Nouvelle figure de proue du cinéma fantastique américain aux côtés d’Ari Aster – Midsommar (2019) et Hérédité (2018) –, de David Robert Mitchell – It Follows (2014) et Under The Silver Lake (2018) – et véritable poule aux œufs d’or du Studio A24, Robert Eggers est de retour sur nos grands écrans trois ans après le succès de son premier brûlot, The Witch (2016). L’occasion rêvée pour nous de vous parler de ce pari osé qu’est The Lighthouse, quelques mois suivant son passage contrasté à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes et son prix du jury au Festival du cinéma américain de Deauville.
Phare, phare lointain
A l’image du tapageur The Witch en son temps annoncé comme le fer de lance du renouveau du cinéma d’épouvante à l’américaine et décrit comme l’un des monuments horrifiques de la décennie bientôt terminée – bien qu’il en ait laissé complètement froid plus d’un – The Lighthouse est une galette qui fait et qui va faire amplement parler d’elle. Un fait qui pourrait se résumer pour l’occasion simplement par les choix esthétiques de Robert Eggers, véritable aventurier des styles. Intégralement tourné en noir et blanc, au format 1.19 et en 35mm, le réalisateur invite à une expérience de cinéma tout à fait déconcertante et inhabituelle aux heures où le tout numérique est roi. Cette photographie viciée, aux nuances plus noires et grises que blanches est élaborée pour faire prendre toute sa dimension à ce film de phare pour le moins tempétueux. Bâtisse solennelle et solitaire sur une île – ou plutôt un caillou, littéralement – d’à peine plusieurs km² et largement éloignée de toute civilisation. En cette fin de XIXe siècle, époque où se situe le narration, quatre hommes par équipes de deux et travaillant chacun quatre semaines sur place se relaient pour veiller au maintien et au bon fonctionnement de l’assemblage phallique et de ses lumières de guidage. Si le long-métrage commence par la prise de poste d’un vieux gardien chevronné (Willem Dafoe) qu’accompagne son nouvel assistant (Robert Pattinson) un complet novice qui remplace au pied levé son prédécesseur – rendu fou par la solitude qu’inflige le lieu et l’impétuosité de son compère – ce n’est que pour mieux présenter son décor. Le spectateur ne fait qu’un avec le jeune assistant, les yeux circonspects, et un lourd paquetage d’appréhension sur le dos. Et l’on aperçoit comme lui très vite que l’on va avoir affaire à quelque chose de terne, rance et aussi salé qu’une plage bretonne un soir de noroît. A l’instar du premier essai d’Eggers, The Lighthouse ne laissera personne indifférent, en bien, comme en mal.
Les amateurs avertis d’expressionnisme allemand ne seront sans doute pas le moins du monde troublés par l’opacité de l’objet, tellement The Lighthouse est un digéré d’influences venant de la cinéphilie et de la culture littéraire de son créateur, de Friedrich Wilhelm Murnau – personne ne sera étonné qu’Eggers ai travaillé un jour au remake de son très célèbre Nosferatu le vampire (1922) – à Howard Phillips Lovecraft. Les maléfiques jeux d’ombre du premier, au service de l’indicible du second. La dé-pigmentation des images s’alliant à merveille à la folie et la solitude des personnages. Loin de citer l’écrivain notoire de Providence seulement par les gimmicks habituels que l’on retrouve de plus en plus dans le cinéma de genres – inserts de poulpes, de tentacules, de livres des morts, de grands anciens et qu’en sais-je encore – Eggers l’invoque par l’extrême déliquescence de la psyché de ses personnages, provoquée par l’hallucinante et mortifère aura du phare. Régnant sans partage sur les lieux, celui-ci est véritablement le troisième protagoniste, cadrant paradoxalement le récit autant par son caractère monolithique que par son écrasante exiguïté. Son âme emprisonne comme elle stimule l’esprit de ses misérables hôtes. Sans « divulgâcher » quoique ce soit, si une scène en particulier est capable d’exprimer cet état de fait, c’est bien celle ou le personnage de Robert Pattinson tente de repeindre la façade défraîchie du phare, en blanc. Il n’y parvient pas et tombe de son échafaudage bricolé. Comme si l’a priori pureté du blanc n’était pas accessible au bâtiment. Comme si la crasse détenait à elle seule toute sa fantasmagorie. A l’image parfaite du film, dans lequel le blanc n’a jamais de prédominance sur le noir, sur la suie et sur l’insalubre…
Ce n’est pourtant pas la première fois au cinéma, loin de là, qu’un phare, une île, et l’isolement sont installés comme l’allégorie de la folie humaine. Pas tout à fait encore encré dans les esprits contemporains comme un genre “qui ne fait pas genre” à part entière, le film de phare l’est pourtant indéniablement. Au même titre par exemple, et dans une dimension pas tout à fait différente, que le film de sous-marins. Ainsi, des réalisateurs aussi classiques que John Carpenter avec The Fog (1980) et Martin Scorsese dans Shutter Island (2010) ou des plus “récents ” comme Alex Garland avec Annihilation (2018), Kristoffer Nyholm et son The Vanishing (2019) et Xavier Gens avec Cold Skin (2019), s’y sont essayés avec, chacun, un certain mordant. Et si Robert Eggers et son co-scénariste de frère ne viennent pas complètement réinventer toute la mythologie du genre, ils y ajoutent un indéniable grain de sel en parvenant à lui incorporer une certaine mystique. Encore une fois, en faisant ressortir de son huis clos l’ampleur des affres de la solitude, du travail, et du retranchement sur l’âme humaine. Pas la peine d’avoir des créatures ou des ennemis humains là où l’homme et sa décadence lui suffisent. Et à l’instar de The Witch qui s’attelait à déconstruire la famille extra-puritaine de la Nouvelle-Angleterre du XVIIe siècle, textes et sermons d’époques à l’appui, The Lighthouse offre un panorama très réduit de l’homme de la fin du XIXe, ici aussi avec des dialogues inspirés des journaux intimes de gardiens de phare d’antan.
Quand bien même une esthétique, aussi léchée soit-elle en empruntant son charme au cinéma muet et aux premiers films parlant des années 1920-1930, elle ne pourrait exister sans être diablement incarnée. Et pour ça faut-il encore trouver les comédiens idéaux. Le choix de Robert Pattinson, pour le jeune Ephraïm Winslow était peut-être le plus rédhibitoire, l’acteur s’étant fait connaître par une saga pour midinette que chacun reconnaîtra et oscillant depuis entres prestations plus qu’en dents de scies – la dernière en date, dans Le Roi (David Michôd, 2019) étant de loin l’une de ses plus nauséabondes – et véritables moments de bravoures dans The Lost City of Z (James Gray, 2017) ou High Life (Claire Denis, 2018). Ici, le comédien semble enfin trouver un rôle à sa mesure et se bat contre son statut de starlette de manière tout à fait hallucinée, comme une mise en abyme de ce que devraient être les prochaines années de sa carrière. Le prochain interprète de Batman se cache peut-être (surement) derrière cette moustache. Ses exubérances, ses crises de folie, couplées aux logorrhées prophétiques et incantatoires de Willem Dafoe, lui aussi totalement endiablé, ne font que rehausser le caractère jubilatoire d’une oeuvre déjà folle. En écornant ses personnages, en les repoussants sans cesse dans les bas-fonds de leurs esprits malades, Eggers n’en dépeint que mieux ce qui oppose Thomas Wake, son vieux loup de mer bourru, alcoolique et enfoncé de plain-pied dans un patriarcat solide et son jeune premier, avide des secrets de son aîné. Ils ne sont faits que pour se détester et s’opposer, ce qui n’empêchera pourtant pas quelques moments anodins d’une rare hilarité.
Se prenant un poil moins au sérieux et rehaussant d’un bon ton ses expérimentations artistiques et esthétiques, Robert Eggers, qui ne m’avait pas du tout personnellement convaincu avec son précédent effort – à mon sens trop lisse et infiniment trop chiant – y sera, vous l’aurez bien compris, parvenu sans trop de peine avec The Lighthouse. Avec un sens du cadre comme rarement vu outre-Atlantique ces dernières années – sauf chez son confrère et ami Ari Aster, fort évidemment – dans un cinéma d’épouvante formaté et formatant, et des plans empreints d’une pleine fantasmagorie, nul doute que je ne serais pas le seul à être ainsi subjugué. Rare sont de nos jours les expériences de cinéma qui font preuve d’une sincérité aussi exacerbée, ou la dualité entre son et image est aussi criante. Aussi – et c’est ô combien cliché, voire élitiste de le dire – telle expérience prend toute son essence dans une salle obscure, plutôt que sur –insérez ici tout petits appareils domestique au son et à l’image en deçà – pour en prendre toute la mesure. En espérant qu’Eggers ne s’arrête pas en si bon chemin et continue à abreuver nos rétines de tant d’extravagances.
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