Crash


Œuvre majeure et centrale de sa filmographie, extrémité pour d’autres, Crash est l’un des films de Cronenberg qui ne laisse pas indifférent. Le film, qui avait littéralement choqué la Croisette lors de son passage en compétition en 1996, était toutefois reparti avec un Prix du Jury car le président d’alors, Francis Ford Coppola, avait été véritablement subjugué par l’audace de David Cronenberg à traiter un tel sujet de la sorte.

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A l’arrière des Berlines

Film le plus décontenançant de David Cronenberg, Crash est souvent considéré par ses fans comme l’œuvre de la maturation dans sa carrière de cinéaste. Libéré de la nécessité de camoufler ses thématiques et ses obsessions d’auteur derrière le voile du cinéma de genre fantastique, il donne à voir avec Crash une réalité crue qui perturbe, car complètement décrochée d’un irréalisme poétique ou horrifique. Adapté d’un livre de James Graham Ballard, le film raconte l’histoire d’un couple à la sexualité libre. L’homme, après un grave accident automobile, nourrit une étrange fascination pour les blessures et se lie physiquement avec la passagère de la voiture d’en face… Tous les trois vont rencontrer un cascadeur, Vaughan, qui est le gourou d’une sorte de secte qui voue un culte fétichiste pour les accidents de voiture.

Ce qui marque dès les premiers instants à la vision de Crash, c’est qu’on comprend vite que David Cronenberg ne livre pas une mise en scène dans laquelle nous avons l’habitude de le retrouver. Les représentations fantasmées ne sont plus des fantasmes: les fantasmes sont réels, ancrés, moteurs et consommés. Alors certes, la fascination du héros pour les cicatrices n’est pas une idée neuve dans la filmographie du maître – on pense évidemment à Vidéodrome – pas plus que la thématique des sectes déjà présente dans Chromosome 3, ou de l’automobile entrevue dans Fast Company : thématiquement parlant, Crash s’inscrit dans une totale continuité des obsessions et recherches de son auteur. Mais c’est plutôt l’approche stylistique et narrative qui semble totalement nouvelle. L’esthétique cyberpunk qui émane de ce film présage déjà quelques éléments visuels propres à eXistenZ. Il faut dire que les films ne sont pas si éloignés l’un de l’autre; leur thématique centrale pourrait même les rendre complémentaires. Tous deux parlent d’une transformation mécanique de l’homme, de sa déshumanisation pour aller toujours plus vers une sorte de matérialisation du corps comme objet: ici, l’homme et sa voiture ne font plus qu’un, de la même manière que dans eXistenZ, la frontière entre le jeu et l’être humain est de plus en plus poreuse. En cela, ces deux films sont des sortes de mise en lumière de la société matérialiste qui tend à prendre toujours plus le dessus sur l’esprit humain.

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Cette société que nous montre Cronenberg est aussi une ode à la libération des mœurs, une proposition manifeste pour de nouveaux codes. La sexualité au centre de Crash a choqué à l’époque parce que précisément, le réalisateur met en lumière des pratiques, des mots, souvent tabous, pratiqués, mais cachés par tous, et de tous. Le réalisateur s’exprime d’ailleurs sur le fait qu’on lui ait reproché qu’aucune de ses scènes de sexe n’étaient des scènes de sexe pratiquées de face: “Je fais des scènes de sexe dans lesquelles je montre des couples pratiquant autre chose que l’unique position que tous les films donnent à voir: celle de face, comme s’il n’y avait qu’un seul moyen de faire l’amour. Or, on sait bien qu’il n’existe pas un couple – assez expérimenté pour avoir suffisamment exploré la chose – qui n’ait jamais pratiqué de positions arrière. Pourtant on ne le dit pas, on ne le montre pas: c’est un tabou. Même s’il n’y a pas sodomie, on considère que la pénétration arrière est bestiale, animale, alors on l’a bannie de la représentation. Mais pourtant, tout le monde le fait! Je me rappelle avoir été effrayé à la projection de La Guerre du Feu, à un moment du film, on voit la fille demander à son mec de faire l’amour face à face, et tout le monde applaudit comme s’il s’agissait du triomphe de la civilisation. Je ne vois vraiment pas en quoi il y a ici triomphe… C’est une pensée terrifiante!”. En soi, la sexualité que propose Cronenberg n’est pas si explicite que cela. Les scènes sont d’une épure esthétique incroyable, et il ne s’autorise jamais de racolage pornographique. On dit parfois que la définition de la pornographie au cinéma s’associe à la notion de gros plan. S’il y a gros plan, focalisation, alors il y a pornographie. Si le plan est large, on reste dans l’érotisme. La sexualité proposée par Cronenberg est crue, mais sa technique habile. S’il choisit l’esthétique de l’érotisme – tout est filmé en plan large – il ne se prive pas d’exploiter la pornographie des mots. C’est cette manière d’inverser les rapports de représentation qui perturbe. Le spectateur est doublement sollicité: l’image ne lui donne pas toutes les réponses, mais le dialogue les lui laisse imaginer.

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La sexualité au centre de Crash est autant gouvernée par des pulsions incontrôlables que par un désir profond de l’autodestruction des êtres. Il y a quelque part dans ce film une sorte de portrait psychologique et imagé du sadomasochisme. Prenons pour exemple la fascination pour les cicatrices. Elle atteint son paroxysme lorsque le héros s’introduit dans l’une d’entre elle, sur la jambe d’une demoiselle, pour en créer un nouvel orifice avec lequel on donne et prend du plaisir. Quant à cette fascination pour l’automobile et les accidents, elle n’est pas exempte non plus de cette recherche de douleur physique. Les cascadeurs qui reproduisent l’accident de James Dean avouent eux-mêmes être à la recherche d’une autre forme d’extase, celle qui ne se vit qu’une fois, puisque flirtant trop prêt avec la mort. La douleur et la mort s’apparentent à des formes d’extase, et forment le plaisir intense recherché. La fascination des membres de cette secte pour les accidents de voiture tient donc plus de la recherche de cette extase dangereuse dopée à l’adrénaline, plutôt que d’un plaisir tout particulier pour la taule froissée et les vitres brisées.En pratiquant un virage esthétique, David Cronenberg parvient toutefois avec Crash à trouver la forme qui convient le mieux au fond de son propos. Quittant la sphère du fantastique, il élabore une réalité fantasmée mille fois plus déroutante que tous les dards sous les aisselles auxquels il nous avait habitués…


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY

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