[BILAN 2020] Une année sans blockbuster


Ils furent sans doute les absents les plus remarqués et les plus regrettés par les spectateurs et (surtout) par les exploitants de l’année cinématographique 2020 : les blockbusters. Souffrant du contexte sanitaire, les mastodontes des studios hollywoodiens se sont vus quasiment tous reportés voire relégués à des sorties directement en ligne. Ces nouvelles stratégies de sorties semblent surprendre et catastropher l’industrie. Mais faut-il pourtant s’en étonner ?

Un homme s'apprête à détruire un PLV du film Mulan, blockbuster 2020,avec une batte de base-ball.

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Les prestidigitateurs démasqués

Apprenant cet été la sortie directement sur Disney + du sinistre Mulan (Niki Caro, 2020), un exploitant français a détruit, face caméra et à grands coups de batte de baseball, une affiche publicitaire du film qui trônait dans le hall de son cinéma. La vidéo a fait le tour des réseaux sociaux et elle a de quoi émouvoir. Pour un exploitant français, aujourd’hui, l’annulation de la sortie d’une nouvelle adaptation live action made in Disney n’est ni plus ni moins qu’une catastrophe économique. Par ailleurs, force est de constater que cette nouvelle stratégie du géant américain est d’une immense agressivité contre le cinéma en général, si tant est qu’on le considère encore comme une expérience collective. L’émotion d’un exploitant face à une telle stratégie est compréhensible et même louable. Pourtant, à force de voir, de revoir en boucle cette vidéo – comme c’est le principe de ces extraits pullulant sur tous nos réseaux sociaux – un autre sentiment a fini par nous étreindre. Le désarroi muait progressivement en pathétique, en éclat de rire désabusé. Qu’un film tel que celui-ci – atterrant de nullité, mais nous y reviendrons – englobe tant d’espoir, et de désespoir, laisse songeur. Ce que l’image révèle est un constat terrifiant : au fond, elle reviendrait à dire que le cinéma ne repose que sur ce long-métrage et ses semblables et que sa survie ne dépend que d’un seul studio et de son auguste volonté. Un pays pleurant à ce point l’absence de ce nouveau Mulan sur ses écrans n’est-il pas un pays qui va mal ?

                                          © Marvel / Disney+

Si, malgré le contexte exceptionnel, nous avons décidé de maintenir notre traditionnel article bilan concernant les blockbusters de l’année, c’est que 2020 fut symptomatique, nous semble-t-il, de notre rapport paradoxal aux géants américains. Pour le dire d’entrée et de façon un peu brute, le cinéma français est devenu dépendant de productions que le cinéma a déserté. Autrement dit, nos salles de cinéma réclament des œuvres de télévision. Comment pourrait-il en être autrement ? Lorsqu’avant cette crise, nous nous réjouissons des exceptionnels chiffres de fréquentation des salles françaises, avions-nous pris le temps de calculer ces mêmes entrées en leur soustrayant celles des « films » Disney ? En plus d’une domination économique discutable, la sur-présence des productions Disney sur nos écrans depuis plusieurs années, s’est accompagnée, corrélativement, d’un affaiblissement qualitatif général des blockbusters les plus imposants, en particulier de ceux produits par ce conglomérat. Plus nous avancions dans l’interminable saga Avengers, et plus il était difficile d’y trouver la moindre trace de mise en scène. Les longs-métrages se suivaient et se ressemblaient, comme les épisodes d’une série télévisée creuse, remplissant ad nauseam des heures et des heures de vide. Que faisions-nous là, fidèles au rendez-vous, assis devant un si grand écran pour y regarder, en somnolant ou hypnotisés, des films finalement aussi minuscules ? Nous guettions, naïvement peut-être, un événement, une surprise. Mais progressivement, l’événement ne nous était plus destiné. Tout cela ne concernait plus que des initiés, capables de raccrocher tous les bouts d’un univers qu’on dit étendu, mais qui nous semblait toujours plus étroit et surtout plus excluant. A la lecture de ces lignes, beaucoup sans doute nous accuseront de vieillir. Il est vrai qu’ici même, nous avons pu participer de cet aveuglement collectif, en étant parfois trop diligent avec ce type de productions. Depuis longtemps déjà, nous en sommes collectivement revenus. Et à regarder de plus près, ou même de très loin, tous les films de cette saga, il nous semblait déjà évident que le destin de ces objets n’avait plus à être intrinsèquement lié à la salle de cinéma, et qu’il fallait donc s’inquiéter pour elle.

Photo-montage mettant en lien Bébé Yoda, en haut, et un Ewok en bas pour notre artcile sur les blockbusters 2020.

                                   © Disney / LucasFilm

Alors, oui, les Avengers ont un point commun évident avec la logique sérielle puisqu’ils sont l’adaptation de comics eux-mêmes répétitifs et très étendus. D’autres franchises ne peuvent prétendre à une telle proximité avec le format sériel. Pour contrer les porte-paroles des studios et tenter, modestement, de changer de logique, il faut faire l’effort de se tourner vers le passé et tout faire pour ne pas seulement corréler cette crise à celle, sanitaire, qui en a révélé tant d’autres. Pour le blockbuster, la crise a évidemment commencé bien avant mars 2020. D’ailleurs, dès la fin de l’année 2019, nous décrivions déjà Star Wars IX : L’Ascension de Skywalker (J.J Abrams, 2019) comme un authentique film de crise. Point d’accomplissement d’une logique mortifère, ce dernier épisode donnait le sentiment de brandir fièrement son aberrante genèse – chacun, dans l’équipe, y allant de sa petite anecdote – et sa laideur absolue. D’une certaine manière, ce long-métrage offrait autant l’occasion de dresser le misérable bilan d’une décennie de blockbuster, que l’éclairage désespérant de ce qui nous attendra probablement dans la décennie à venir. Star Wars est, au fond et pour beaucoup, l’un des métrages les plus importants de l’histoire du cinéma. La ligne claire de son récit, l’évidence de son parcours mythologique et sa créativité esthétique débordante ont d’une certaine manière scellé un Art Poétique nouveau du cinéma populaire contemporain. Il a souvent été dit que Disney, en rachetant la franchise, n’avait clairement pas de plan pour celle-ci. C’est à la fois juste – de toute évidence, aucune ligne directrice narrative ne justifiait sa nouvelle trilogie – mais aussi économiquement faux. L’année 2020 nous montre, pour de bon, que Disney avait bien un plan, et que la crise sanitaire, précipitant ses sorties les plus importantes sur leur plateforme toute neuve, n’en a été que le morbide accélérateur. Dans ce plan, Star Wars n’était qu’un contenu comme un autre, un onglet dans un catalogue, dont seul différait son immense importance symbolique dans l’inconscient collectif. Nous y voilà : aujourd’hui, l’œuvre révolutionnaire de Lucas n’est qu’une série Disney + de plus, étendue en de multiples déclinaisons. Pour l’instant, nous n’avons pu voir que The Mandalorian (John Favreau, 2020-2021), objet aussi vain et insignifiant que L’aventure des Ewoks (John Korty, 1984). La réception hystérique de chaque nouvel épisode pourrait nous interroger : ne serait-ce pas là qu’on pourrait trouver, enfin, de l’évènement ? Malheureusement, force est de constater que l’agitation des fans ne repose généralement que sur un mouvement de petit doigt de son hideuse peluche de synthèse – infantilisation crétine d’un personnage mythique – ou sur le retour d’un vieux personnage devenu une momie numérique. Non, vraiment, pas de quoi s’enflammer, et sans doute que cela sera vite oublié, à la manière, justement, de L’Aventure des Ewoks. Si la crise ne reposait que sur ce constat, il n’y a pas de quoi en être surpris, et peut-être même faudrait-il s’en réjouir. Nous ne pouvons pas râler tous les ans contre la fadeur des blockbusters projetés en salle pour finalement les regretter. Enfin ! Plus de Avengers en salle ! Ni d’ersatz de Star Wars ! Encore moins de Disney en live action ! Ce système français, si fier de brandir l’étendard de ses vertus mais pleurant l’absence des productions étrangères les plus cyniques de son parterre d’écran n’est-il pas, finalement et fatalement, en bout de course ?

Paysage de nuit, brumeux, dans lequel quatre silhouettes lointaines avancent au milieu de plusieurs voitures calcinées, scène du film Peninsula.

                                   © Splendid Film GmbH

Sans rentrer dans des considérations sanitaires – rassurez-vous – nous avons pu constater que le seul pays à avoir rempli ses salles cet été, sans l’afflux habituel des grands spectacles américains, fut la Corée du Sud. Ironiquement, le modèle sud-coréen est très largement inspiré du modèle français, même s’il va aujourd’hui plus loin dans le protectionnisme vis-à-vis des œuvres locales. Ce système a permis, en effet, que la suite du génial Dernier train pour Busan (Sang-ho Yeon, 2016), Peninsula (Sang-ho Yeon, 2020), ait été un immense succès dans son pays. Si le film en a déçu plus d’un, et qu’il n’est certes pas du niveau de son prédécesseur, on rêverait de voir une production française aussi folle, aussi ludique et jouissive, obtenir tous les suffrages dans l’Hexagone. Le plaisir qu’on peut éprouver devant Peninsula vient du fait qu’on y retrouve tout ce qui a déserté depuis des années les blockbusters américains : la jubilation du premier degré, la joie de varier les tons, s’autoriser autant le mélodrame que la pochade, le spectaculaire baroque que l’intime. Et si cette crise que nous traversons était l’occasion d’appeler de nos vœux la production de grands spectacles venus de chez nous, ou bien de co-coproductions européennes ? Il est heureux de vanter la diversité et la chance induites par le système de production français, mais sa dépendance au cinéma américain, et surtout au quasi-monopole de la plus grosse de ses firmes, le rend contradictoire. C’est cette contradiction qui a mené à une campagne hallucinante, et ô combien schizophrène, de la presse et de certains syndicats d’exploitants, qui pleuraient l’absence de longs-métrages en salles cet été, quand les seuls absents étaient les misérables blockbusters d’outre-Atlantique. Parmi eux, on pleurait donc, encore une fois, l’abominable Mulan – dont la nullité n’a d’égale que l’épouvantable cynisme, ayant été tourné près d’un camps de Ouïghours… – ou encore le pauvrissime Wonder Woman 1984 (Patty Jenkins, 2020) au lieu d’encourager les spectateurs à se tourner vers d’autres œuvres, bien moins cyniques et surtout plus généreuses. Car, s’il n’y avait pas de blockbusters en salles cet été – pas de Black Widow (Cate Shortland, 2021) ou de Fast & Furious 9 (Justin Lin, 2021) – il y avait bien des œuvres, belles et variées, à y découvrir. Du film de Judd Apatow (The King of Staten Island) à celui de Jonas Trueba (Eva en Août), en passant par ceux de Rodrigo Sorogoyen (Madre), Hong-Sang Soo (La Femme qui s’est enfuie) Leigh Whannel (Invisible Man) ou même Philippe Garrel (Le Sel des Larmes). Certes sûrement pas d’énormes machines américaines, et pas que des films qui ne font pas genre, mais largement de quoi satisfaire les désirs de cinéma variés, de spectateurs différents. Des désirs, réels, que des institutions médiatiques mais aussi, plus grave encore, culturelles ont préféré piétiner pour mieux valoriser, volontairement ou malgré elles, la déprimante expérience solitaire du spectateur scotché devant son petit écran, s’abonnant chaque jour à une nouvelle plateforme.

Les quatre filles de Birds of Prey dans une boîte de nuit, Harley Quinn au milieu d'elle s'apprête à faire tomber sa massue, sur le sol pour notre article sur le blockbuster 2020.

                                       © Warner Bros / DC Comics

Au fond, en masquant les sorties derrière une supposée absence de films des écrans, ces institutions ont joué, symboliquement et en mode mineur, le jeu des studios. Elles ont écrasé des îlots de résistance en indiquant aux spectateurs que le soi-disant « vrai » cinéma serait ailleurs cette année. Exactement comme les grands studios américains invisibilisent et écrasent les quelques films échappant aux dérives de leurs franchises à rallonge, les condamnant à des échecs ou à la confidentialité forcée des catalogues des plateformes. A ce sujet, je vous encourage à (re)lire, l’article Bilan 2020 de notre rédacteur en chef, consacré à la formidable année de Pixar (Pixar, lueur(s) dans la nuit). De ces condamnations à l’échec, nous avons pu voir quelques spécimens. Cet été par exemple, seuls Les Nouveaux Mutants (Josh Boone, 2020) représentaient la marque Disney dans les salles françaises. Le long-métrage dérivé de la saga des X-Men, et annoncé depuis des années, est assez emblématique dans son ratage. Vestige de projet, et inévitable échec, il laisse pourtant poindre quelques scènes presque secrètes qui font croire qu’il y a eu, un instant peut-être, une tentative derrière cet amoncellement de rushes sans queue ni tête. Un beau climax amoureux, quelques personnages un peu mieux croqués qu’à l’accoutumée, sont totalement écrasés par une structure en pilotage automatique – le dénouement est absolument irregardable – et on ne peut que constater l’écrasante pression des studios ne lui laissant rien de ses ambitions initiales ou presque rien. Il est incontestable qu’il y a là une tentative de mettre en place une fiction claire, simple, des personnages émouvants dans un univers inédit. Pourtant, comme s’il était passé dans l’effroyable mixeur de son studio – Disney, après le rachat de la Fox, a laissé végéter le film pendant deux ans avant de le renvoyer en salle de montage et de commander des reshoots pour le rendre plus « tous publics » – il n’est presque plus qu’une fade bouillie. Un autre long-métrage a tenté de creuser une voie alternative dans l’univers des franchises, avant que cette voie ne soit à son tour bouchée. C’est le cas de Birds of Prey et la fantabuleuse histoire de Harley Quinn (Cathy Yan, 2020) qui me paraît plus intéressant. Restons calme, évidemment, nous ne parlons pas là d’un chef-d’œuvre, ni même d’une réussite absolue. Il faut pourtant noter que dans sa modestie et sa pensée un peu transgressive, le film trouve vraiment un chemin singulier de nos jours. Sous l’impulsion énergique et la forte implication de Margot Robbie, avec son beau gang féminin rassemblé, pour une fois finement, sa ville hirsute et drôle, son écriture alerte et sa mise en scène décomplexée, Birds of Prey tire véritablement son épingle du jeu et réussit quasiment tout ce qui était épouvantablement raté dans Suicide Squad (David Ayer, 2016). A la place d’une mainmise absolue du studio imposant tous les rétropédalages possibles, on trouve ici une vision honnête, celle d’une actrice-productrice en quête d’un amusement simple, ludique, et d’une vision féministe mal-pensante assez jubilatoire. Comme par hasard, cela donne – on se contente de peu – tout simplement un vrai long-métrage, et pas un odieux goubli-boulga clipesque. De façon incompréhensible, il a subi un gros revers commercial, et a été encore moins bien reçu par la presse institutionnelle que Suicide Squad en son temps. Une telle bêtise dans l’accueil critique, mais aussi public, ne peut s’expliquer que par une misogynie latente, et par le prêt-à-penser qui avait déjà condamné Birds of Prey avant même qu’on ne puisse le voir. Cet échec s’explique surtout du fait que le studio a presque, là encore, invisibilisé le film, le mettant en avant quasiment comme un “bonus”, une aventure alternative à son projet de Multiverse… Au fond, pour le studio, peut-être que sa place était sur une plateforme justement, à côté de Zack Snyder’s Justice League (2021) et d’autres trips d’initiés…

John David Washington est assis avec un masque à oxygène sur le visage dans le film Tenet un des blockubusters 2020.

                                                 © Warner Bros

Évidemment, vous vous demandez quand nous allons parler de la vraie, seule et unique résistance. Celle qui était attendue comme le messie, venue sauver le cinéma d’un désastre en marche, et par là même élever un petit peu le niveau. Allez, enfin, parlons de Tenet de Christopher Nolan (2020). Sur le papier, il est incontestablement l’évènement que nous attendions, nous avons donc tout pour le défendre. En effet, voilà un objet qui ambitionne de développer un concept novateur, d’inventer une mise en scène défendant en elle-même la salle comme espace séminal et existentiel du septième Art (par l’IMAX, 70mm). Qui veut, enfin, bannir autant que possible les effets spéciaux numériques et revenir au dur, à la matière, à un spectaculaire plus direct. Toutes ces ambitions, aussi louables soient-elles, sont malheureusement largement masquées par une seule autre, écrasante, celle de faire un film d’Auteur avec un grand A. Tenet est en fait le prototype absolu de ce qu’on peut appeler le blockbuster d’auteur, pour ne pas dire le blockbuster qui se prend au sérieux. Cette posture qui, certes, prend parfois de trop haut le genre et se perd en digressions fumeuses est forcément plus enviable que celle des franchises à rallonge. Nous avions donc de quoi nous réjouir que ce soit à ce projet que revienne le titre de sauveur, du moins potentiel. Aujourd’hui, chacun le sait, ces espoirs économiques ont été largement déçus et la stratégie de la Warner se révélera être un cuisant échec. Alors qu’il se targuait d’être le dernier résistant, le studio prévoit dès aujourd’hui des sorties simultanément en salles et sur HBO MAX de ses prochains bébés – Matrix 4 (Lana Wachowski, 2021) et Dune (Denis Villeneuve, 2021) en tête. Cet échec n’est pas le plus passionnant, bien qu’il soit un indiscutable tournant. Ce que nous voulons plutôt retenir, c’est avant tout que ce nouvel opus de Christopher Nolan est lui-même, en tous points, un film de crise, une sorte de climax, plus au moins aberrant, concentrant toutes les failles, tous les excès du cinéaste et dévoilant plus que jamais ses limites d’auteur. Devant les travaux de science-fiction de Christopher Nolan, la seule émotion que l’on peut ressentir, le seul vrai plaisir que l’on peut prendre au premier degré sont ceux générés par la compréhension, qu’il s’agisse de la fin d’Inception (Christopher Nolan, 2010), où un ludique dernier plan sur une toupie révélait que tout ce magma narratif n’était qu’un moyen détourné pour raconter le parcours d’un deuil, ou dans les surprises temporelles de Interstellar (Christopher Nolan, 2014). Ce sont des émotions limitées, extraordinairement friables, car elles ne reposent au fond que sur des tours de passe-passe plus ou moins habiles qui supportent très mal un deuxième visionnage. Dans Tenet, Nolan veut visiblement aller plus loin. Ne plus se limiter à un numéro de prestidigitateur – pour citer son meilleur ouvrage à ce jour, Le Prestige (Christopher Nolan, 2006) – mais tenter une expérience vertigineuse, perdant son spectateur dans des méandres dont il aura bien du mal à retenir quelque chose. Le souci, c’est que cette radicalisation – louable en soi – ne sert que de révélateur des limites du cinéaste. Ici, Nolan apparaît tout nu. Sa misère formelle est patente – action faiblement découpée, musique assourdissante, dialogues sentencieux, montage épuisant de vitesse – et son chantage à l’intelligence est tellement fatigant que le spectateur ne peut que décrocher et réaliser finalement que ce maelström tonitruant ne repose en fait sur pas grand-chose… Un grand méchant russe – abominable et nanardeque Kenneth Brannagh – veut détruire le monde, parce que son désir le plus profond est de faire triompher le Mal. Un gentil sans nom voudra l’en empêcher. Rien que ça. Bien sûr, le concept offre son lot d’images inédites – bien que cette course de voiture fût bien plus belle dans Déjà-Vu de Tony Scott (2006) – et d’idées malines, mais tout cela est beaucoup trop phagocyté par des erreurs d’écriture impardonnables, comme ce catastrophique personnage incarné par Clémence Poésy, introduit uniquement pour expliquer les règles de l’univers et disparaître dans la foulée…

Une voiture se retourne en pleine route dans le film Tenet, un des blockbusters 2020.

                                                         © Warner Bros

Il y a pourtant quelque chose qui rend attachant ce pudding indigeste et finalement, lui aussi, minuscule. D’abord, il nous faut saluer le geste de Nolan qui, bien qu’il soit le wonderboy absolu des auteurs hollywoodiens, se lance dans une aventure aussi ambitieuse pour laquelle il aura perdu au passage un grand nombre de ses amoureux transis. Ensuite, parce que Tenet n’est pas seulement un symptôme de crise dans la filmographie de son auteur, c’est aussi probablement un point de non-retour dans l’histoire récente du blockbuster d’auteur. En d’autres termes, Tenet, pourrait être défini comme le blockbuster « intelligent » devenu fou. Christopher Nolan, et d’autres de ses compères encore plus pompeux que lui (Aronofsky, Villeneuve), incarnent donc un idéal de cinéma qui voudrait concurrencer les franchises, mais à bien y réfléchir, il nous semble évident que cet idéal est devenu aujourd’hui presque tout aussi problématique. Ces productions cherchent à « élever le niveau », certes, mais le font souvent avec une telle conscience de leur prétendue supériorité, avec un tel désir de « paraître intelligent », qu’ils finissent par souvent devenir d’abrutissants pensums prétentieux et oublient même parfois leur fonction première de véritables spectacles. Nolan pousse cette logique si loin dans son dernier opus qu’il devient presque un cas d’école, un objet assez aberrant, si mal ficelé qu’il finit par en devenir attachant. Il y a un décalage incroyable entre ses ambitions affichées et que ce que l’on voit véritablement à l’écran. En poussant tous les curseurs de son cinéma, et donc aussi ses propres défauts, le cinéaste semble remettre tous les compteurs à zéro dans sa filmographie, et il rehausse par-là l’intérêt qu’on portera à la suite de son parcours. Une scène est particulièrement emblématique de cette radicalisation stérile, autant que de cette mise à nue presque touchante. Au moment de se séparer, le protagoniste et son camarade d’action – incarné par un Robert Pattinson bien seul à s’en sortir honorablement dans ce capharnaüm – échangent un dernier dialogue, sur le papier assez émouvant, qui ré-interroge la vérité de leur relation et leur libre arbitre. La scène pourrait être bouleversante mais Nolan veut tellement la boucler en un temps record et perdre encore un peu plus son public, qu’il ne laisse même les larmes monter aux yeux de son acteur principal. Les larmes qui coulent sur les joues du pauvre et perdu John David Washington sont apparues entre deux plans de coupe, et notre émotion potentielle de spectateur s’est volatilisée au même endroit. On peut penser, en caricaturant un peu le trait, que Tenet est le Star Wars IX du blockbuster d’auteur contemporain, le terminus d’une certaine logique. S’il en porte tous les pires défauts, c’est qu’il en est le plus évident récapitulatif. Ce qui nous fait espérer, qu’il y aura un avant et, surtout, un après Tenet, et que ce relatif échec de Nolan en 2020 lui impose un renouveau, comme à tous ses compagnons de route. Dans cette année de crise, il est donc particulièrement intéressant d’avoir vu ce drôle d’objet dans de grandes salles pleines, parfois dans des conditions de projection optimales car ces dernières n’ont jamais paru aussi vaines tant elles étaient incapables, seules, de réactiver des émotions dont le long-métrage était dépourvu. Christopher Nolan et Denis Villeneuve se sont insurgés contre la décision de la Warner concernant ses futurs sorties. Pourtant, comme les films Marvel, leurs productions sont « au carrefour de leur histoire ». Plus que jamais pensés pour la salle, ils font finalement bien moins d’entrées dans le monde que des films qui se consomment sans problème sur un téléviseur. La réaction de ces deux supers-auteurs est saine, mais il faut maintenant que leurs futurs projets en soient à la hauteur : qu’ils visent toujours à célébrer la salle de cinéma, tout en oubliant pas de nous émouvoir, de nous émerveiller.

Trinity, dans Matrix, vient de traverser une fenêtre et tire dans l'air avec ses deux revolvers.

                                              © Warner Bros

Il est peut-être étonnant qu’à la fin d’une année de blockbuster, on retienne plus la modestie de Birds of Prey que la tonitruance d’un Tenet. Ou peut-être pas, car c’est vers cela qu’il faudrait tendre : des visions simples, à hauteur de femmes et d’hommes. En finir avec le gigantisme numérique et les super-héros qui ne parlent plus à personne, mais aussi avec le sectarisme, le chantage à l’intelligence, l’épuisant fantasme de l’épure. Toutes ces ambitions a priori ennemies nous mènent au même résultat : elles nous obligent à voir mourir la beauté, l’émerveillement, l’imaginaire. Plus que jamais, en 2020, les événements que nous avons vécus ont mis à l’amende les visions répétitives ou froides des studios américains. Leurs visées, qu’elles soient celles d’auteurs ou de franchises, n’ont jamais été aussi ringardes. Car cette année, l’horreur, la menace, n’étaient vraiment pas spectaculaires, ne se sont pas dévoilées à grands renforts d’explosions, ou de récits alambiqués. Fort heureusement, il semblerait que ce monde soit bel et bien achevé. Sur ses ruines, il reste tout à (re)construire. Souvenons-nous que c’est dans une pareille misère, à la fin des années 90, qu’un chef-d’œuvre est venu éclairer Hollywood de sa virtuosité et de son inventivité, Matrix (Lana & Lily Wachowski, 1999), où des inventions graphiques inouïes et sans une ride depuis concurrençaient un récit d’une lumineuse clarté. Le retour de Néo en 2021 est peut-être en soi déprimant – on préférerait que les sœurs Wachowski puissent nous revenir avec une œuvre inédite – mais si on est optimiste, il faut voir cette résurrection comme un heureux présage. Ces réalisatrices chères à notre cœur ne nous ont quasiment jamais déçus, et rappelons-nous, une fois encore, que le plus grand blockbuster, et film, des années 2010 était le quatrième opus d’une autre franchise datée (lire notre article Suprématie des Blockbusters post Fury Road), et ô combien datée. Il n’y a pas de hasard, ce sont toujours les grands cinéastes qui nous éclairent. Pas les prestidigitateurs.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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