s’amuse de cette charge sexuelle en racontant l’histoire de Arnie Cunningham (exceptionnel Keith Gordon, à qui la réussite du film doit beaucoup) un nerd maltraité, timide et mal dans sa peau qui va tomber littéralement sous le charme d’une vieille caisse délabrée, une Plymouth Fury de 1958, qui le fascine tant qu’il va s’affairer jour et nuit à lui redonner toute sa superbe. Lorsqu’il l’achète pour quelques dollars à un vieux briscard inquiétant, ce dernier lui explique que cette voiture qui a une odeur semblable « à celle d’une chatte » à même un petit nom : Christine. D’emblée, Carpenter caractérise la voiture – une femme fatale, libre, indépendante et forte – doublée d’une conscience – dès la première scène, celle de sa « naissance » sur une chaîne d’assemblage de Détroit, elle réagit face à l’agression d’un mécanicien qui met ses grosses mains sales là où elle ne veut pas – et même d’une voix puisque son auto-radio, qui s’allume toute seule, permet à Christine de «parler » en utilisant les paroles des hymnes rock’n’roll. La relation sensuelle qui l’unit à Arnie le révèle à lui-même – il devient un monstre de virilité, se transfigure totalement – si bien qu’il se découvre une assurance nouvelle auprès des jeunes filles. C’est ainsi que Leigh (Alexandra Paul) présentée comme la plus belle fille du lycée, se retrouve à accepter l’invitation d’Arnie à s’asseoir sur son siège passager durant une séance au drive-in. Sûre d’elle, Leigh est à l’image de beaucoup des représentations de jeunes femmes fortes et libérées que les teen movies ont dévoilées au milieu des années 70 – on pense par exemple à la bande de filles de Grease – et n’hésitent pas à offrir sa langue ou à balader ses mains sur le pantalon gonflé du jeune homme. La démonstration frontale du désir – un sexe en érection sous un jean, palpé par la main ferme d’une jeune femme – est de la part de Carpenter, sous l’Amérique Puritaine de Reagan, un geste politique affirmé, de même qu’on reprochera beaucoup au long-métrage son « extrême vulgarité » – il est vrai que les adolescents jurent dans tous les sens – au point de le classer R pour Restricted – c’est à dire interdit aux mineurs alors qu’il s’agit d’un des films de Carpenter où la violence est certainement la moins graphique. Bien sûr, possessive et jalouse, Christine va très mal prendre que son adoré lui préfère une petite minette et s’affairera alors à évincer sa rivale. Pour cela, Christine va pousser Arnie à radicaliser sa transformation, l’incitant, entre autres, à se venger des garçons qui l’ont maltraité à l’école. Leur entreprise démente les mènera jusqu’à l’élimination mécanique (c’est le cas de le dire) et chirurgicale des harceleurs. S’il parle de ce moment charnière de l’adolescence où le désir sexuel se définit, se cristallise, envahit l’esprit, enveloppé d’une carlingue éminemment fantastique (on parle quand même d’une voiture vivante et tueuse) et dénonce en substance l’aliénation matérialiste des êtres humains, le film de Carpenter est aussi un drame qui se nourrit du réel et en cela, l’un des films les plus intéressants qui ait été fait sur les relations toxiques. Cette histoire scrute admirablement ô combien on peut renoncer à sa personnalité, à son caractère et à son âme dès lors qu’on rentre dans une relation aliénante de possession. Cet amour démesuré, hors normes, sans demi-mesure pour Christine va amener Arnie à se perdre et à perdre tous ceux qui comptaient pour lui et sur lui : il se fâche avec ses parents jusqu’à devenir violent et humiliant envers son père, rejette Leigh comme une moins que rien et rompt le lien d’amitié ambigüe qu’il entretenait avec Dennis, sportif taiseux et beau gosse qui protégeait Arnie de ses agresseurs. Sous l’apparat pétaradant du fantastique à suspense, John Carpenter dresse de façon subtile – le renfort du fantastique, de ses symboles et de sa représentation métaphorique sert aussi à ça, même si beaucoup ont tendance à l’oublier ou le nier – le parcours psychologique d’un individu, nouant son intrigue et ses personnages autour d’une histoire aux vérités universelles, qui regarde droit dans les yeux une forme de désespoir que nous reconnaissons tous.

Les doigts d'Arnie sur le capot de Christine (critique du film)

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Qu’on se le dise, il peut paraître un peu grisant de constater, qu’enfin, l’intelligentsia longtemps récalcitrante et bornée, plie sous le poids de l’évidence finissant par reconnaître, à juste titre l’ampleur et l’importance du génie d’un cinéaste longtemps méprisé et dés-apprécié. Difficile donc, en tant qu’adorateurs de longue date, devrait-on oser dire, peut-être, « de toujours », de ne pas grincer des dents, lever les yeux au ciel et mépriser à demi-mots ceux qui finissent par reconnaître leur tort, leur erreur de jugement et changent brusquement leur fusil d’épaule. La réhabilitation tardive – bien qu’il ne soit « jamais trop tard » : le génie de tant de cinéastes et d’œuvres s’étant souvent imposé grâce aux effets naturels du temps – de Carpenter et consorts, est très certainement corrélative avec l’accession d’une génération – celle née du début des années 80 jusqu’au début des années 90, soit, la nôtre – à des postes de programmateurs de salles, de directeurs de festivals, de critiques, d’essayistes, maîtres de conférences et cinéastes. Naturellement, ce cinéma longtemps méprisé par les plus ridés des cinéphiles – qui, assez logiquement, défendaient mordicus le cinéma qui avait accompagné leur croissance cinéphilique : les révolutions européennes des années 60 et 70, de la Nouvelle Vague au Nouvel Hollywood – se retrouve désormais exposé et redécouvert, parce qu’enfin « pensé » et mis en perspective de son époque. Ainsi, de Dante à Hooper, en passant par Romero, Craven ou Carpenter, les grands « maîtres de l’horreur » américains, comme on les surnomme souvent – à tort ou à raison – pourtant longtemps considérés avec mépris comme des cinéastes « pour adolescents » ou pour « geeks décérébrés », se voient (souvent après leur mort, c’est le cas en tout cas de trois d’entre eux) enfin panthéonisé dans les cinémathèques, récompensés par leurs pairs. Le fait que John Carpenter reçoive en mai dernier, à Cannes, des mains de Kattel Quilleveré (née en 1980, 39 ans) et Yann Gonzalez (né en 1977, 42 ans) n’est pas un mince symbole. C’est finalement moins « ses pères » ou « ses pairs » qui lui tendent cette récompense honorifique et par la même lui témoignent leur reconnaissance, mais plutôt « ses enfants ». Une génération de cinéastes, qui, par ce geste, expriment leur affection pour un cinéaste qui a compté pour eux. La discussion, riche et passionnante, entre les deux cinéastes français et le Big John – proposée en supplément dans l’édition collector dont il est question ici – illustre parfaitement mon propos. Érudites, précises, intelligentes, les questions de Quilleveré et Gonzalez témoignent de leur attachement à l’œuvre de Carpenter, de son importance constitutionnelle dans leurs désirs respectifs de cinéma. Que cela s’exprime de façon évidente (chez Gonzalez, un attachement aux cinémas de genres au sens large, comme une marque au fer rouge) ou non (on sent moins chez Quilleveré cet héritage).

Assez naturellement, cette redécouverte de ces grands cinéastes des années 80-90 est accompagnée par le petit monde de l’édition vidéo, qui, s’il y voit sûrement une manne financière évidente – difficile de leur en vouloir – fournissent pour certain un travail éditorial moins opportuniste que remarquable. Affichant clairement son désir de faire plaisir aux amateurs – on a l’a affaire à des objets de collectionneurs – il cherche d’abord à faire de ces coffrets des éditions au contenu quasi-définitif. A ce titre, la collection des coffrets dits « ultra-collector » proposé par Carlotta, est très certainement, en France, ce qui se fait de plus complet, riche et beau. De son visuel (créé par l’artiste Mainger) à sa conception générale, le coffret est aussi magnifique et rutilant que la Plymouth rouge du récit. Il offre le combo ultime 4K UHD – Blu-Ray – DVD, proposé dans une image et un son restaurés (dont une piste Dolby Atmos, pour les rares personnes qui ont cette installation à la maison) littéralement à tomber par terre. Un master impeccable qui vous fera véritablement redécouvrir le film, que vous l’ayez vu en salles à sa sortie, ou non. Les suppléments, foisonnants et passionnants, vous permettront de prolonger l’expérience des heures durant. Le commentaire audio de John Carpenter et de l’acteur Keith Gordon, riche d’anecdotes, ravira les plus fans d’entre vous, tandis que le making-of réalisé par Laurent Bouzereau (la référence en la matière) est extrêmement bien articulé et complémentaire au long-métrage. Ce n’est pas tout, puisque l’édition propose aussi la découverte de vingt scènes coupées (quasiment trente minutes inédites) et l’intégralité de la masterclass de Carpenter donnée à Cannes à l’occasion de la remise du Prix du Carosse d’Or, animée par Katell Quillévéré et Yann Gonzalez comme cité précédemment. Enfin, si vous n’êtes pas rassasié(e) par tout ce contenu, le coffret vidéo s’accompagne, comme toujours pour ces éditions proposées par Carlotta, d’un livre d’analyse, ici signé Lee Gambin et intitulé Plus furieuse que l’enfer. Plus de 200 pages passionnantes agrémentées d’une cinquantaine de photos d’archives. Une édition définitive évidente, qui, parce qu’elle est “ultra-collector” est aussi limitée et numérotée à 3000 exemplaires. Ceci pour vous convaincre, si ce n’est pas déjà fait, de sauter dessus sans trop tarder. 


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY


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