En finir avec les injonctions
Depuis plusieurs années, nous essayons de tenir avec des cinéastes un état des lieux du cinéma de genre en France, et nous essayons d’en cerner les différentes familles. Dans ton cas, on observe une sorte de fusion entre un cinéma plutôt naturaliste a priori dans ses thématiques et sa géographie, avec des thématiques connues du cinéma d’auteur français, et des références plus liées aux cinémas de genres américains – fantastique, teen movie. Cette dimension hybride qui fusionne des genres très différents est-elle quelque chose que tu as recherché consciemment ?
Je me suis jamais vraiment posé cette question. Disons que quand j’écris je me laisse d’abord porter par l’histoire elle-même, je prends les directions vers laquelle l’intrigue, les personnages et l’inspiration m’amènent naturellement. Je sais où je veux aller mais je ne sais pas comment je vais m’y rendre. Pour Un Vrai Bonhomme, le postulat de départ était d’emblée fantastique : je voulais faire un film sur un gamin qui a besoin de son grand frère pour avancer dans la vie, ce dernier décède, et donc il se le figure pour continuer à vivre et à grandir. Mais disons que je ne me dis jamais que je fais volontairement un film fantastique. En soi, l’histoire est réaliste, car beaucoup de gens qui ont des difficultés à faire un deuil continuent de parler avec la personne décédée comme si elle était encore présente. Cela étant, avec Théo Courtial, mon co-scénariste, nous avions une volonté de nous amuser avec les codes du teen-movie et de les tordre, de faire pareil avec le film de sport et bien sûr de parfois vriller vers le thriller ou le cinéma fantastique. On s’est amusé avec tout ça mais, encore une fois, jamais je ne définissais le film comme étant un film fantastique. Quand je devais le pitcher, j’en parlais comme une comédie dramatique sur laquelle on greffait des éléments de cinémas codifiés qui étaient à chaque fois au service de la narration.
De fait, il est difficile de catégoriser véritablement le film en termes de genre. Entre le naturalisme, le teen movie, le film fantastique, etc. Est-ce « facile » de financer, développer, un long-métrage avec une telle proposition ? Au stade du financement, une telle dimension hybride peut-elle faire peur ?
Le scénario d’origine a été ultra-plébiscité, très vite beaucoup apprécié et aidé. Par ailleurs j’avais un passif avec mon court-métrage (Ce n’est pas un film de cow-boy, 2012, ndlr) qui avait plutôt bien marché si bien que mon passage au long-métrage était assez attendu. Beaucoup de distributeurs étaient prêts à m’accompagner quoi que je fasse, parce que j’étais le mec qui avait fait ce court- métrage qui avait eu beaucoup de succès. Le film a donc été financé très vite, en quelques mois, même si on a manqué un petit peu d’argent. Concernant le CNC, même si la directrice de commission adorait le projet, il n’a vraiment pas fait l’unanimité, il y avait un peu de scepticisme et on n’a pas reçu l’aide escomptée. D’ailleurs, lors de l’oral, un des membres de la commission m’a dit que le scénario lui faisait penser à Spider-Man de Sam Raimi. J’étais fier et en même temps je me suis dis « d’accord, donc c’est mort ». A leur décharge, je pense que je n’ai pas fait un super oral, et que le dossier n’était pas à la hauteur du projet. Par la suite, quand je me suis retrouvé à parlementer avec des gros studios, ils étaient tous catégoriques : « on adore, mais… on ne sait pas comment le vendre ! ». Il faut avoir conscience que faire un film hybride en France c’est compliqué parce que les vendeurs veulent pouvoir le catégoriser, le ranger dans une case. Alors qu’en effet, les Américains se posent moins ce genre de questions et leurs films sont par nature hybrides. Un film comme Stand By Me (Rob Reiner, 1986), ce n’est pas parce qu’il met en scène des adolescents qu’il ne s’adresse qu’à des adolescents. C’est un film que je revois encore aujourd’hui et que je redécouvre sans cesse. A chaque fois, j’y vois des choses différentes. J’ai toujours voulu faire un cinéma comme ça, à double vitesse, à double lecture. Après, certaines choses ont été rendues difficiles parce qu’Un Vrai Bonhomme est « coloré » par certains codes. Ce n’était donc vraiment pas compliqué à fabriquer, mais plutôt difficile à vendre. J’espère que cela va mieux se passer pour un film comme La Dernière Vie de Simon (Léo Karmann, 2020) qui pour le coup assume beaucoup plus d’être un film de genre, bien que ce soit avant tout, à mon sens, une histoire d’amour. Le film devrait mieux marcher car il a une dimension peut-être plus rassembleuse, plus familiale.
Quand on voit l’affiche de ton film ou sa bande-annonce on a l’impression que sa dimension de teen-movie a été quelque peu minimisée, comme si on avait peur d’assumer ce genre en France.
Il faut savoir que quand on fait un premier film, on n’a pas forcément notre mot à dire sur la façon dont il va être vendu. On l’a un peu mais pas trop… Et puis, c’est une expertise qui n’est pas mienne aujourd’hui, même si j’ai des intuitions. Personnellement, je n’ai pas voulu délibérément faire un teen-movie au sens où on l’entend généralement. Je veux dire que mon écriture est assez éloignée de films comme Breakfast Club (John Hughes, 1985) ou La Folle Journée de Ferris Bueller (John Hughes, 1986) mais s’approcherait plus de choses comme Le Monde de Charlie (Stephen Chbosky, 2012) par exemple, à savoir un drame mettant en scène des personnages adolescents. Le problème c’est que certains spectateurs adultes vont refuser d’aller le voir parce que dès lors qu’il y a des personnages adolescents ils pensent que ce n’est pas pour eux ! J’en parlais justement avec Sébastien Marnier qui a réalisé L’Heure de la Sortie (2019) et on se disait que l’un de nos gros problèmes en France c’est qu’on dit toujours que les adolescents ne vont plus au cinéma, donc on ne fait plus de films pour les adolescents et fatalement… Les adolescents ne vont plus au cinéma ! C’est un cercle vicieux ! D’une manière générale, je trouve qu’on méprise trop ce public en France, on les prend pour des imbéciles. Or, l’adolescence est un moment charnière de la vie, où les jeunes traversent des choses compliquées, assez profondes, assez dures. De fait, puisqu’on ne produit rien qui leur est destiné, ils vont aller chercher des films qui leur ressemble et leur parle ailleurs, sur les plateformes par exemple, et on les éloigne en réalité de l’expérience de la salle par notre incapacité à répondre à leurs désirs et recherches de spectateurs. Du coup, il faut essayer de les rattraper, de les amener à la salle. Dans le cas d’Un Vrai Bonhomme, on a essayé de viser un public un peu plus large, d’inviter les adultes à aller voir le film et d’y emmener leurs adolescents. Ce qui me ravit toutefois c’est que le film commence à intégrer le circuit scolaire, il est notamment en lice pour le Prix Jean Renoir des Lycéens.
L’une des choses qui est très agréable avec le film c’est qu’il assume une dimension mélodramatique et sentimentale, ce qui est encore une fois assez rare, surtout quand on parle de l’adolescence et de sa représentation dans le cinéma français. On a l’impression parfois qu’en France, l’idée de chercher à faire pleurer le spectateur est vu comme quelque chose de très vulgaire.
Je crois qu’il faut être sincère et, dans mon cas, pudique. Il y a bien sûr une forme de manipulation pour obtenir des effets et des sentiments, on doit parfois actionner des leviers émotionnels pour faire mouche mais je crois qu’il n’y a rien de honteux à cela. J’ai toujours assumé de dire que mon métier c’était : faire rire, faire pleurer, faire peur et faire réfléchir… Et si possible tout ça à la fois. Je sais par exemple qu’un jour ou l’autre je ferai un film d’horreur. C’est quelque chose qui me travaille. Si l’on regarde par exemple un film comme Hérédité (Ari Aster, 2018), c’est assez hallucinant, il coche toutes les cases. Je pense à cette séquence où Toni Colette est dans un cercle de paroles, c’est une séquence qui n’a rien d’horrifique, on est totalement dans du drame. C’est bouleversant et brillant.
D’ailleurs Hérédité renoue avec un aspect du cinéma d’horreur qui s’est un peu perdu ces dernières années, qui est sa dimension mélodramatique justement. Celle de Rosemary’s Baby (Roman Polanski, 1968) ou L’Exorciste (William Friedkin, 1973). C’est en soi l’antithèse de ce qui se fait aujourd’hui, où l’on aborde souvent le cinéma d’horreur comme un tour de « montagne russe », dans une approche souvent régressive, presque burlesque, ou par un prisme un peu méta avec une sorte de réflexion distancière et surplombante sur le genre.
Il est vrai que les films de Ari Aster et Robert Eggers, ou bien, pour citer un autre exemple non-américain mais sud-coréen, Na Hong-Jin, ne sont clairement pas drôles et ne cherchent jamais à l’être. Ce sont des vrais drames qui prennent les spectateurs au sérieux, qui essaient de les mettre mal. Je crois que la différence concrète c’est que certains films sont des promesses de sensations, de spectacles. Ils sont dans une démarche plus ludique comme c’est le cas de Conjuring (James Wan, 2013) par exemple, tandis que d’autres comme ceux que j’ai cités plus tôt, sont centrés sur des personnages et leur psychologie. Je pense aussi à Mister Babadook (Jennifer Kent, 2014) qui est un bon exemple d’un film d’horreur qui ne veut pas que faire peur mais aussi raconter quelque chose.
Pour en revenir au financement et à ton long-métrage, j’aimerais rebondir sur cette idée que tu défendais plus tôt d’essayer de convoquer des émotions primaires (faire peur, rire, pleurer) : est-ce que c’est quelque chose qu’il est facile d’exprimer simplement et de défendre face à des commissions comme celles du CNC ? Car on sait que dans ces endroits, on incite souvent les cinéastes à être dans un rapport réflexif sur leur scénario, qu’ils soient capables de creuser et expliciter le sens profond de leur histoire. Je ne suis pas en train de dire qu’Un Vrai Bonhomme n’est pas profond, bien au contraire, parce qu’il travaille de grandes thématiques (le deuil, le harcèlement, la masculinité toxique) mais c’est intéressant de t’entendre défendre un rapport plus pur, plus directement émotionnel, et donc assez premier degré, à la fiction.
C’est difficile de répondre parfaitement à ta question. Déjà parce que je n’ai pas obtenu l’avance sur recette du CNC, donc je n’ai visiblement pas la bonne « recette ». Ce que je peux te dire, c’est que très vite, j’ai pris la décision d’orienter ma façon de parler du scénario lors de ses commissions sur le fond, sur le sens et le propos du film, plutôt que sur la manière de le raconter, sur sa mise en scène… Et je pense que cela a été une erreur. Je suis très partagé sur cette question du CNC, je ne sais pas trop quoi en penser à vrai dire. On entend parfois qu’ils n’aident que leurs copains… Mais je connais des cinéastes qui n’avaient pas du tout d’accroches avec les membres des commissions, qui ont fait un super dossier et ont obtenu l’aide. Dans notre cas, on a eu des remarques qui disaient qu’en clair, nous n’avions pas besoin de cette aide financière, que le film allait de toute façon se faire, avec ou sans. Alors oui, c’est vrai que le film s’est fait sans l’avance sur recette, mais cela nous a forcés à le réaliser dans une économie assez restreinte, on a manqué clairement de budget pour qu’il soit pleinement à la hauteur de son scénario. Cela joue sur la dimension du film et a un impact concret sur sa portée. D’une manière plus générale, je pense qu’on perd de vue la dimension populaire du cinéma, et j’ai l’impression qu’en France il manque cruellement d’un vrai cinéma d’auteur populaire. En d’autres termes, d’un cinéma à vocation populaire porté par des auteurs, et surtout, aidé et encouragé par les institutions. Si tu prends par exemple un film comme Seules les Bêtes (Dominik Moll, 2019) voilà un exemple d’un film accessible, bien joué, bien filmé et surtout très intelligent. C’est à mon sens un canevas sur lequel il faut se baser.
C’est une approche par ailleurs assez largement employée par le cinéma américain indépendant, qui sont des films qui fonctionnent souvent bien en salles chez nous.
Oui, et ce cinéma-là est une référence pour moi, je suis un grand admirateur de Alexander Payne par exemple. Ce qui fait que je m’accroche à ce type de cinéma quand j’écris c’est que j’ai une grande croyance dans la dramaturgie. Par exemple – je sais que le film est beaucoup aimé – mais personnellement je n’ai pas accroché aux Misérables (Ladj Ly, 2019) parce qu’à titre personnel le film ne me nourrit pas suffisamment en dramaturgie et en enjeux, je trouve l’exposition beaucoup trop longue pour ça. Alors que, Seules les Bêtes encore une fois, me passionne parce que sa qualité dramaturgique est indéniable, c’est vraiment très bien écrit sans jamais être mécanique. Je n’ai pas peur de le dire, quand j’écris un scénario, j’aime me demander à quel autre film il ressemble. Ça sert aussi de guide, de s’inspirer d’autres choses, de regarder et d’analyser « comment c’est fait ». Pour écrire Un Vrai Bonhomme j’ai revu et décortiqué Stand By Me (Rob Reiner, 1986), Ordinary People (Robert Redford, 1980), La Chambre du Fils (Nanni Moretti, 2001)… Mais j’avoue que j’ai rien trouvé en France qui pouvait m’aider sur les terrains que j’explorais.
Pour rester dans la thématique des références éventuelles de ton travail, tu as co-écrit Mon Inconnue de Hugo Gélin qui emprunte aux codes de la comédie romantique à l’anglaise et à certains exemples de fusion entre ce genre à part entière et le cinéma fantastique. On pense par exemple à des scénarios de Richard Curtis comme Il était temps (Richard Curtis, 2013) ou récemment Yesterday (Danny Boyle, 2019) … Là encore, ces références peuvent surprendre en France…
Totalement ! On avait en tête tous ces films – sauf Yesterday bien sûr, car trop récent – mais aussi évidemment des classiques comme Un Jour sans Fin (Harold Ramis, 1993). Pour ce qui est de Mon Inconnue, le film a relativement bien marché en France, il a fait presque 560.000 entrées – et a d’ailleurs, pour l’anecdote, fait un carton en Corée du Sud ! On reçoit beaucoup de messages enthousiastes, encore aujourd’hui, de gens qui se disent même étonnés d’avoir aimé ! Probablement parce qu’ils ne s’attendaient pas à cela venant d’un film français. Le premier traitement du scénario remonte à quelque chose comme cinq ans, Hugo Gélin avait déjà l’idée de base et il m’a proposé qu’on travaille ensemble pour la développer. J’adorais ce style de film, qui mêle la comédie romantique et le fantastique, donc j’ai amené plein de choses de ma propre cinéphilie là-dedans. On a rapidement trouvé l’essence du film qui se résume un peu de cette façon : « Sans elle, il n’est rien. Sans lui, elle est tout. ». La première version du scénario était plus folle, à base de rituel à reproduire comme à la fin de Retour vers le Futur (Robert Zemeckis, 1985) avec la foudre tout ça… Donc, très simplement, on a mélangé nos deux cerveaux et nos deux sensibilités dans ce scénario. Hugo a un flair et une certaine habilité à écrire les séquences de comédie romantique et moi je lui apportais des références plus fantastiques et mon goût pour les péripéties. Quant à Igor Gotesman, qui écrivait avec nous, il a apporté son sens du dialogue, surtout pour les scènes de camaraderie. Je dois dire que je suis vraiment très fier de ce projet.
Beaucoup de cinéastes nous expliquent que, souvent, lorsqu’ils mettent en avant ces références face à des commissions ou des guichets de financement, on leur répond que le public français n’y est pas réceptif… Quand il s’agit de films français.
Mais je crois que c’est en partie vrai. Dans un film d’action français, si un mec balance « Hasta la vista Baby » avant de flinguer un autre, c’est ridicule. Mais si c’est Schwarzenegger, on trouvera ça classe. C’est pas si difficile à expliquer, c’est une question de représentation. Il faut tout simplement habituer les gens. Cela ne veut donc pas dire que c’est impossible. Le cinéma ou la télévision ont une importance cruciale en termes de représentation, le pouvoir de normaliser des choses qui étaient presque impensables des années auparavant du fait des mœurs et des esprits fermés, comme par exemple de voir un homme noir ou une femme présentant le journal télévisé. C’est je crois un peu la même chose pour ce qui est du cinéma de genre, il faut habituer le spectateur à voir ce type de films en France, qu’ils acceptent que l’imaginaire français puisse aller explorer ces territoires. A ce titre, il est évident que Grave (Julia Ducournau, 2017) a fait sauter des barrages de par son succès d’estime, mais quand même, ce que je constate aujourd’hui c’est que la porte par laquelle on doit passer pour faire du cinéma de genres en France c’est la porte avec l’écriteau « film d’auteur ». Personnellement, je me qualifie comme un « auteur » parce que j’écris mes films, mais mon cinéma n’est pas estampillé « cinéma d’auteur » parce qu’il est selon certains trop « mainstream ».
Parmi les choses qui ont réanimé cette réflexion autour des cinémas de genres français, il y a la création de cette aide spécifique au CNC qui fait grand débat. On l’accuse d’ostraciser encore plus les films de genres et finalement de les mettre encore plus à la marge de l’avance sur recette « traditionnelle ». Ce qui pose aussi question c’est lorsque l’on regarde quel.les cinéastes ont été aidé.es lors de la seconde commission, consacrée aux comédies musicales, et qu’on retrouve des noms qui sont déjà largement installés et qui n’étaient pas vraiment marginalisés par le système traditionnel. Quel est ton regard sur ce nouveau « guichet » de financement qui s’est ouvert ?
Je partage totalement votre scepticisme. Déjà je ne comprends pas qu’on préfère faire une aide spécifique pour ces films plutôt que de se poser la question d’une meilleure représentativité au sein de l’avance sur recette traditionnelle. Ou alors, qu’on réfléchisse à l’élargir, car là c’est trois films aidés tous les six mois et dans des genres à chaque fois balisés. Pour ce film je me suis retrouvé dans des configurations où je pensais plus à comment obtenir le CNC et une sélection à Cannes, qu’au sujet du film lui-même. Je ne veux plus jamais me retrouver dans cette situation. Mon prochain film sera consciencieusement un film de marché, un film « d’auteur de marché » si l’on veut. Mais voilà, je ne veux plus me retrouver avec des trucs un peu entre-deux où tout le monde te dit « c’est super mais on vous donnera pas d’argent car c’est trop comme ci, ou pas assez comme ça ». En d’autres termes : je ne veux plus galérer ! Je vais me plier au marché tout en essayant de raconter le même type d’histoires, en creux.
J’aimerai revenir sur une notion que tu as évoquée plus tôt qu’est la question de la représentation. Un Vrai Bonhomme pose doublement la question de cette représentation : des codes du cinéma de genres comme tu le disais, mais aussi du « genre » au sens sociétal du terme, puisque c’est vraiment un film sur la masculinité toxique. Ce qui m’a semblé très intéressant – et c’est peut être l’une des voies de salut que pourrait emprunter le cinéma de genre français à mon avis – c’est que tu utilises justement les codes pour les retourner contre ces clichés de représentations. Le héros du film passe les étapes initiatiques habituelles du teen-movie mais finalement, la réussite de ces étapes le mène non pas au bonheur, mais vers une forme de malheur.
C’est quelque chose d’assez délicat en fait, car faire un film ce n’est pas faire du social. Mais tout de même, j’avais à cœur de ne pas envoyer de mauvais messages, d’autant plus sur des sujets comme celui-ci qui me tiennent particulièrement à cœur. Donc pour tout avouer, quand on aborde ce type de thématiques, on marche un petit peu sur des œufs, parce qu’on est tout de même contraints par une forme de dramaturgie, d’autant plus quand on emprunte des codes aussi balisés. J’ai par exemple eu un retour concernant le film, de quelqu’un très au fait de ces questions de genre et notamment intéressé par la masculinité toxique, et qui trouve le film discutable sur plusieurs points, de fond comme de forme. Cela me tracasse, j’aimerais bien en savoir plus, comprendre. Cela étant dit, le projet du film était bien évidemment de détourner le canevas du teen-movie. Quand on y regarde de plus près, qu’est-ce-que c’est que le teen-movie ? Ce n’est ni plus ni moins qu’une exagération de choses à peu près vérifiées. Les problématiques sont assez concrètes dans ces films : « J’arrive dans un nouveau lycée, vais-je réussir à me faire des amis ? », etc… Concernant plus spécifiquement la question de la masculinité toxique, ce qui peut éventuellement en gêner certains c’est que dans un premier temps tous les (mauvais) conseils que lui donne son frère pour plaire aux filles et s’affirmer comme un « vrai bonhomme» fonctionnent. Mais c’est d’abord une question de structure scénaristique, si rien ne fonctionnait dans les conseils que son frère lui donne, Tom n’aurait aucune raison de continuer à lui parler ! De même, les injonctions de virilité dans la vie de tous les jours, si elles donnaient un résultat négatif à 100%, les hommes ne les suivraient pas ! Quand un homme gagne une course de Formule 1 ou une étape du Tour de France, qu’est-ce-qui l’attend à l’arrivée ? Une coupe de champagne et deux nanas super jolies ! C’est la façon qu’on a aujourd’hui de valider un homme qui a gagné, un « winner ». Ce que je voulais montrer dans le film, c’est ô combien ces injonctions de virilité peuvent pervertir ce qu’on est vraiment en tant qu’individu masculin. Mon héros, plus il s’affirme comme un « vrai bonhomme » moins il devient « vrai » tout court. L’une des choses qui plaisait beaucoup dans le scénario c’est que Tom perde finalement beaucoup plus qu’il ne gagne à la fin. Je voulais que son comportement l’empêche de terminer le film dans les bras de Clarisse. Cette fille est traitée comme un trophée par son frère qui lui dit « sort avec elle, elle est trop bonne ! » mais finalement, son comportement de « mec » et la manière dont il envisage sa relation avec Clarisse – « je vais me faire respecter et impressionner papa » si on veut – fait qu’il va finir par la perdre. Que le héros ne reparte pas avec la fille à la fin, c’est un vrai détournement des codes habituels du teen-movie, on est à l’opposé !
Est-ce que ce ne serait pas des libertés qu’on peut se permettre justement davantage en France puisque l’on est moins formatés sur ces questions de représentations cinématographiques qu’aux Etats-Unis ? Pour moi c’est justement une vraie démarche d’auteur que de refuser de se soumettre à de tels codes de représentations.
C’est vrai, mais quand même chez les jeunes spectateurs, je constate que ça râle un peu plus… Ils sont déçus qu’ils ne sortent pas avec la fille (rires) ! Mais qu’on soit en France ou pas, il y a un peu un réflexe en écriture qui est de dire : « Il faut une histoire d’amour ! ». Si il y a une fille et un mec qui s’entendent bien dans un film, il y a une sorte d’injonction qui dit : « Il faut qu’il se passe un truc entre eux deux ! ». J’ai beaucoup de mal avec ça, mais c’est aussi une approche personnelle. De manière générale, je suis assez pudique. Je serais incapable de filmer des scènes de sexe par exemple. Moi, si tu me donnes à réaliser Basic Instinct (Paul Verhoeven, 1992) le truc ne fera jamais scandale ! Pour en revenir à la question de la masculinité toxique, ce qui va sûrement dérouter les plus militants sur ces questions, c’est que le film ne verbalise pas ces problématiques. J’en parle en creux, c’est le sujet, mais ce n’est jamais vraiment frontal. Le film en parle mais ne dit pas les mots.
J’ai lu dans une interview que tu aimais présenter Un Vrai Bonhomme comme un film de super-héros à la française ! Tu peux nous en dire plus ?
(Rires) J’aurais aimé que ce soit plus voyant que ça. Mais parfois quand tu écris puis filmes, tu as tendance à ne pas vouloir en faire trop… Et finalement tu ne fais rien ! (rires). J’aurai voulu faire un film de super-héros dissimulé. Quand je disais ça à ma productrice, elle paniquait et me disait : « Ne dis surtout pas ça dans le dossier CNC ! » A-t-elle eu raison ou tort ? Je n’en sais rien. Mais il y a quand même ce truc que les super-héros ne doivent appartenir qu’aux Américains, qu’on n’a pas le droit, nous Français, de s’en emparer. Ça me fait chier en fait ! Évidemment ça ne veut pas dire que je vais faire un film Marvel. Ça serait compliqué avec 2,5 millions de toute façon… Au mieux eux, avec ça, ils financent des retakes ! Mais le film est truffé de références cryptées. Le personnage s’appelle Tom Bannière comme le Banner de Hulk, le méchant a des vêtements au couleur de Captain America et s’appelle Steve Rougier… Victor s’appelle comme ça en référence à Victor Doom des 4 Fantastiques… Autant de trucs que personne n’a remarqué ! (rires) On s’est fait chier à les habiller avec des codes couleurs en références à ces super-héros, et personne n’a rien capté… Je peux te dire que si le film était projeté au Comic Con les nerds auraient pigé le truc et ça aurait cartonné !c En tout cas, en dehors de ces clins d’œil, je me suis souvent dit que Tom avait une sorte de super pouvoir qui est également une malédiction, un peu comme Hulk.
Je t’avoue que je n’ai pas du tout pensé à ça ! Mais ce que tu me dis fait complètement sens avec le propos du film : Hulk qui est un personnage qui se transforme en monstre parce qu’il ne parvient pas contrôler sa colère est une évidente métaphore du passage à l’adolescence, de la masculinité toxique et incontrôlée…
Bien sûr ! Et au-delà de ses références aux figures de super-héros, j’ai placé plein de références plus ou moins discrètes aux héros de guerre, aux sportifs de haut-niveau, pour montrer les injonctions et la pression dont les garçons sont victimes, c’est aussi très dur de grandir en étant entouré de toutes ces représentations étouffantes. Après tout, c’est peut-être trop subtil. Par peur d’être trop lourd, c’est finalement trop crypté. Dans mon prochain film j’essaierai d’avoir la main un peu plus généreuse pour que ce soit plus évident, pour que par exemple, comme dans les films américains, la décoration prenne en charge une partie de la caractérisation des personnages. Là, on l’a fait, mais pas suffisamment. J’ai été trop light.
Mais en même temps cela met en avant une forme de spécificité d’un film de genre à la française, d’autant plus au regard de ce que le film de super-héros américain est devenu aujourd’hui, soit la forme la plus aseptisée qui soit, tant les super-héros Marvel ont été dévitalisés de leur complexité. Puisqu’on parle de Hulk, c’est peut-être justement le personnage le plus sacrifié et raté de l’univers cinématographique de Marvel. Toutes les aspérités et la violence intégrées par ce personnage ont été écrasées à partir du moment où ils ont décidé que Banner était capable de contrôler ses pulsions.
On est bien d’accord. Moi, je défendrai toujours la version réalisée par Ang Lee en 2003, parce que je la trouve assez passionnante. Cette idée d’essayer de fouiller le passé du personnage pour déceler l’origine de sa colère, dans son enfance, le traumatisme de la mort de sa mère, etc… Après on pourrait considérer que le film ne se tient pas totalement, qu’il part en vrille… Mais honnêtement j’adore ce film. Cette séquence dans le désert où il s’échappe et qu’il défonce tout l’arsenal des militaires, c’est quelque chose, dans la libération de la colère du personnage, qui est très jouissif.
Ce qui est intéressant également c’est que les références existent dans tes films, dans la bouche de tes personnages et dans l’univers des longs-métrages. Ceci n’est pas un film de cowboys était une conversation autour du Secret de Brokeback Mountain (Ang Lee, 2005), et ici, un personnage évoque Fight Club (David Fincher, 1999), tes personnages vont au cinéma, etc… Est-ce une manière de se placer dans la continuité de ses références ou de parler de l’importance du cinéma dans la construction des identités ?
Lorsque j’étais enfant, je n’avais pas de magnétoscope à la maison. Donc soit je regardais un film au moment de sa diffusion soit je ne le voyais absolument pas. Résultat, je regardais uniquement la première demie-heure puis j’allais au lit. Ma mère me racontait la suite le lendemain au petit-déjeuner et j’imaginais les images. Ainsi, j’avais vu le début de Nosferatu de Herzog et ma mère me racontait la fin avec le soleil etc… Ce qui fait que très jeune, la tradition orale de raconter des films comme des histoires vraies, des histoires vécues, s’est imposée dans ma vie. Après, j’essaie de ne pas trop parler de cinéma dans les films car ça peut nous en faire sortir… Il faut trouver le juste équilibre. La référence ne doit pas, selon moi, être une vanne mais servir un propos.
Je voudrais qu’on parle aussi du casting, parce qu’il est très surprenant. On est habitués à parler du grand Laurent Lucas chez nous – puisqu’on l’a vu dans Grave, les films de Fabrice du Welz, les premiers Bonello aussi – moins d’Isabelle Carré qui est a priori assez peu proche du cinéma que l’on défend. Mais surtout les jeunes sont aussi tous remarquables, notamment Benjamin Voisin qui est une véritable révélation… Même si on sait maintenant que l’année 2020 sera son année puisqu’on l’attend dans les prochains Ozon, Giannoli et dans l’autre production française qui fera pas genre en ce début d’année qui est La Dernière Vie de Simon dont a déjà parlé…
… Ah mais dans les débats lors des projections du film je ne cesse de dire aux gens que Benjamin Voisin… Ils ont intérêt à l’aimer, parce que désormais, ils vont en bouffer ! Ça va être comme Clovis Cornillac dans les années 2000, il va être dans tous les films ! Blague à part, c’est un bosseur, il a un truc en plus très solaire qui collait bien au personnage. Pour Thomas Guy qui incarne Tom, je n’imaginais pas au début un personnage aussi rentré, mais finalement cela sert vraiment le film et renforce justement ce duo avec Benjamin, parce qu’ils fonctionnent bien, un peu en contraste. Pour le choix du père, on m’a souvent incité lors du casting à prendre des acteurs ultra-balaises physiquement, alors que le personnage n’était pas du tout ça. Ce n’est pas un père qui admire son aîné parce qu’il lui ressemble, mais au contraire parce qu’il est l’homme qu’il n’a jamais pu être à vingt-trois ans. C’est finalement son dernier, Tom, qui est plutôt son alter ego, dans son extrême sensibilité. Quand le personnage du grand-frère incarné par Benjamin décède, le père est comme amputé de sa virilité, on lui a coupé son phallus, la masculinité de son fils aîné le rassurait, il était obsédé par ça, qu’il soit le plus balaise au basket, etc… D’où le fait qu’il bosse dans les éoliennes… Il ne fait que parler de la puissance et de la hauteur des éoliennes qu’il installe. Il y a un truc très phallique là-dedans et très conscient de ma part. Laurent c’est quelqu’un de très drôle, beaucoup moins austère que les rôles qu’il incarne. Isabelle c’est la première que j’ai rencontrée et elle s’est montrée immédiatement touchée par le film et par son sujet. Elle m’a impressionné, elle a été capable de rentrer des scènes avec une justesse… Je ne sais même pas comment elle fait ! J’ai une passion pour les comédiens. J’aime bien dire que les personnages que j’écris sont comme des corps sans vie. Je ne suis pas un réalisateur qui est dans le sur-contrôle donc je laisse ensuite aux comédiens la possibilité de leur donner vie, à leur façon. Du coup, je suis constamment surpris par leurs propositions et j’aime bien ça. Et puis parfois, il faut accepter de laisser le rôle évoluer plus concrètement au contact de l’acteur. Par exemple dès que j’ai choisi Nils Othenin-Girard pour incarner J.B, j’ai complètement ré-écrit le personnage pour lui. Nils avait dans la vie ces cheveux longs, des tee-shirt de death metal… Je me suis dit « Ok, eh bien, J.B sera comme ça aussi, l’intériorité je m’en occupe, mais tout le reste : c’est toi !». J’aime bien laisser les acteurs faire un pas vers le personnage, et inversement, leur laisser la possibilité de le fabriquer avec moi, d’y mettre leur phrasé, leur langage, de changer des mots quand ils pensent que ce n’est pas juste pour un jeune de leur âge de parler comme ça par exemple. Il faut faire confiance aux comédiens. Pour tous les seconds rôles du lycée, je voulais une sorte de galerie de personnages d’adultes un peu délurés, pour contraster entre les deux univers qui s’opposent dans le récit : celui de la maison, l’espace du drame, avec ce traumatisme familial, et celui de l’extérieur, de l’école, plus coloré, plus bande dessinée, l’espace du teen-movie et du fantastique.
On sent d’ailleurs très fort l’influence de films mettant en scène les suburbs américains, mais ce n’est jamais une pâle copie dévitalisée, tu arrives à ancrer ces codes de représentation dans le paysage français naturaliste.
Ce décor de lycée était le premier que l’on a visité, je l’ai immédiatement trouvé formidable. C’est un lycée immense et tout petit à la fois, on peut le filmer en hauteur, il y a des passerelles partout, c’était impeccable. En plus il était très vert, ce que je recherchais, en rapport à Hulk encore une fois, même si personne a pigé l’hommage ! Après bien sûr, on a ces couloirs de casiers, l’équipe de sport du bahut, tous ces codes qu’on pense associés aux films américains alors qu’en fait il y a des casiers et des équipes de sport dans les lycées français !
Tu nous as fait du teasing en nous disant que tu voulais par la suite faire un film davantage de « marché », est-ce que tu peux nous en dire plus ?
Je ne peux pas vous en dire grand-chose pour l’instant, mais j’ai envie de faire un film de super-héros avec, évidemment, une approche un peu décalée. J’ai vu le teaser de Comment je suis devenu super-héros (Douglas Attal, 2020) et je me suis dit que visuellement, ça semble assez fort, assez crédible. Ça risque de faire parler et ça donne envie de s’y essayer aussi ! Mais en fait je veux réussir à faire des films mainstream, qui touchent un grand public sans les prendre pour des cons. Comme je t’ai dit j’adorerais faire un film d’horreur. Quand je vois It Follows (David Robert Mitchell, 2014) ou Dernier Train pour Busan (Sang-Ho Yeon, 2016) je me dis que je rêverais de mettre en scène un truc comme ça !
N’as-tu pas la tentation d’aller frapper à la porte de plateformes comme Netflix qui semblent être justement en demande de débaucher des cinéastes français qui veulent s’aventurer sur ces terrains-là ? Parce qu’il se dit que chez eux, en dehors d’un budget confortable, les auteurs obtiennent l’assurance d’une grande liberté créative.
Que ce soient les plateformes, ou la co-production avec l’étranger, écoute… Pourquoi pas. Concernant les plateformes, il y a un vrai virage qui a été pris depuis quelques temps en effet, puisqu’ils viennent chercher des Français et les incitent en plus à ne pas jouer aux Américains mais au contraire d’assumer vouloir faire des films ou des séries en français, qui s’aventurent sur des territoires désertés par notre imaginaire et notre cinéma national. J’ai justement pitché à une plateforme que je ne peux pas nommer une histoire de gamins projetés dans le temps. C’est une histoire très franco-française, avec des mythes très français, mais je m’inspire de Retour vers le Futur (Robert Zemeckis, 1985) ou d’Attack the Block (Joe Cornish, 2011). Je crois que je sors grandi de l’expérience qu’a été Un Vrai Bonhomme. Je suis plus au clair sur la position que je veux prendre dans notre paysage cinématographique. Je ne veux plus penser en terme de sélections en festivals ou de calculs pour obtenir l’aide du CNC. Parce que tout simplement je crois que si l’on accepte d’entrer dans les rouages de ce système on finit par faire davantage ce qu’on attend de nous que ce que l’on attend de soi-même…
Propos de Benjamin Parent
Recueillis par Pierre-Jean Delvolvé
Retranscrits par Joris Laquittant
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