Son second long-métrage Hors du monde sort en salles ce 19 Janvier distribué par Next Film Distribution, et nous sommes fiers d’en être le partenaire-média. Il nous paraissait donc naturel, dans le cadre de ce partenariat (mais pas que) d’inviter Marc Fouchard à rejoindre notre dossier d’entretiens Etat des lieux des cinémas de genres français tant il nous a semblé que de son parcours atypique aux spécificités de son film – portrait intime d’un tueur en série compositeur de musique – il était nécessaire qu’on discute longuement.
The Music that Leo Built
Depuis quelques années nous menons un travail d’état des lieux des cinémas de genres français, et je dois dire que de tous les cinéastes avec qui l’on s’est entretenu jusqu’alors, ton profil est certainement le plus atypique, puisque tu es ce qu’on appelle communément un autodidacte avec un parcours en plus assez étonnant. Peux-tu nous expliquer un petit peu le cheminement qui t’a amené aujourd’hui à réaliser des films ?
C’est vrai que j’ai un parcours assez atypique. Ce qui m’a construit à la base c’est ma passion pour le dessin, et ce dès gamin. Et puis plus tard, au début de l’adolescence, j’ai été un vrai fan de jeux de rôles. J’ai tout de suite été pris de passion pour cet univers mais ce qui me plaisait encore davantage c’était non pas d’être joueur mais d’être le maître du jeu, celui qui raconte l’histoire. Parallèlement à ça, vivant en banlieue j’ai beaucoup passé de temps dans la sphère hip hop, notamment dans le monde du break et du graff. J’ai donc un peu navigué entre deux mondes à l’adolescence, d’une part celui de la scène hip hop qui était en pleine effervescence au début des années 80, et de l’autre celui des geeks, amateurs d’héroïc-fantasy et de science-fiction. Deux mondes, par ailleurs, qui avaient du mal à se parler. Je naviguais un peu entre deux eaux, j’avais deux bandes de copains que je ne pouvais pas faire se rencontrer ! (rires). Tout cela, ce mélange d’univers, a été hyper structurant pour la suite. Je me suis ensuite retrouvé dans l’audiovisuel par un concours de circonstance. J’ai raté mon inscription en école d’arts appliqués, et me suis retrouvé en école de pompiers. Je me suis rendu compte que ce n’était pas pour moi et j’ai donc arrêté brutalement mes études en cours d’année, sans le dire à mes parents, avec l’idée de revenir à mes premiers amours qu’étaient au sens large, l’univers créatif. C’est comme ça que je suis arrivé dans un IUT consacré à ce qu’on appelait encore à l’époque les « multimédias ». On avait des cours de graphisme, de communication et d’audiovisuel. J’ai ainsi pu commencer à explorer le matériel et ses possibilités : les caméras, la lumière, le montage… C’était génial.
A partir de quel moment as-tu compris que ça allait devenir ton métier, professionnellement parlant ?
De fil en aiguille. En sortant de mon IUT j’ai commencé à travailler dans le webdesign, je faisais de l’animation flash, j’ai appris After Effect et d’autres logiciels d’effets spéciaux, ce qui m’a permis de me spécialiser dans la réalisation de film qu’on dit de motion design. C’est cette expertise acquise sur les logiciels qui m’a permis de commencer à réaliser ensuite mes premiers films personnels, complètement en animation. Je travaillais principalement pour la publicité et progressivement on a commencé à me faire des commandes de films un peu hybrides, qui n’étaient pas uniquement en animation et sur lesquels j’ai été amené à expérimenter la prise de vue réelle. Cela m’a tout de suite plu, j’avais l’habitude de travailler en solitaire sur mon ordinateur, et j’ai apprécié me retrouver sur un plateau, avec des techniciens et des acteurs. Ça m’a convaincu qu’il fallait que j’aille plus loin là dedans, d’autant plus que j’avais toujours eu dans un coin de ma tête, ce désir de raconter des histoires de fiction, de les faire incarner par d’autres. Et ça, pour le coup, c’est clairement lié à ma passion pour les jeux de rôles.
Tu as ensuite pris la voie plus traditionnelle du court-métrage, avec beaucoup de succès.
Oui mais ça a pris quand même du temps de passer ce cap vraiment sérieusement. Je me l’interdisais. J’avais la sensation que pour entrer dans ce milieu-là, si tu ne venais pas déjà du sérail, c’était très compliqué. J’étais aussi un peu tétanisé par l’enjeu, j’avais peur de faire des films que je ne trouverais pas assez bien. Venant du motion design où nos vidéos étaient parfois extrêmement léchées et ayant un certain tropisme quant à l’image, j’avais vraiment peur de ne pas arriver à un rendu suffisamment qualitatif, suffisamment beau, à la hauteur de mes espérances et surtout de mon exigence. C’est ce qui a un peu retardé ce passage au court-métrage. C’est finalement en faisant un petit film entre copains, un peu pour déconner, que j’ai compris vraiment que j’étais fait pour ça. J’ai enchaîné ensuite plein de petits courts-métrages en amateur, qui ont été très peu diffusés. C’est un peu plus tard que j’ai eu l’occasion de vraiment faire produire mon premier court-métrage professionnel, qui s’appelle Personne(s) et qui a pour le coup un petit peu voyagé en festivals. Puis on a rempilé, toujours avec le même producteur, Matthieu Devillers, sur un second court-métrage qui s’appelle Les Frémissements du Thé (VOIR) et là… Ça m’a un peu échappé (rires). Une trentaine de prix, quatre-vingt sélections partout dans le monde, le film est short-listé pour les Oscars, je me retrouve à Tribeca en train de faire des photos avec Robert de Niro… C’était totalement lunaire ! Je ne comprenais plus rien à ce qui m’arrivait.
C’est du succès de ce court-métrage qu’est né le projet de ton premier long-métrage Break (2018) ?
Oui et non, en fait ça s’est fait un peu en parallèle. Les Frémissements du Thé n’était pas encore sorti que j’étais déjà en contact avec Yves Chanvillard, producteur chez Nynamor, à qui j’avais présenté plusieurs projets de longs-métrages que j’avais déjà en gestation depuis un moment. Parmi ceux-là il y avait l’idée d’un film de danse, plus précisément autour du breakdance et de la culture hip hop. Il a tout de suite été intéressé par ce scénario, plus que par les autres, car il sentait qu’il y avait quelque chose de plus porteur commercialement parlant, tandis que tout ce que j’écrivais par ailleurs était peut-être moins accessible, parce que plus noir, plus risqué pour un premier film aussi. Très vite SND – filiale cinéma du groupe M6, ndlr – s’est retrouvé accroché au projet. Leur arrivée a impliqué pas mal de ré-écriture parce qu’il fallait trouver un terrain d’entente, qu’on puisse défendre l’un et l’autre le projet sans trop se trahir.
Sur quels éléments ces ré-écritures se sont portées ?
Je savais que nous étions dans un espace économique de production qui prenait en compte la dimension commerciale. Eux trouvaient mes premières versions un peu trop sombres. J’envisageai une sorte de pendant français à 8 Mile (Curtis Hanson, 2002) mais dans le milieu du breakdance français. Il y avait donc un ancrage social très fort, sans concessions : je parlai de trafic de drogue, de dopage… Ils étaient embêtés car ils étaient très intéressés à l’idée de faire un film avec moi – et qui plus est un film de danse – mais ils avaient des références de « films de danse » américains, plus commerciaux, plus positifs. J’ai donc ré-écrit en essayant d’amener mon récit vers quelque chose de plus proche de ces films pour coller à la commande, c’est comme ça que j’ai été amené à réfléchir à l’implantation de cette histoire d’amour.
Si ton premier film a été réalisé dans ce cadre là, ton deuxième projet pour lequel nous t’avons invité aujourd’hui, Hors du monde, est quant à lui une production beaucoup moins coûteuse, qui s’oriente aussi vers une sortie beaucoup plus confidentielle parce que presque conçue dans et pour un autre réseau. Est-ce que le sujet du film et son âpreté graphique l’ont rendu plus compliqué à financer ?
Je pense qu’aujourd’hui comme hier, faire des films aussi noirs que Hors du Monde, des films qu’on pourrait qualifier « de genres » aussi, c’est toujours beaucoup plus compliqué. On sait d’emblée qu’on s’embarque dans une histoire qui ne sera pas considérée comme « grand public » et dont le potentiel commercial sera fatalement amoindri. Et je pense que c’est encore plus compliqué quand tu essaie de faire un film de genres, qui, de part ses parties prix de mise en scène, n’est pas un « film de genres commercial » comme il peut en exister par ailleurs. Après, en seulement trois ans, j’ai vu à quel point ces lignes là avaient bougé. L’irruption des plateformes a totalement rebattu les cartes, ce qui n’était pas commercial hier l’est devenu aujourd’hui. Ceci dit, il est clair qu’aujourd’hui encore, faire un film comme Hors du Monde en France demeure très compliqué si on envisage de prendre l’une des deux voies classiques, à savoir : soit, la voie des productions de studio, avec force de frappe et considération commerciale comme ce fut le cas sur mon premier long-métrage, ou alors, l’autre voie, d’un cinéma subventionné et soutenu par le CNC etc… Dans les deux cas de figure, on avait la sensation de ne pas rentrer dans les cases.
Face à cet état de fait, comment un tel film a-t-il pu se monter ?
En empruntant la troisième voie possible qu’est celle de l’auto-production. Hors du Monde a été fait avec 400.000 euros, dont la plus grosse partie est un apport en fond propre du producteur. On a obtenu le soutien de notre distributeur Next Film Distribution qu’après la réalisation du film, c’était donc un total saut dans le vide.
Mais puisque ce genre de proposition radicale ne peut pas prétendre à être produit dans un circuit privé avec une force de frappe commerciale (TF1, SND, UGC, Gaumont…) on pourrait donc se dire assez naïvement que c’est la mission du CNC que de prendre le relais, d’aider ces films « différents » à se faire.
C’est sûr, mais parfois aussi on n’a pas le temps pour ça. Je veux dire, le désir de faire un film est parfois une question d’urgence. Je n’ai jamais envisagé de déposer Hors du Monde à l’aide du CNC parce que je pensais qu’il aurait de toute façon peu de chance d’être soutenu et que cela allait surtout me prendre beaucoup d’énergie et de temps. Accepter de rentrer dans ce cadre-là, c’est accepter qu’entre la genèse d’une idée et sa réalisation, il se passe des mois voire des années, avec des ré-écritures et des ré-écritures pour répondre aux exigences des commissions. J’ai déposé beaucoup de projets à diverses commissions, je n’ai quasiment jamais obtenu de retours positifs, même sur des scénarios sur lesquels j’avais l’impression de cocher toutes les cases de ce qu’on imagine être « CNC compatible ». Comme pour mon court-métrage Les Frémissements du Thé, ils n’ont pas voulu de nous, il n’a pas été aidé et on s’est démerdés tout seul, notamment par le biais du financement participatif. Le succès qu’a connu ensuite le film nous a donné raison. Tu sais… Le message que je reçois tout le temps, et ce, depuis l’enfance, c’est un peu « démerde-toi tout seul ! ». J’en ai pris acte très tôt et au final je me démerde tout seul. C’est un peu devenu mon mantra (rires).
Ce que je comprends dans ce que tu dis là, c’est que la temporalité imposée par le CNC et ses multiples dépôts est en réalité assez incompatible avec la nécessité pulsionnelle de tourner, de raconter des histoires.
C’est ça ! Je n’ai plus le temps ! (rires) Déposer à ces commissions c’est accepter tout un tas de codes, les éléments demandés sont assez formatés, il faut donc s’y plier, avec le risque de perdre au passage de son authenticité. Pour au final attendre la réponse d’une première commission pendant des mois… Qui va te donner accès, si tu es accepté, à une seconde commission qui aura lieu encore trois mois plus tard… Pour au final avoir de très grandes chances de ne pas obtenir l’argent. Avec l’expérience, j’ai compris que les « non » font partie intégrante du métier et qu’il faut vivre avec – ou plutôt sans. Il faut accepter d’encaisser les 99% de fins de non-recevoir et compter sur le 1% restant. Je prends souvent l’exemple de J.K Rowling qui raconte que son manuscrit d’Harry Potter a été refusé par des centaines de maisons d’édition avant qu’un éditeur aventureux s’y intéresse et accepte de le publier… Finalement, je pense que ceux qui parviennent à réaliser des films sont moins ceux qui ont le plus de talent que ceux qui sont les plus hargneux – sinon il n’y aurait que des chefs-d’oeuvre ! (rires) –. Ceux qui se relèvent quand ils se prennent un refus, qui remontent en selle et qui gardent malgré tout le désir de faire ce métier parce que c’est ça qu’ils ont en eux, ceux-là feront des films ! Pour Hors du Monde, typiquement, j’avais besoin de tourner vite. Ça faisait deux ans que je n’avais pas été sur un plateau et j’étais en manque. C’est ma passion de mettre en scène ! J’en ai besoin. Donc avec ou sans argent, c’était une nécessité pour moi de le faire.
Ton acteur principal Kevin Mischel – qui jouait déjà le rôle principal de Break – est aussi danseur. Il incarne cette fois un rôle autrement physique. On a souvent entendu dans les entretiens que l’on a pu faire des cinéastes de genres se plaindre que les comédiens français manquaient d’engagement corporel. C’est ce qui te motive à aller chercher ce type de profil ?
Je sais en tout cas que, venant moi-même de la danse, le langage du corps dans l’espace fait partie intégrante de mon vocabulaire de cinéaste. Donc naturellement je cherche chez mes comédiens cette capacité à donner corps à un personnage et plus encore à habiter l’espace du cadre. Kevin est très précis dans son jeu de corps, on s’en est rendu encore plus compte au montage, parce que d’une prise à l’autre il est quasiment toujours raccord ! C’est impressionnant. Ça lui vient de la danse, il pense ses déplacements intuitivement comme des chorégraphies. Ça ne l’empêche pas d’apporter des nuances en termes de jeu, mais son corps, lui, rattrape toujours l’intention chorégraphique de la scène, même quand il y met des variations rythmiques, c’est bluffant. Et même dans la préparation des rôles, notamment ici pour Hors du Monde, c’est quelqu’un qui n’a pas peur de mettre en jeu sa corporalité. Il a perdu dix kilos, s’est mis à fumer comme un pompier, s’imposait de ne dormir que trois heures par nuit durant le tournage pour conserver l’état de fatigue psychologique de Léo… Son implication a été totale, il a pris en charge énormément de la « fabrication » de son personnage en se préparant ainsi physiquement, en travaillant une démarche, etc… C’est la même chose pour Aurélia Poirier qui joue Amélie, qui a la particularité d’être danseuse dans le film – encore – mais aussi sourde. Elle s’est énormément entraînée et renseigné pour acquérir la perception des vibrations sonores que sentent les personnes malentendantes – elle ne l’est pas elle-même – pour s’en nourrir dans son expression corporelle, sa manière de danser et de jouer. J’aime les acteurs physiques et ils le sont tous les deux.
Est-ce que cet aspect chorégraphique est aussi répercuté sur ton travail à la mise en scène ? Je pense notamment aux nombreuses séquences de violence dans Hors du Monde : est ce qu’elles sont aussi chorégraphiées que les séquences de danse de Break ?
Elles le sont toujours un peu pour des raisons évidentes de sécurité puisqu’on est quasiment dans de la cascade… Il y a usage d’armes blanches par les comédiens, donc on doit quand même s’assurer un minimum que chacun sait à peu près ce qu’il va faire et comment. Mais néanmoins je laisse aussi beaucoup de place à l’improvisation corporelle des comédiens quand c’est possible. Qu’il s’agisse de scène de danse, de violence ou autre, je m’adapte. Dans Break par exemple, les scènes de battle sont extrêmement découpées bien que totalement improvisées. Je ne voulais pas que l’on sente la fabrication, je souhaitais que les danseurs se répondent les uns les autres de façon authentique, spontanée, comme c’est le cas dans la réalité. Donc je suis capable de laisser de l’espace aux corps, une liberté, la possibilité d’occuper le décor sans contraintes et d’adapter ma mise en scène instinctivement à ce qui se passe. Après, plus généralement, comme je suis quelqu’un qui prépare énormément – je découpe, je storyboarde, je fais des repérages photographiques avec des doublures, je répète avec les comédiens – je sais toujours un peu où je vais quand même, mais au cœur de tout cela, notamment durant les répétitions, je laisse la place aux comédiens pour qu’ils me proposent des choses.
J’imagine que le fait de beaucoup préparer en amont viens de ton passé dans le motion design où il est nécessaire de passer par des phases de pré-visionnements ?
Oui tout à fait, c’est une déformation professionnelle. Dans le motion design et plus généralement dans la publicité, tu dois presque proposer au client de voir le rendu avant même d’avoir commencé ! (rires) Donc tu cadres tout en amont, notamment via des dossiers de recherches esthétiques, des storyboards léchés etc… Mais justement, avec l’expérience j’ai tendance à vouloir me libérer de ça et à essayer d’accueillir ce qui est de l’ordre de l’imprévu et de m’en servir. Et puis je dois dire aussi que j’ai toujours considéré qu’en termes de technicité pure, le travail que j’effectuais en motion design et en publicité était dix fois plus complexe que ce que je fais en tournage aujourd’hui. Ça me demandait une maîtrise technique beaucoup plus poussée. Donc mon assise et ma rigueur technique me permet aussi d’être plus à l’aise sur les plateaux et de m’orienter davantage sur la direction des comédiens.
Aujourd’hui, l’apport des effets spéciaux numériques est partout, y compris dans des zones de l’image où les retouches sont si minimes et anecdotiques qu’elles sont insoupçonnées par le spectateur. Dans le cadre d’un film comme Hors du Monde qui est fait dans une économie assez restreinte, est-ce qu’avoir une expertise de ce qui peut se faire à moindre coût « en post-prod » est un atout pour le rendre plus facilement faisable ?
Oui certainement. Après j’ai tendance à me méfier de cette phrase « on verra ça en post-production » car j’ai tellement vécu – en étant en queue de production jadis – les cas de figures où l’on se retrouve à devoir colmater tous les manquements du plateau… Après, du fait de cette expérience, sur mon plateau je sais reconnaître ce qui coûtera moins de temps et d’argent à faire en post-production qu’en direct. Par exemple sur Break je me souviens que parfois l’équipe image se prenait la tête pendant des heures sur des questions de mouvements instables etc… Et je coupais court en leur disant que l’on allait pouvoir le stabiliser en post-production. En fait, je sais dire ce qui est possible et ne l’est pas, et surtout j’ai connaissance de ce que ça coûte. Par exemple, sur Hors du Monde je savais que la voiture à la fin, ce serait plus simple et moins coûteux de la faire en 3D. Après, sur ce type d’économie, je prends aussi vachement en charge les petits effets, je rentre le soir du montage et je fais de l’After Effect… Donc pour revenir à ta question initiale, je dirais que oui, ça rend le film économiquement plus faisable, mais en plus de ça, ça ajoute une production value à l’ensemble. Cette maîtrise des outils techniques et des effets spéciaux me permet de donner plus de gueule au film.
Ça évoque tout un pan du cinéma de genres des années 80 et 90, où des techniciens brillants venus des effets spéciaux et de la direction artistique – James Cameron, Joe Johnston, David Fincher, Peter Jackson, Ridley Scott – ont mis leur savoir-faire technique au service des longs-métrages qu’ils réaliseront plus tard.
Jamais je ne pourrais me comparer à de tels monstres du cinéma ! Mais oui ces cinéastes étaient et sont avant tout de brillants techniciens. Ils savent comment truquer l’image, ils en maîtrisent toutes les possibilités. Ils n’ont pas peur de l’expérimentation technique, de chercher des solutions, d’en inventer même… Durant toute ma carrière dans ce métier-là, j’étais en constant apprentissage, je devais apprendre à me servir de chaque nouveau logiciel révolutionnaire qui débarquait sur le marché, chaque nouveau plug-in, avec comme idée de toujours tendre à un rendu visuel de plus en plus parfait. Ça développe des aptitudes c’est certain, d’envisager un problème non pas comme une impasse, mais comme une solution à trouver. Ces difficultés n’effraient pas ce genre de techniciens, ça fait partie de leur vie, c’est ce qui les stimule au quotidien et les amène aussi parfois à expérimenter, à oser tenter des choses. J’entends par exemple certains et certaines dire qu’il ne faudrait pas zoomer dans les images, comme si c’était impur, comme si on allait la saboter. Moi je sais que c’est non seulement possible, mais en plus, largement plus que ce que l’on se permet. Aujourd’hui il existe des plug-ins pour rajouter de la netteté à une image, retirer du bruit, c’est fou ce que l’on peut faire avec les nouveaux outils.
Ce dont tu parles évoque la genèse du cinéma de genres et la technicité des premiers films de Méliès, qui était à la fois un génial expérimentateur et en même temps dans une maîtrise totale du matériau pellicule.
L’un ne va pas sans l’autre à mon avis. Pour avoir cette liberté d’expérimenter il faut toujours maîtriser ses outils. Je fais partie de ceux qui pensent qu’on ne peut pas être pleinement cinéaste si on ne maîtrise pas un minimum, voire pleinement, les outils techniques et leurs langages. L’histoire du cinéma nous le prouve, les plus grands maîtrisent la technique. Je pense à Francis Ford Coppola qui était capable de réparer un banc de montage pellicule par lui-même sans faire appel à un technicien. Et puis maîtriser la technique c’est s’éviter beaucoup d’inconnu, donc beaucoup de craintes aussi. Ça donne la possibilité de ne pas être totalement effrayé à l’idée de faire un film entre 100.000 et 400.000 euros comme Hors du monde…
Ça revient à notre discussion initiale autour du CNC et du financement en règle générale. Aujourd’hui, en France, on a l’impression que le vocabulaire employé dans ces commissions n’a plus grand chose à voir avec celui du cinéma. On ne parle plus de technique, on ne parle plus d’image, d’esthétique, de son, on déplace tout du côté de l’explication de texte, au sens littéraire. Il faut être en capacité de justifier chaque mot présent dans le scénario, mais ce qui ne peut pas être dit – d’ailleurs parce que la règle tacite impose aussi de ne pas mentionner d’éléments techniques dans le corps du texte du scénario – et qui est de l’ordre de la mise en scène se trouve inexprimé et donc jamais jugé.
Comme si on ne parlait pas le même langage… C’est vrai. C’est douloureux pour moi parce qu’on m’ampute d’une grande partie de ce qui me constitue en tant que réalisateur. On me retire du vocabulaire, on m’empêche de m’exprimer avec mon propre langage et donc forcément on me comprend moins… Le scénario pour moi reste l’outil de travail le plus important. La base du film. Mais ça reste un « outil technique » comme le reste. Je ne fais pas de la littérature, je fais du cinéma. On ne va pas imprimer mon scénario pour en faire un roman, je dois en faire un film : avec des images, du son et de la musique !
D’ailleurs, Léo, le personnage de Hors du monde, est assez mutique, il s’exprime différemment, notamment en composant de la musique.
Oui et en tuant ! Chez lui, les deux sont liés : composer et tuer. Donc pour comprendre sa psychologie il faut avoir accès au son, à la musique, ce que tu ne peux pas faire pleinement comprendre dans un scénario. Car c’est un peu cette nécessité-là qui pousse les scénarios à se déplacer du côté de la littérature. Les gens qui lisent veulent tout comprendre et notamment avoir un accès immédiat et total à la psychologie des personnages. Mais dans le cas d’un film comme Hors du Monde, c’est la mise en scène et les outils visuels et sonores qui donnent accès à l’intériorité du personnage, qui permettent un peu de décrypter comment il fonctionne, qu’est-ce qui le pousse à agir ainsi. Si je l’avais déposé au CNC j’aurais certainement dû ajouter tout un tas de dialogues explicatifs, mais ce n’est plus mon film.
Le premier tiers du long-métrage est comme tu l’as dit quasiment muet, bien que très sonore, on est comme collé au personnage, muré avec lui dans son silence à tel point que cette âpreté-là rappelle quelques films qui ont tenté avant toi de coller au plus près de l’expérience de la pulsion meurtrière comme ce film autrichien, Schizophrenia (Gerard Kargl, 1983) ou encore le Maniac de William Lustig (1980). Toutefois Hors du monde se décale progressivement de cette radicalité formelle à mesure que le personnage va s’ouvrir et finir par parler… Au contact d’une sourde, ce qui est une idée extrêmement belle.
C’est un peu ce qui a motivé le désir du film. J’écris souvent à partir d’un flash, une idée, une envie de filmer quelque chose de très spécifique. Ici, cette idée c’était « un compositeur de musique qui rencontre une danseuse sourde et qui partagent une danse sur un parking ». C’est vraiment de ce désir-là que je suis parti. Après, je greffe à cette première idée, à ce premier désir, d’autres envies, d’autres pulsions. S’est ainsi imposée à moi l’envie de mêler la violence et la poésie, la danse et le sang. Après, forcément, on essaie de théoriser un petit peu, de trouver des ancrages en termes de sens. Mon idée était qu’ils étaient tous les deux hors du monde d’où le titre : elle parce qu’elle est sourde, et lui, parce qu’il est asocial à tel point qu’il en vient à tuer froidement. Ce qui les unit, les raccorde au monde et l’un à l’autre, comme un cordon ombilical, c’est la musique. Donc je savais qu’avec de tels personnages, forcément, j’allais être dans l’économie de mots. Et quand les mots finissent par sortir, c’est toujours parce que la configuration de la scène le nécessite. En effet c’est par la rencontre avec cette femme sourde qu’il va finir par sortir de son silence, elle brise en lui quelque chose, elle « l’ouvre » d’une certaine façon, parce qu’ils se reconnaissent l’un dans l’autre. Au début, elle n’est pour lui qu’une victime potentielle de plus mais sa singularité et l’attention qu’elle lui porte, à lui et à sa musique, le chamboule et le ramène à son humanité.
Justement pour parler de cet autre aspect non négligeable de la personnalité du personnage principal, qui est un tueur en série, tu réussis parfaitement à nous faire ressentir les mécanismes et stimulis qui enclenche chez lui la pulsion meurtrière, qu’ils soient visuels ou sonores. Est-ce que tu es passé par une forme de documentation – aujourd’hui avec la déferlante de True Crime Documentary sur les plateformes, ce n’est pas ce qui manque – pour parvenir à cette mise en image de ces bascules psychologiques ?
Je suis passé un peu à côté de la vague de True Crime Documentary récents dont tu parles, mais néanmoins, je me suis documenté beaucoup sur ces questions il y a quelques années déjà, dans le cadre d’un autre projet qui n’a pas pu se faire. Je n’y suis pas revenu. J’avais la sensation d’une part d’avoir déjà pas mal emmagasiné d’informations sur ce sujet-là et puis aussi un réel besoin de revenir à la fable et de ne pas être dans une approche trop réaliste et descriptive de ce que c’est qu’un tueur en série. Mais j’aime revendiquer que le film est aussi un conte. C’est une sorte de comédie musicale macabre, invoquant La Belle et la Bête et ce grand sujet de l’amour impossible entre deux êtres a priori incompatibles. Après, chargé quand même des recherches que j’avais effectué il y a quelques années, notamment autour du profil de Ted Bundy sur qui j’ai à peu près tout vu et lu, j’avais quelques clés pour essayer de représenter ces moments de bascule dont tu parles parce que c’est des choses que les tueurs en série arrivent à exprimer assez bien.
La musique a un rôle prépondérant dans le récit car elle semble être à la fois diégétique et extradiégétique. Le personnage est lui-même musicien et compose presque en direct la musique du film.
Une partie a été composée avant le film par notre compositeur Pascal Boudet parce que Kevin devait jouer certains morceaux en direct et pour le reste on a essayé de trouver des morceaux qui collaient avec les ressentis du personnage, qui nous permettait d’avoir accès à ses émotions intérieures. C’est vrai qu’on s’est amusé avec cette frontière diégétique/extra-diégétique car j’aimais bien aussi que ce film qui proposait de rentrer dans la tête d’un tueur, nous donne la sensation que sa bande originale ait été composé par le tueur lui-même. La musique que compose le personnage est en plus de cela, directement liée au processus de ces pulsions meurtrières, elle fait partie intégrante de son modus operandi. Bien qu’en soit, elle fasse aussi contre-point, puisque je n’ai pas choisi une musique hardcore hyper agressive mais au contraire une musique au piano extrêmement lyrique. Pour moi cela avait aussi pour vocation d’illustrer qu’il pouvait y avoir encore une part d’humanité et d’émotion chez un être capable de monstruosité comme lui.
Cela rebondit et communique d’ailleurs avec le film de Lars Von Trier, The House that Jack Built (2018) qui dit aussi que l’acte de tuer, pour un serial killer, est une forme de création. Que l’enchevêtrement, littéralement, des assassinats, a parfois un lien avec la construction d’une œuvre artistique. Chez Lars Von Trier, le héros finit par faire de ses victimes une sorte de sculpture entre l’art architectural et l’art contemporain. Chez toi, cela s’incarne dans l’acte de composition musicale.
C’est marrant parce que cette référence s’est imposée très tôt à moi dans l’écriture du film. Mon monteur, Coban Beutelstetter, a pour habitude de lire mes versions de travail et m’avait dit de jeter un œil au Lars Von Trier en pensant que ça allait me nourrir, et effectivement, ça m’a énormément impacté. Et puis, c’est bête mais quand on aborde un tel sujet, on a toujours un peu d’appréhension, une peur du jugement des autres : « Qu’est-ce que tu as dans la tête pour aller sonder l’esprit d’un tel personnage ! ». Beaucoup de mes proches, des amis, ont été très étonnés que moi, qui est extrêmement sociable et empathique, soit si attiré par cette obscurité-là. Mais qu’un cinéaste comme Lars Von Trier s’intéresse aussi à ce type de sujet et de personnage m’a en quelque sorte rassuré, même si lui à la réputation d’être néanmoins un peu taré je crois ? (rires).
Mais c’est vrai ce qui peut rendre étonnante cette exploration venant de toi, c’est que ton court-métrage Les Frémissements du thé (2014) était une sorte de manifeste contre le recours systématique à la violence. Si elle était toujours là, prégnante, prête à imploser, tu faisais de ton récit une sorte de plaidoyer pour le dialogue et le non-passage à l’acte.
C’est vrai que ça peut paraître déroutant vu comme ça mais pour moi il y a des ponts entre mes différents films, ils communiquent les uns avec les autres thématiquement parlant. Par exemple entre Les Frémissements du thé et Hors du Monde, j’essaie d’explorer la notion du « monstre » tout en essayant de la déconstruire, de creuser là-dedans pour trouver l’humanité qui m’intéresse, qui me touche, qui me questionne. Break et Hors du Monde ont beau être très différents, il me semble qu’ils communiquent aussi énormément l’un avec l’autre, ils sont un peu comme le Ying et le Yang, la face claire et la face obscure d’une même pièce, avec des ingrédients similaires : deux films musicaux qui se développent autour d’une romance. Et puis dans la danse hip hop il y a aussi de la violence, même si elle est détournée. On parle d’affrontement, de battle, la culture hip hop s’est même construite autour de cette idée qu’on allait se battre, se confronter, avec l’art comme arme. Dans le milieu, on dit même que quand on danse, on se « tape contre le sol ». Les fondations de la culture hip-hop viennent de là de toute façon. De la violence. De la guerre des gangs. Mais au lieu de se confronter avec les armes, on se confronte avec les arts. Les rivalités se sont exprimées autrement, par ces spectacles de combats dansés mais aussi sur les murs quand des gars recouvraient les graffs d’une autre équipe.
Et il y a un autre dénominateur commun à tes films qu’est la question des histoires de famille, de filiation.
Totalement, ça vient de mon histoire personnelle. J’ai un autre projet d’ailleurs en écriture, qui s’appelle Géronimo et qui a donc pour titre le surnom que l’on donnait à mon père dans sa jeunesse alors qu’il était une figure de Pigalle. On lui a donné ce surnom car, un jour, dans une rixe, il a frappé un type à coup de hachette. La violence dans mes films elle vient de là aussi. Toutes ces thématiques sont corrélées pour moi. Je travaille beaucoup autour de l’idée qu’on vit avec le poids de ses racines, avec la réputation de sa famille, de son nom.
Dans une table ronde sur les cinémas de genres, alors qu’il était attaqué sur la supposée misogynie de son cinéma, Pascal Laugier a déclaré, un peu par provocation, que « filmer des femmes qui meurent sur grand écran, est un plaisir de fin gourmet ». D’une certaine façon, il a certainement défini en ces mots tout un pan de ce cinéma qui s’est intéressé à la figure du serial killer. Bien souvent, ce qui intéressait davantage les cinéastes s’était de filmer l’instant de la mort – c’est d’ailleurs la lecture qu’on peut faire d’un film comme Martyrs – plutôt que de s’intéresser aux motivations de celui qui donne la mort.
C’est vrai que je ne suis pas du tout là-dedans. Si c’était ça qui m’intéressait j’aurais pris le point de vue classique des films de serial killer tels que les slashers. C’est à dire centrer l’intrigue du côté des victimes, iconiser le tueur comme une sorte de monstre impersonnel qui frappe au hasard et de façon spectaculaire, et par là même, m’appesantir sur son ingéniosité meurtrière et la souffrance qu’il inflige à ses victimes. Mais avec Hors du Monde je ne suis absolument pas là-dedans, c’est même tout l’inverse. J’épouse totalement le point de vue du tueur, je vous propose en tant que spectateur une forme d’immersion émotionnelle à ses côtés, comme si vous étiez assis pendant une heure et demie à côté de lui, sur le siège passager de sa voiture. Avec comme promesse, au final, d’essayer de donner accès à autre chose que ses crimes. Mon tueur, s’il est une énigme – je crois que les tueurs le restent toujours, même quand on creuse et qu’on essaye de les comprendre un peu – n’est pas traité simplement comme tel. J’essaie de percer sa carapace en lui collant au plus près, dans sa vie quotidienne, jusqu’à le filmer se brosser les dents… Finalement, le passage à l’acte en lui-même ne m’intéresse pas plus que ça, c’est plutôt tout ce qui précède – les stimulus dont tu parlais, ce qui déclenche ses pulsions meurtrières – et ce qui suit, comment il vit entre ces meurtres. Je n’ai vraiment aucun plaisir à filmer la mort elle-même. C’est vraiment pas mon sujet. Ce qui m’intéresse c’est plus la compréhension du cheminement intellectuel du tueur, ce qui se passe en lui pour qu’il agisse aussi froidement, c’est la quotidienneté et l’humanité au cœur du monstre qui me fascine.
On en revient aux true crime documentaries qui tendent à la même conclusion que les tueurs en série sont des sujets d’analyse psychologiques particulièrement passionnants. Ces productions entendent bien souvent creuser dans la psychologie des serial killer pour essayer de comprendre comment fonctionnent ces monstres, ce qui les amène à commettre des crimes, ce qui sert de déclencheur à ce processus meurtrier. Ton film d’une certaine manière, s’inscrit totalement dans cette tendance.
Ce qui est fascinant dans ces documentaires c’est qu’ils sont toujours extrêmement déroutants. Ils remettent en doute nos idées reçues sur leur monstruosité, et par miroir, ça nous parle un peu de nous aussi, en tant qu’individus, mais aussi en tant que société, des pulsions enfouies à l’intérieur de nous qui menacent de s’exprimer. Le cas de Ted Bundy (que j’ai beaucoup étudié) est vraiment intéressant de ce point de vue-là. Il a beau avoir commis les pires atrocités – meurtres, viols, nécrophilies etc – il a une part de lumière aussi, qui est très troublante. Sa meilleure amie et confidente, qui n’avait aucune connaissance de ces agissements, témoigne dans le documentaire Netflix et explique qu’ils ont été bénévoles tous les deux pour une hotline d’assistance destinée à dissuader les personnes qui souhaitent se suicider. Il a certainement sauvé autant de gens qu’il n’en a tué. Même quand on le voit s’auto-défendre au tribunal, il est déroutant parce qu’il paraît totalement banal. C’est vraiment cela qui, dans ces documentaires, nous fascine autant je crois. C’est l’humain derrière le monstre. L’humanité qui reste perceptible derrière les atrocités. Ça met à mal des convictions, des avis tout faits, donc ça perturbe, ça fait peur aussi un peu de ce que cela nous dit de l’humain. C’est parce que c’est inconfortable que ça nous passionne autant. On veut essayer de comprendre ce qui est, je crois, impossible à vraiment comprendre. Ces psychopathes sont sur un modèle de pensée très différent du nôtre et chacun a, en plus, un modèle qui lui est propre, régi par tout un tas de traumas dans sa construction personnelle qui active quasiment chimiquement ces pulsions. C’est vertigineux et c’est ça qu’il m’intéressait aussi de creuser dans Hors du Monde.
Sans dévoiler pleinement la fin du film, ce serait dommage, je veux simplement te faire rebondir sur le fait qu’elle est relativement désabusée…
Oui… Mais tu sais, je crois que les différentes études de ces profils de psychopathes sont quand même arrivées à une même conclusion qui est que, souvent, ces personnes sont tellement hors du monde justement, qu’ils ne sont pas ré-adaptables à la société. Ils sont déjà perdus, il n’existe pas de soin pour le mal qui les ronge. Ces tueurs en série doivent faire avec leurs pulsions, c’est comme une malédiction. Il y a quelque chose du mythe du vampire là-dedans, la créature qui doit s’abreuver de sang sous peine de disparaître et en même temps, constamment devoir se retenir, tenir à distance leurs pulsions meurtrières s’ils veulent conserver près d’eux le ou les êtres aimés. Donc je ne pouvais pas terminer le film sur une sorte de rédemption par l’amour. Non, c’est plus compliqué que ça. Plus instable. À tout moment friable.
Je ne résiste pas à te faire commenter la classification de ton film. La commission de classification du CNC l’a recommandé interdit aux moins de 12 ans et chez Fais pas Genre ! nous militons depuis de nombreuses années déjà – voir notre entretien avec Catherine Ruggeri, directrice de la classification au CNC – pour la création d’une classification intermédiaire à -14 ans. Voilà, à notre sens, un cas supplémentaire qui met de l’eau à notre moulin.
Je suis totalement d’accord avec vous ! Je m’attendais à être interdit aux moins de 16 ans parce que je trouve la classification moins de 12 ans pour ce film assez… Etonnante. J’ai des enfants moi-même qui approchent de cet âge (dont un de neuf ans maintenant et qui joue dans mon film) et je ne les pense pas en capacité de voir le film même à 12 ans. C’est vrai que cette classification intermédiaire ne serait pas inintéressante. Parce que, la classification moins de 16 ans, il faut l’avouer, c’est un glaive suspendu au-dessus de nos têtes. On sait très bien que s’ils nous tombent dessus, pour la vie du film derrière, ça a un impact significatif sur l’accessibilité du film et donc sur les entrées. Ca fragilise fatalement les propositions de genres parce que les distributeurs vont être plus frileux d’acheter des films qui risquent de ne pas être accessibles à un certain public. Pareil pour le financement, les chaînes de télévision n’ont aucun intérêt à mettre de l’argent sur des films qu’elles ne pourront pas diffuser. C’est compliqué. Mais là franchement, même si on peut donc s’estimer chanceux de ne pas avoir été classifiés moins de seize ans, je suis presque gêné d’être moins de 12 ! Par exemple, ma sœur m’a demandé si elle pouvait emmener son fils de douze ans à l’avant-première. Légalement, elle peut le faire, le CNC l’y autorise, mais moi j’ai préféré lui dire de ne pas le faire ! Pour moi, mon neveu est très clairement encore un enfant qui n’a pas totalement les outils pour décrypter sereinement les images du film, leur sens profond. En revanche, s’il en avait quatorze, je n’aurais clairement pas les mêmes réserves. Je vous suis là-dessus, quatorze ans c’est bien, c’est un juste milieu.
Et puis… Il y a un autre sujet : chez les Américains ils ont non seulement plus de seuils d’âge mais aussi des recommandations notamment sur l’accompagnement des adultes.
Ah mais oui ! J’avais pas capté, en France, quand on dit interdit aux moins de douze ans ça implique que légalement un enfant de douze ans peut aller, seul, voir mon film ! Donc possiblement en ressortir avec la tête en vrac… Avec aucun adulte pour lui expliquer ce qu’il a vu, en discuter avec lui, voir un peu ce que ça lui a fait. Je suis d’accord qu’il faut réfléchir à changer ça…
J’en viens, pour conclure, à parler de la sortie du film ce mercredi (19 Janvier 2022). Dans le contexte actuel très particulier que l’on connaît – résurgence pandémique, embouteillage des sorties – tu t’apprêtes à vivre une sortie très différente de celle de ton premier long-métrage qui avait en plus pour lui d’avoir davantage de copies et une machine de guerre promotionnelle derrière, du fait de la présence de SND à la distribution. Je sais que c’est une question toujours un peu délicate, mais comment vis-tu cela ?
Assez bien. Au regard de l’économie du film, de son sujet, je suis déjà ravi d’avoir trouvé un distributeur pour accompagner la sortie et qu’il soit visible dans quelques salles. Je prends donc ça avec beaucoup de philosophie. C’est sûr que c’est une période compliquée et que c’est une sortie fragile. Mais même si, au final, nous n’avons que peu de copies et que peu de gens le voient, j’aurai quand même la satisfaction de le voir diffusé en salles, tel qu’il a été pensé. Je crois que l’on peut dire, sans craindre de trop s’enorgueillir, que le pari du départ – de faire un film sans argent, en auto-production – est largement gagné. Peu de films fabriqués dans ces conditions-là ont la chance de trouver un distributeur aventureux, des salles pour le diffuser et des festivals pour les sélectionnés ou leur donner des prix (le film a remporté le Grand Prix au Festival du Film Policier de Cognac, ndlr). Surtout dans cette période particulière. Je m’estime très chanceux !
Propos de Marc Fouchard
Recueillis et Retranscrits par Joris Laquittant
Merci à Next Film Distribution