[Entretien] Fabrice du Welz, à bras-le-corps 1


Paul, jeune adolescent solitaire, rencontre Gloria, patiente d’une clinique psychiatrique. Pris d’amour pour la jeune fille, il s’enfuit avec elle, loin de tout, pour vivre une errance au fil de l’eau, une errance (des)enchantée où la plus grande laideur cohabite avec une beauté solaire à couper le souffle. D’une sincérité terrassante, Adoration (2020) est une œuvre suspendue dans le temps, troublante et hypnotique, lorgnant entre le conte de fée et le réalisme poétique. Lors de sa présentation au Festival Fantastique de Strasbourg, Fabrice du Welz a accepté de revenir avec nous en interview sur son travail avec ses comédiens et sur la place du cinéma de genre(s) en francophonie.

A-bras-le-corps

Souvent dans le cinéma de genre(s), la thématique de l’enfance ouvre des voies vers l’imaginaire, vers un monde fantasmé, rêvé. Mais dans Adoration, tu prends le contre-point de cette idée en réalisant un film ancré dans une certaine réalité. Comment as-tu travaillé cet équilibre entre l’allure de conte de fée et un côté réaliste ?

Réaliste, je ne sais pas. En tout cas il y a une volonté de faire un film simple et éminemment naturaliste. J’avais la volonté de raconter quelque chose hors-temps, sans ancrage temporel immédiatement identifiable, ce qui est une constante dans les longs-métrages qui composent ma trilogie (la trilogie ardennaise, composée de Calvaire en 2004, Alléluia en 2014 et Adoration en 2020, ndlr). Dans le cinéma que je fais, je pars toujours du principe que le fantasme est une espèce d’exutoire sur le trajet des personnages. Soit tu as un fantasme qui s’étiole, soit tu as une névrose ou une obsession qui se transforme. Donc j’essaie toujours de partir d’un point de vue très naturaliste parce que je ne crois pas du tout au réalisme, il ne m’intéresse que très peu. L’idée était de faire un film épuré, très simple, qui laisse de la place à ce gamin, qui laisse de la place à son amour grandissant, à son empathie qui s’étiole de plus en plus et qui l’emmène dans des terrains fantasmés. Là je peux utiliser le langage du conte, le langage du fantastique tel qu’on a l’habitude de le voir. Mais il n’y a pas du tout une volonté d’enjoliver quoi que ce soit, j’avais donc une visée très naturaliste. Ce naturalisme et l’obsession de mon personnage, son amour, son empathie, nous emmènent vers quelque chose de plus fantasmé, de plus fiévreux, de plus irréel.

Image du film Adoration (interview de Fabrice du Welz)

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Cet ancrage dans le conte de fée était déjà là au moment de l’écriture ou est-ce venu plus tard durant la fabrication du film ?

Je ne fonctionne pas vraiment comme ça. C’est difficile de se dire « je vais faire quelque chose qui va lorgner vers le conte de fée ». Je me prépare plutôt comme un artisan, je suis quelqu’un d’assez physique dans mon rapport au cinéma. Je suis très proche des différents corps de métier qui composent l’équipe, je donne beaucoup d’importance aux repérages…Une fois que j’ai l’espace, je fais le story-board puis je travaille beaucoup avec mes comédiens en amont. C’est sur le plateau que je vois comment ça se passe, mais je n’ai pas d’idéologie. Je fais un cinéma très physique dans sa fabrication, mais cette fabrication est très simple. Elle n’est pas du tout écrasée par une volonté psychologique ou thématique. En fait, ça s’opère presque de manière organique. Comme souvent, mes films les plus personnels se trouvent au montage, avec une espèce de physicalité qui s’impose d’elle-même. Je cherche quelque chose de très fort, de l’ordre de la sensation, de la sensation physique. C’est pour ça que je tourne en pellicule, c’est pour ça que je fais autant attention à l’eau, au feu, au vent, à la terre. J’essaie de concevoir mes films comme des rêves étranges que le spectateur peut emporter avec lui. Même s’il n’aime pas le film, il en garde au moins une odeur, une impression. Ça peut être une impression nauséabonde comme ça peut être quelque chose de solaire. Ici, j’ai voulu que ce soit solaire, le plus possible. Dans Calvaire (2004) ou dans Alléluia (2014), c’était différent parce que c’étaient des films plus durs, plus violents, plus crus. Ici, j’ai cherché à lorgner vers quelque chose de plus lumineux.

La physicalité dont tu parles se retrouve également dans le jeu de tes acteurs. Dans un entretien que nous avons mené avec Dominique Rocher, il a souligné le manque de physicalité de certains acteurs français. Dans Adoration, Fantine Harduin est extraordinaire, très bestiale dans ses accès de colère. Comme as-tu obtenu un tel résultat ?

Je suis un metteur en scène, je dirige mes comédiens. Je sais articuler mes scènes. Le problème aujourd’hui est que les metteurs en scène ne savent pas diriger. On ne va pas me faire croire que les comédiens français sont moins bons ou plus froids que les acteurs anglo-saxons. Je deviens peut-être trop vieux mais je vois de plus en plus des comédiens en roue libre. Hier j’ai vu un épisode de la série Marianne (Samuel Bodin, 2019), tout le monde se pâme dessus mais c’est irregardable. La mise en scène est un métier. Je ne suis peut-être pas le meilleur metteur en scène du monde mais je sais comment investir mes comédiens, je peux me donner à eux, je peux leur demander le maximum. Je ne voudrais pas cliver mais je ne crois pas une seconde que les comédiens français sont moins bons que les autres. Évidemment, il y a des différences culturelles mais quand tu regardes le cinéma français d’il y a trente ans, nos acteurs étaient exceptionnels, et je ne te parle même pas de ceux des années 30 ou des années 50. C’est sûr qu’aujourd’hui il y a un gap, simplement parce que l’idée même de mise en scène n’est plus articulée, c’est-à-dire que n’importe quel abruti pense qu’il peut faire un film. Pourquoi pas, mais encore faut-il l’investir et s’y donner corps et âme. Avant les Dardenne, on disait que les comédiens belges étaient épouvantables, qu’ils étaient la risée du monde. Il a fallu les Dardenne – des putains de metteurs en scène – pour prendre à bras-le-corps le fait de filmer les corps, les investir, leur donner une physicalité. Elle est tellement prégnante qu’ils inondent l’écran par leur présence et par leur âme. Il y a une leçon à tirer là-dessus. Je m’inscris donc en faux par rapport à ce que tu dis. C’est un problème de compétences, un problème de metteur en scène pas foutu de diriger correctement. Après, c’est vrai que certains comédiens français sont spoliés par le système. J’ai eu le cas sur une production très compliquée où j’avais eu deux stars suffisantes car elles gagnent beaucoup trop de pognon. L’un ne connaissait pas son texte, l’autre était complètement défoncé, donc ils étaient juste incapables de jouer, d’être un minimum généreux. Ça ne m’arrivera plus. Quand je fais un film maintenant, je veux tirer le meilleur des comédiens, je veux que les comédiens s’abandonnent complètement à moi et que moi je m’abandonne complètement à eux, dans un rapport de confiance absolue, pour faire le meilleur film possible. Au fond, on s’en fout de nos egos, ce qui compte à la fin, c’est le film. Essayer d’atteindre les étoiles est ce qui m’importe le plus. Je ne pense pas du tout que ce soit un problème d’acteurs. Je te jure, c’est de la connerie.

Concernant les différences culturelles que t’évoquais, toi qui as tourné avec des anglo-saxons comme Chadwick Boseman, ton travail de metteur en scène change-t-il quand tu diriges Chadwick dans Message From The King (2016) ou Fantine dans Adoration ?

Non, parce que Fantine, Chadwick ou même Thomas (Thomas Gioria, dans le rôle principal d’Adoration, ndlr) sont assez proches. Ce sont des comédiens, des artistes, qui sont là pour les bonnes raisons, qui ont envie d’en découdre. Ils collaborent avec toi dans un but commun. Il m’est arrivé de faire des erreurs et de me retrouver avec des mecs qui n’en ont rien à foutre et qui se comportent comme des chiens. Je ne le ferai plus, j’ai appris. Ce qui m’intéresse aujourd’hui est de travailler avec des comédiens avec qui je peux faire corps. Sur le plateau, je travaille comme un acteur, je dirige les comédiens comme si j’étais à leur place. J’ai besoin d’éprouver dans mon corps ce qu’ils vivent, ce qu’ils traversent. Je peux parfois être un peu exubérant sur un plateau mais c’est comme ça que je travaille. Les comédiens s’en accommodent et ça devient presque un jeu, ils en tirent le meilleur. Bien sûr, il y a des différences culturelles mais tout est changeant. Les anglo-saxons sont plus rigoureux, ils sont très précis, ils connaissent leur texte sur le bout des doigts, même les seconds rôles. Même si j’ai fait des erreurs et des films que je n’aurais pas dû faire, j’ai appris beaucoup de choses. Aujourd’hui, je veux pouvoir investir mes comédiens. Je choisis un comédien parce que je l’aime profondément et ce n’est pas un amour qui s’étiole après la fin du tournage, ce sont des gens qui continuent de compter pour moi.

Silhouette en clair-obscur dans le film Adoration (interview de Fabrice du Welz)

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Dans Adoration, au-delà de tous ces personnages et ces comédiens, un élément est très important : les Ardennes, protagoniste à part entière. Tu en as d’ailleurs fait un territoire de recherche avec ta “trilogie ardennaise”. Pourtant, toujours dans le cinéma de genre(s), on remarque souvent des choix de décors plus universels, mais de ton côté, tu te places en porte-à-faux, tu restes très ancré dans les Ardennes.

Déjà, personnellement, je ne veux même plus entendre parler du débat sur le cinéma de genre. Je vois et j’entends certaines instances, en France surtout, qui parlent du cinéma de genre comme un vieux démon qui ressort de temps en temps. C’est sûr que Grave (Julia Ducournau, 2017) ou Revenge (Coralie Fargeat, 2017) ont été des films plus exposés, notamment parce que le film de Julia Ducournau a été jusqu’aux Césars. Très bien, tant mieux, mais on s’en fout. Le “cinéma de genre” n’existe pas, tous les cinémas sont “de genre”. Le cinéma c’est l’art du cirque, il n’y a qu’en France qu’il y a cette idée que le cinéma peut être “auteurisant”…Pourquoi est-ce qu’on fait cette distinction chez nous ? On considère que le cinéma intéressant est le “cinéma d’auteur”, un cinéma qui vient d’une idée post-Nouvelle Vague. Mais avant la Nouvelle Vague, le cinéma français était du cinéma de genre ! Il y avait du thriller, du film policier, il y avait des grands auteurs comme Duvivier, Grémillon, Carné, Melville ou Cocteau…Donc aujourd’hui, cette manière de parler du “cinéma de genre” a toujours quelque chose de suspect parce que j’ai l’impression qu’on en diminue la portée, c’est comme si on regardait un petit enfant avec condescendance. « Mais tu sais, il fait du cinéma de genre… ». C’est comme si on supposait l’idée que le genre était un cinéma incompatible avec l’idée d’auteur. Il suffit de voir des gens comme Scorsese, Cronenberg ou Mann qui manient les codes des genres et qui sont des grands auteurs. C’est un débat infini, interminable, complètement puérile et complètement idiot, un débat complètement vain. Quant aux Ardennes, il s’agit d’abord d’un décor de mon enfance. Je n’ancre pas mon cinéma dans les Ardennes de manière réaliste. C’est une région que j’essaie de rendre intemporelle, menaçante, lumineuse, poétique. Souvent aujourd’hui, quand on regarde les films de genre français, on sent qu’il y a un fort complexe vis-à-vis du cinéma américain. On a l’impression que ma génération et la précédente ne sont nées qu’avec des référents issus du cinéma américain des années 70-80, qu’on essaie toujours plus de copier, alors qu’on ne se rend pas compte que le cinéma français des années 50 est plein d’œuvres magnifiques. Il suffit de voir Les Yeux sans visage (Georges Franju, 1960) pour se rendre compte que ce cinéma était complètement incroyable, avec une spécificité française, avec quelque chose d’intemporel et d’universel en même temps. Très modestement, mais avec une ambition folle, j’essaie de faire ça. J’essaie d’ancrer mes films dans le réalisme magique du cinéma français des années 50, dans un cinéma qui n’a pas honte de ses référents culturels. Je n’ai pas envie d’être américain, je n’en ai rien à branler des Américains et encore plus des Américains d’aujourd’hui. Ils font le pire cinéma du monde, ils nous emmerdent avec leur globalisation et leurs super-héros qui ne bandent jamais. C’est insupportable. Je veux revenir à un cinéma profondément sexué – j’ai probablement complètement tort, ce n’est absolument pas à la mode – mais je n’ai pas honte d’être culturellement européen. En plus il se trouve que je suis belge, donc je suis une sorte de « bâtard », avec des tendances à la fois francophones et germaniques. Je suis la somme d’un tout, et j’essaie d’être le plus sincère par rapport à qui je suis dans un cinéma que je veux personnel. Je ne veux pas faire le pseudo-américain comme pas mal de mes collègues le font. Qu’est-ce qu’on en a à foutre du cinéma américain aujourd’hui…On a grandi en voyant des films incroyables à l’époque mais qui étaient ostracisés par le système et qui sont aujourd’hui portés au pinacle. Moi, je veux être sincère, c’est tout.

Thomas Gioria & Faustine Harduin dans le film Adoration

     © Tous droits réservés / Kris Dewitte

Mais le public veut-il de cette sincérité ? La demande semble ailleurs, du côté de ces films américains justement.

Non, il y a un conditionnement. Ils ont une telle force de frappe en publicité et en marketing qu’ils nous pourrissent la vie avec ça. C’est devenu un cinéma globalisé. En trente ou quarante ans, regarde comment le propos a changé…Notre ambiguïté et notre complexité sont ce qui fait notre humanité. Aujourd’hui, je ne voudrais pas généraliser, mais c’est souvent tout blanc ou tout noir. Il n’y a pas de zone grise. Tout ce qui m’intéresse c’est le gris. Je ne suis pas du tout un moraliste, la morale ne m’intéresse absolument pas, je veux surtout raconter des histoires. Dans Adoration, j’ai vraiment essayé d’être sincère, profondément sincère. J’ai essayé, je ne dis pas que j’ai réussi. De toute mon âme j’ai essayé d’être sincère, notamment dans mon approche de ce gamin, de provoquer une émotion qui ne soit ni putassière ni facile mais noble, qui puisse interpeller le public. C’est ma folle ambition.

Tu citais Grave tout à l’heure, une coproduction franco-belge. Le cinéma belge semble plus pérenne pour les démarches audacieuses telles qu’Adoration, offrant un terrain plus fertile. Un projet comme Adoration aurait-il pu naître en France ?

Je ne sais pas, ça dépend. Mais il y a des équivalents en France, des gens passionnants qui arrivent à faire leurs films comme Bruno Dumont avec Jeannette, des gens qui créent des filmographies. Il y a beaucoup de coproductions avec la Belgique parce qu’elle a un système profitable, notamment avec le “tax shelter” (la réduction du bénéfice imposable en fonction des sommes investies par une société belge dans une œuvre, ndlr). Ce système de production n’existait pas il y a  encore quinze ans et la Belgique ne produisait que deux longs-métrages par an tout au plus…Bien sûr, il y a eu le succès des Dardenne qui a boosté toute cette économie donc les politiques se sont mis au diapason. Aujourd’hui, la situation est compliquée en France parce qu’on vit une période de mutation avec l’arrivée de Netflix et du streaming. Il y a effectivement des problèmes de financement, alors beaucoup de Français vont au Québec ou en Belgique pour essayer de monter leurs projets. C’est compliqué, surtout quand tu n’es pas un metteur en scène installé. La roue tourne et je crois qu’il faut saisir les opportunités qu’offrent certains pays. Aujourd’hui, on parle beaucoup de l’Irlande, du Québec ou du Luxembourg, comme des pays qui te permettent d’être financé. Bien sûr il y a des contraintes, tu dois dépenser de l’argent là-bas et engager leurs techniciens, mais pour des cinéastes comme moi – à la marge, pas complètement installés, pas subventionnés par le CNC, ni par France Télévision, ni par TF1 – il faut trouver de l’argent autrement. Même si mes budgets sont très modestes, il faut que je trouve une autre manière d’articuler mes films et de les financer.

Propos de Fabrice Du Welz
Recueillis et retranscrits par Calvin Roy
Dans le cadre du Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg
Merci à Ambre Vanneau & Joris Laquittant


A propos de Calvin Roy

En plus de sa (quasi) obsession pour les sorcières, Calvin s’envoie régulièrement David Lynch & Alejandro Jodorowsky en intraveineuse. Biberonné à Star Gate/Wars, au Cinquième Élément et au cinéma de Spielberg, il a les yeux tournés vers les étoiles. Sa déesse est Roberta Findlay, réalisatrice de films d’exploitation parfois porno, parfois ultra-violents. Irrévérencieux, il prend un malin plaisir à partager son mauvais goût, une tasse de thé entre les mains. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNH2w


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