Au cours des trente dernières années, Phil Tippett, le grand créateur d’effets spéciaux – la saga Star Wars, Jurassic Park, Robocop, Starship Troopers… – a travaillé dur sur le projet d’une vie, son long-métrage Mad God, un film d’animation expérimental en stop motion se déroulant dans un « monde fantôme de l’humanité« . L’artiste de génie fut récemment mis à l’honneur dans un documentaire de Gilles Penso et Alexandre Poncet. Ce dernier – que nous avions interviewé – dit du film du maître qu’il est une « expérience très difficile à décrire ». Xavier Colon de la programmation du PIFFF va jusqu’à parler de « SFX porn ». Préparez-vous à entrer dans un univers beau, sale et viscéral, habité par des monstres, des scientifiques fous et des cochons de guerre…
Oh my God !
Depuis sa découverte de King Kong (Merian C. Cooper, Ernest B. Schoedsack, 1933) lorsqu’il était enfant dans les années 50, Phil Tippett a voué toute sa vie une véritable passion aux monstres, dinosaures – revoyez l’incroyable Prehistoric beast (1985) – et aux créatures mythologiques. Le jeune Phil tourne ses premiers films en pellicules super 8, payées avec son argent de poche, avant de faire ses armes dans la publicité au cours des années 70. Dans sa grande carrière hollywoodienne, il assiste au début de grands noms tels que Georges Lucas ou Joe Dante avant de devenir à son tour « le plus grand », soit, un acteur majeur au sein de l’industrie du divertissement des années, les grandes heures du studio ILM. A jamais, il restera le concepteur de toute une galerie de créatures célébrées dans Howard le canard (Howard Huyck, 1986), Willow (Ron Howard, 1988), Chérie j’ai rétréci les gosses (Joe Johnston, 1990), l’insurpassable Robocop (Paul Verhoeven, 1987), Hellboy (Guillermo Del Toro, 2004), Men in Black 2 (Barry Sonnenfeld, 2002)… En 1984, le bonhomme fonde Tippett Studio qui va s’illustrer pendant plus de quarante ans avec, au hasard, Armageddon (Michael Bay, 1998), Le Fils du Mask (Lawrence Guterman, 2005), Matrix révolution (Lana et Lilly Wachowski, 2003), Blade 2 (Guillermo Del Toro, 2002) ou la franchise Twilight. Selon les dires, Jon Favreau et Guillermo Del Toro ne se seraient toujours pas remis de son Mad God. C’est donc la revanche ultime pour cette artisan hors-norme qui fit face à pas mal de déceptions tout au long de sa vie d’artisans des effets-spéciaux. On se souvient par exemple que Piranha (Joe Dante, 1978) devait être un immense hommage à Ray Harryhausen, en imaginant toute une armée de poissons mutants, mais, faible budget obligé, l’idée fut abandonnée et un seul reste visible à l’écran. Surtout, impossible d’oublier la transition contraignante au tout numérique qui failli mettre un point définitif à sa vie d’artiste au moment de la révolution Jurassic Park (Steven Spielberg, 1993). Heureusement, la stop motion est aujourd’hui devenue un mode d’expression à part entière, comme en témoignent les œuvres de Tim Burton, d’Henry Selick, de Nick Park, du studio Laïka ou même de Wes Anderson.
Commencé il y a une trentaine d’année, aux alentours de 1987 et 1988, entre Robocop et Robocop 2 (Irvin Kerschner, 1990), Mad God est un projet aussi mythique que maudit qui n’a cessé d’être une obsession pour son auteur. On l’a évoqué, Phil Tippett, chamboulé par l’expérience Jurassic Park et sa révolution numérique, mit son bébé de côté pendant un temps mais les disciples du technicien le pousseront sur le droit chemin. En effet, un nombre invraisemblable de gens ont participé à l’expérience Mad God, et au fil des idées, la stop motion et les miniatures vont prendre de l’ampleur. Le génie des équipes à l’œuvre favorise ce mélange de pleins de techniques, donnant ainsi vie aux rêves les plus fous : souvenez-vous de la mythique scène de cantina de Tatooine dans La Guerre des étoiles (Georges Lucas, 1977), Phil Tippett y laissait déjà libre cours à son imagination et développait une pléiade de monstres et de bestioles sordides, difformes et farfelues ; pensez également à L’Empire contre-attaque (Irvin Kerschner, 1980) et l’assaut de la planète Hoth par les AT-AT, d’immenses machines quadripodes défilant dans un désert enneigé ; Le Retour du Jedi (Richard Marquand, 1983), lui, nous régalait avec un Rancor grotesque et terrifiant. Il faut mixer tous ces souvenirs pour imaginer le rendu, boosté aux stéroïdes, que peut être Mad God ! On y croise des monstres difformes, des gobeurs d’asticots phosphorescents, des masques à gaz, des poupées qui se masturbent, des singes hurlants, des hommes merdes, des sacrifices d’enfants par des divinités et même une sodomie entre Trump et Poutine ! Mad God assène des visions bad trip digne des animations de Gérald Scarfe pour The Wall (Alan Parker, 1982) et renforcées par des décennies de maturation, d’obsessions envahissantes et de rêves tourmentés. Au cours de la présentation au PIFFF, des gens sont bien évidemment partis de la séance, car le cocktail peut être parfois difficile à digérer notamment ses jouissives et surréalistes séquences gores. Par ailleurs, Phil Tippet reconvoque les grandes heures du septième art : on aperçoit le cyclope et Shiva conçus par Ray Harryhausen – désormais élevés au rang d’entités – son monde dystopique est proche de Metropolis (Fritz Lang, 1927) et du futur inévitable de Terminator (James Cameron, 1984), et on retrouve un certain mysticisme philosophique à la 2001 : L’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968). L’artiste revisite même sa propre carrière puisqu’on peut y retrouver des piranhas mutants ou la queue de la créature de Coeur de dragon (Rob Cohen, 1996). Enfin, le pire de l’humanité est condensé dans une vision apocalyptique démente, dantesque et dérangée, de la tour de Babel aux buildings en ruine, du totalitarisme à la bombe atomique : appuyée par un sound design percutant, jamais la stop motion n’aura été aussi organique et viscérale… Tippett réussit alors son pari, imposer son œuvre comme, certainement, l’itération la plus folle et jusqu’au-boutiste que le cinéma de stop-motion ait donné à voir.