En 2016, l’imparable Grave de Julia Ducournau ouvrait des brèches, laissant les plaies béantes et offertes à ceux et celles qui voudraient à leur tour cannibaliser le cinéma français. Les années qui suivirent furent riches en promesses, en propositions variées, plus ou moins bien accueillies, bien distribuées, bien montrées. En cela notre dossier déjà conséquent d’Etat des lieux des cinémas de genres français avait tendance à quelque peu tourner en rond autour des mêmes constats, des mêmes espoirs… Et des mêmes désillusions. Mais de toute évidence si 2020 sera une année à oublier, 2021 sera quant à elle mémorable. Car comme Virginie, le personnage principal de La Nuée (Just Philippot, 2020), le genre à la française a augmenté les doses, fait fructifier son vivier, injecté du sang neuf, édifié ça et là de nouvelles serres. Les sauterelles se multiplient, elles déferlent, elles ont faim. Entretien avec un affamé sur son film aussi majeur que prototype.
Les justes curseurs
Au regard des événements, on parle beaucoup des plateformes, des mutations et craintes qu’elles génèrent et que le virus n’a fait qu’amplifier. On donne la parole à ceux qui financent, qui produisent, qui vendent et qui diffusent, témoignant de leur craintes de voir l’industrie commerciale qu’est le cinéma ne pas s’en relever. Mais j’ai l’impression que durant cette période on s’est peut arrêtés voire pas du tout sur les cinéastes. Comment vis-tu cette situation peu anodine d’une sortie contrariée ?
Dans mon cas on parle de premières fois donc je ne peux pas les mettre en parallèle d’autres expériences où j’aurais pu en profiter et vivre tout ça pleinement. Mais pour tout te dire, avant que l’on soit sélectionné je ne savais même pas ce que représentait la Semaine de la Critique. J’avais un rapport très naïf à toute cette partie du monde du cinéma. Donc je dirais que je vis quelque chose de très étrange, une sorte de fausse frustration. Et puis même si c’était super de montrer notre film à du public, encore plus dans ce contexte, les expériences aux Festivals de Sitges ou Angoulême, au final, ne m’ont pas semblé très différentes de mon quotidien, les conditions sanitaires impliquant quelque chose d’assez protocolaire. Après, je relativise aussi en me disant que cet épisode a tellement cassé toute la dimension humaine et festive autour des films et que cela m’a permis de ne pas sombrer dans des excès. Cette période sera donc restée saine de corps et d’esprit, ce n’est pas plus mal. Au moment où nous parlons, le film n’est pas encore sorti (l’entretien a été réalisé au mois de novembre 2020, ndr) mais je me dis que cela aurait pu être franchement pire, s’il était sorti une semaine avant le re-confinement par exemple… Donc voilà, j’ai l’impression que nous avons été assez chanceux comparé à beaucoup d’autres. Après, bien sûr, plus personnellement ça implique d’autres inquiétudes. D’abord, artistiquement parlant, j’ai besoin de tourner la page, de penser à l’après. Je développe mon prochain film actuellement et j’avoue qu’en finir avec La Nuée aiderait aussi à revitaliser mon processus créatif. Et puis, il faut aussi parler de choses plus pragmatiques. Mon statut d’intermittent est assuré pour quelques mois encore, comme tout le monde, mais je n’ai pas pu cumuler suffisamment d’heures pour le renouveler. J’ai dû refuser absolument tous les projets qui habituellement me permettent de vivre pour pouvoir accompagner le film. Donc je suis actuellement dans une espèce de no man’s land, avec un premier long-métrage qui ne sort pas mais sur lequel je compte pour me permettre d’en faire d’autres, pour qu’on me propose des projets… Donc c’est très bizarre, j’ai fait ce premier long-métrage, il existe, il a eu Cannes, il est bien accueilli… J’ai l’impression d’être rentré dans la “cour des grands” d’une certaine façon, mais je ne peux pas le revendiquer parce que ce film n’est toujours pas sorti et que peu de monde l’a vu. Donc clairement ce qui me préoccupe le plus c’est moins aujourd’hui que demain. L’aspect économique en fait, et comment je vais me nourrir et nourrir mes enfants à l’avenir. Quand on parle de choses aussi concrètes, ça fait relativiser tout le reste. Même si tout est un peu lié forcément.
J’ai lu et entendu beaucoup d’inquiétudes quant au fait que le film, ayant été vendu à Netflix pour une diffusion internationale début décembre, voit sa sortie parasitée par le téléchargement illégal.
En fait le film est vendu à Netflix depuis très longtemps, le vendeur international, Wild Bunch, leur avait cédé les droits monde (hors France et Espagne) au marché du film du Festival de Berlin. Netflix avait vu une bande-annonce et avait directement souhaité l’acheter. Donc clairement nous étions très inquiets du report de la sortie, car on savait que cette sortie internationale sur la plateforme en décembre allait nous faire perdre potentiellement une grosse valeur sur le film, avec les risques de piratage que tu évoques. Finalement, ils ont été très compréhensifs quant à notre situation et ont accepté de reporter la date de diffusion. Ça nous laisse donc le temps d’y voir plus clair pour les prochains mois, de sortir le film convenablement en salles, déchargés de cette crainte.
Ce qui ressortait jusqu’alors des entretiens que nous menions depuis 2016 avec les acteurs du cinéma de genres, c’était moins une forme d’engouement généralisé qu’un profond ressenti que la révolution n’aurait pas lieu, que les barrières demeuraient infranchissables, que les avancées étaient moins des propositions d’ouvertures que de ghettoïsation. Si je contextualise cela, c’est qu’il me semble qu’il aura fallu quatre années pour qu’on puisse récolter véritablement les fruits des différentes mesures entreprises par le CNC – la création d’une avance sur recette spécifique aux cinémas de genres notamment – et d’autres acteurs tels que les résidences d’écritures SoFilm de Genre. Tu es en un sens, le premier rejeton prototype de ces mesures.
Je suis assez gêné quand j’entends des confrères avoir un discours assez véhément vis-à-vis du système de production français, qui, selon eux, ne comprendrait pas les cinémas de genres et ne souhaiterait pas les aider. On parle quand même d’un système très spécifique, unique – qui certes, se dérègle et montre quelques limites dans le contexte actuel – mais c’est tout de même une chance incroyable d’avoir la possibilité de faire des films avec de l’argent public… Après on peut discuter de comment cet argent est distribué, bien sûr, mais il faut quand même apporter des nuances. Mon cas personnel ne peut pas faire généralité, mais c’est quand même un fait : je suis un enfant de tous ces dispositifs mis en place par le CNC ces dernières années. Qu’il s’agisse des aides pour mes courts-métrages, des bourses d’écriture que j’ai obtenues, les résidences SoFilm, et la façon dont La Nuée a pu en grande partie se financer… Donc j’ai vraiment du mal avec le discours de ceux qui considèrent ces aides spécifiques comme une « ghettoïsation » parce que je trouve ça assez stérile en soi. Je crois qu’il faut simplement comparer la situation d’avant et celle de maintenant. Mon film en est le témoin, mais d’autres après lui le seront aussi : les choses changent ! Je crois que ce qui meut le CNC c’est aussi de trouver une réponse à cette question qui n’a jamais été autant actuelle : comment renouveler le public ? Trouver la réponse à ce problème est une question de survie.
Tu crois que revitaliser les cinémas de genres peut en être la réponse ?
Oui, tout du moins une partie de la réponse. D’ailleurs c’est ce qu’avait réussi le film de Julia Ducournau. C’est un film qui a fait la synthèse entre le cinéma qu’on dit d’auteur, destiné aux salles art-et-essai, et un cinéma plus grand public. C’est pour ça qu’on le considère comme une figure de proue. Elle a montré qu’il y avait moyen de faire un cinéma de qualité, qui réunit les jeunes et les moins jeunes dans la même salle. C’est très important que les gens de l’exploitation et de la distribution soient alertes vis-à-vis de ça, car on parle de l’avenir, de la pérennisation de notre système. Les spectateurs des salles art-et-essai vieillissent, on peine à renouveler le public et à attirer les jeunes en salles. Notre modèle ne peut pas subsister à terme sans les salles de cinéma et sans public dedans, donc il faut vraiment qu’on se pose la question de ce qu’on y projette, et à qui on le destine.
Ça renforce en un sens l’opposition que certains voudraient qu’on évite de faire entre « le cinéma d’auteur » et « les cinémas de genres ».
Oui et non. Je pense qu’il est impossible de nier qu’aujourd’hui le « cinéma d’auteur français », comme on l’appelle, est devenu un genre en soi. Il s’est stéréotypé, il s’est vulgarisé, il s’est auto-référencé, il s’est recentré sur lui même et surtout sur Paris. Ce milieu-là, c’est une bulle. Je n’ai pas fait la Fémis mais j’ai travaillé en tant que serveur dans le restaurant juste à côté, qui est vraiment le QG des étudiants et intervenants de l’école. J’ai constaté ça, en observant cette faune, sa façon de se renfermer sur elle-même, consciemment ou pas. Ce n’est pas une question de personnes – d’ailleurs je travaille avec plusieurs anciens étudiants de la Fémis et cela se passe très bien – mais c’est une question plus générale, une question de système. Cette bulle-là, celle des écoles, elle se répercute après sur le cinéma d’auteur français et elle a tendance à fabriquer des clichés, des stéréotypes, des préjugés aussi. A force de se renfermer dans un entre-soi, le « cinéma d’auteur » est clairement devenu le cinéma des intellectuels parisiens, destiné à un public de citadins. On le voit dans les salles en provinces. Moi je vis à Tours, le cinéma art-et-essai est fréquenté uniquement par une certaine classe sociale, d’un âge assez avancé. Quand on voit que certains jeunes sont capables d’aller voir plusieurs fois un film Marvel à quinze euros la place… On devrait un peu plus s’intéresser à eux, chercher à les reconnecter au cinéma français. Ce cinéma-là n’a rien à leur proposer, pour eux, c’est un cinéma pour les vieux.
A ce titre, je trouve la campagne marketing autour de La Nuée assez maligne, vous avez fait deux bandes-annonces très différentes : une première qui semblait s’axer plutôt sur la dimension sociale du film capable d’intriguer les spectateurs habituels de ces salles arts-et-essais, et une seconde beaucoup plus « racoleuse » montée un peu plus « à l’américaine », jouant avec les codes de l’horreur sans pour autant en faire trop. On ressent bien dans cette démarche là, cette stratégie de dire « ce film peut convenir à tout type de spectateurs et spectatrices, qu’importe ses attentes ».
C’est aussi la fusion entre Capricci et The Jokers autour de la boîte de distribution Les Bookmakers qui permet cela. Manuel Chiche et Thierry Lounas ont des visions aussi éloignées que complémentaires. Leurs savoir-faire combinés leur permettent d’être forts sur les deux tableaux et d’envisager la façon de sortir les films différemment, de façon moins clivante, plus rassembleuse. Ce n’est pas pour rien qu’on est à la fois soutenu par l’AFCAE (le film a reçu l’aide « Action promotion » de l’Association des Cinéma Art-et-essai, ndr) et labellisé coup de cœur dans des grands circuits comme CGR, Gaumont-Pathé et UGC. C’est le fruit d’une stratégie globale, d’une façon de présenter le film, de le proposer.
Ce qui a renforcé cette défiance vis-à-vis de l’aide spécifique, c’est que si la première salve avait mis en avant des jeunes cinéastes et des premiers films – à savoir le tien, mais aussi Ogre (Arnaud Malherbe, 2021) qui sortira l’an prochain – la seconde, consacrée à la comédie musicale, a été fortement décriée parce qu’elle a soutenu des auteurs confirmés tels que les Frères Larrieu, Noémie Lvovsky et Serge Bozon. Or, sans tomber dans le piège d’une propagande jeuniste, tout porte quand même à croire que ce qui frémit actuellement au cœur des cinémas de genres français est aussi une sorte d’insurrection générationnelle.
Oui, on parle de renouvellement en fait. Il est concret. Des jeunes arrivent, chez les auteurs, les réalisateurs, les producteurs, avec de nouveaux désirs. Et même chez les moins jeunes, il y a une envie de renouveler les lignes éditoriales, d’accompagner les jeunes auteurs. Je travaille actuellement avec Bonne Pioche sur le portage en long-métrage de mon court-métrage Acide (à voir ICI, ndr), et eux sont totalement dans cette démarche : s’ils me suivent c’est parce qu’ils ont envie de faire autre chose. Je sens un appétit qui grandit pour ces nouvelles propositions, les choses se structurent, là, en ce moment, et on va en récolter les fruits à moyen ou court terme. Et puis ça nécessite aussi pour ces producteurs de révolutionner leur façon de faire, leur façon de développer des films. Ça prend du temps, de faire cet effort de se restructurer, de sortir de ses habitudes, de penser différemment. Parce que ces films ne peuvent pas être proposés aux guichets de financements comme n’importe quels autres. C’est ce qu’ont démontré les résidences SoFilm portées par Thierry Lounas. Sa philosophie c’est que le développement doit être beaucoup plus structuré, afin que les projets arrivent sur les bureaux des financiers avec une proposition visuelle et sonore et l’affirmation d’un univers très fort. Donc dans notre cas, on a vraiment travaillé notre dossier et on proposait plus qu’une promesse, plus qu’une idée : c’était un projet solide, avec un propos solide et surtout des visuels, pour que le lecteur puisse s’y projeter. Le projet a été accueilli à bras ouverts partout, compris immédiatement, parce qu’on a beaucoup travaillé pour être bien compris. On entend dire très souvent, au CNC et ailleurs, que jadis, c’est ce qui pêchait généralement dans les propositions de genres : les projets étaient trop faibles, mal développés et surtout très mal proposés.
Il me semble que jusqu’à présent, le référent qu’on avait du cinéma de genres français c’était la génération Starfix, celle qui a constitué le gros des troupes ayant œuvré sur la vague des French Frayeurs des années 2000. Il s’agissait pour la plupart de cinéastes qui approchent aujourd’hui la cinquantaine biberonnés dans les années 70’s et 80’s et qui ont fait leur cinéphilie par la découverte du Nouvel Hollywood et les rayons marginaux des vidéo-clubs. On a l’impression que la génération de trentenaires actuelle, dont tu fais partie, a non seulement des références différentes, mais aussi une stratégie d’approche vis-à-vis du système différente.
Exactement, je suis totalement d’accord avec ça. Après il faut peut-être éviter de nous opposer, mais je crois qu’il y a aussi un rapport au cinéma qui est différent. En tant que cinéphile, je veux dire. On tient forcément des films avec lesquels on a grandi, de comment on a fait cette rencontre avec le cinéma. Moi par exemple, je ne suis pas du tout un fin connaisseur du cinéma de genres. A chaque fois que l’on me parle de références que je ferais dans mon film à d’autres films de genres, je ne les connais même pas ! (rires). Ça ne veut pas dire que je ne vois pas de films de genres et que ça ne m’intéresse pas, bien au contraire, mais ma cinéphilie elle s’est faite, à la base, sur un intérêt pour le cinéma documentaire. Je suis un grand admirateur du travail de Raymond Depardon, de Wiseman, j’adore aussi en fiction la filmographie des Dardenne… Tout en aimant parallèlement Spielberg et en prenant plaisir à aller voir Transformers 4 (Michael Bay, 2014) en salles. Je crois que notre génération a des référents plus personnels, je veux dire par là, plus « à la carte », et cela peut créer des fusions étonnantes. Je ne dis pas que ce n’était pas le cas pour les générations d’avant, mais c’était peut-être moins le cas.
Cela devient une arlésienne que de parler de la stratégie d’hybridation actuellement à l’œuvre dans les cinémas de genres français. A savoir, tremper ce cinéma naturaliste dans le vernis du fantastique et des codes du genre. Ce qui me semble intéressant c’est que tu parles moins d’une stratégie dirons-nous opportuniste que d’une approche naturelle, quelque chose qui est induit par ton rapport intime au cinéma.
Oui c’est le cas. Avant La Nuée, j’ai co-réalisé avec mon petit frère un documentaire sur notre grand frère Gildas. Polyhandicapé à 99% selon la Sécurité Sociale. Je me suis toujours demandé ce qu’il pouvait y avoir dans ses 1%… Si j’en faisais partie… Si mon frère aimait ou ressentait comme nous autres… Au delà du fantasme, mon frère était un jeune homme « fantastique », hors-norme pour les uns, monstrueux pour les autres. J’ai donc grandi avec le regard des uns et des autres sur notre fratrie et les questions que je me posais sur Gildas, sur son silence. Découvrir Tod Browing, Franju, ou revoir Tim Burton à la faculté de Paris VIII, impulsé par Pascale Risterucci, une professeur géniale, m’a ouvert les yeux sur le cinéma que j’aimais. L’étrangeté dans le réel… L’impossible prise de position…
Ton cas est assez particulier car tu n’es pas l’auteur du scénario du film. Comment cela a été accueilli durant la phase de financement, dans un système qui a tendance à élever la notion de cinéaste-auteur au dessus de tout ?
Très bien. Honnêtement je ne me suis jamais senti déprécié ou disqualifié sur le seul motif que je n’étais pas à l’origine du scénario – qui a été co-écrit par Jérôme Genevray et Franck Victor. J’arrivais avec quelques garanties aussi, mon court-métrage Acide notamment a beaucoup aidé à me crédibiliser en tant que cinéaste, à rassurer sur ma capacité à mettre en image cette histoire. Et puis, j’étais en mesure de défendre le fond du film, d’affirmer un point de vue politique sur les sujets sociétaux que le scénario voulait dépeindre. J’avais aussi réalisé un autre court-métrage qui est un drame social. Ma filmographie rassurait donc pas mal sur ma capacité à mélanger deux approches et deux savoir-faire, ainsi que sur la sincérité de notre démarche. Et puis, je n’étais pas non plus totalement étranger au scénario au moment où j’arrivais devant des commissions. Nous avions retravaillé préalablement avec Jérôme et Franck sur une ré-écriture, car j’avais naturellement besoin de déplacer quelques points narratifs. C’était nécessaire de me ré-approprier cette histoire, pour renforcer mon engagement intime vis-à-vis de ce que j’allais devoir filmer ensuite.
Ce qui semble faire encore plus révolution, c’est que des films de genres se font et se financent vite. J’ai lu que tu disais que vous aviez monté le plan de financement en à peine six mois !
On a peut-être été hyper chanceux, avec un alignement de planètes un peu fou. Je crois que là encore, c’est lié à la stratégie de Thierry Lounas et Manuel Chiche. Leur fusion autour du projet l’a vraiment crédibilisé. Et puis nous avions aussi Vincent Maraval et Wild Bunch qui suivaient derrière. On arrivait en force, avec ces trois « esprits-punks » capables de vendre le film comme personne d’autre. Alors pour en revenir au fond de ta question… Je ne sais pas si c’est quelque chose qui va se pérenniser, si d’autres films vont aller aussi vite que le nôtre à se monter. Thierry Lounas pense en tout cas que c’est ce qui va caractériser le cinéma de demain : qu’avec l’émergence des plateformes, nous allons être forcés de développer plus vite, d’être plus instinctifs, d’être en capacité de répondre très vite à une demande très spécifique. Cette logique de vitesse est un avantage certain, surtout quand on pense au côté éreintant que peut avoir la recherche de financement pour les créatifs, mais il va falloir trouver un juste milieu je pense, car avoir le temps c’est bien aussi. Mais dans notre cas, le film n’a pas été écrit et tourné en six mois, soyons clairs, Jérome et Franck avaient deux ans de développement derrière eux, le financement s’est monté surtout aussi vite, parce qu’ils avaient fait ce long travail d’écriture qui a solidifié la proposition.
Ce qui frémit actuellement et qui donne fort espoir c’est que l’on peut désormais délimiter non pas une mais des familles dans le cinéma de genres français. Des cinéastes et des films s’imposent comme des chaînons manquants. Ton film par exemple, est d’une certaine façon le trait d’union entre Grave et Petit Paysan. De même que Teddy (Ludovic & Zoran Boukherma, 2021) – film de loup-garou en salles le 30 Juin – réussit l’exploit de faire le pont entre l’héritage des French Frayeurs et Bruno Dumont. Comment envisageais-tu, à titre personnel, cette position que tu allais pouvoir prendre et revendiquer dans ce grand échiquier ?
Je ne veux pas parler pour les autres, mais je crois qu’on n’y pense pas vraiment. En ce qui me concerne, très honnêtement, quand on m’a proposé ce projet je ne pouvais pas le refuser. J’aurais été vraiment trop bête, à trente-sept ans, de dire non à un premier long-métrage qu’on m’apportait comme ça sur un plateau. Je suis arrivé sur le film en étant conscient que cela pourrait être le premier et le dernier. Je craignais plus que tout le moule et l’étiquette. Je voulais donc aller à fond, assumer mes sensations et mes idées jusqu’au bout, faire un film dont je serais pleinement fier, sans calculs. J’ai donc vécu la fabrication de La Nuée à la fois comme une première et une dernière fois… A partir de là, il est très compliqué de réfléchir à la place que tu vas occuper dans cette typologie du cinéma français. Il faut déjà se faire une place pour être en capacité de la revendiquer, et encore…
Néanmoins, pour en revenir à la terminologie qu’on employait plus tôt la majorité des films dits hybrides, le sont souvent timidement. Deux pieds dans le cinéma réaliste et social et un doigt de pied dans le genre. Ce n’est pas le cas de La Nuée, qui, sans se vautrer dans les codes surannés, opère une montée en puissance dans sa représentation graphique et sonore de l’horreur. J’ai lu d’ailleurs que tu disais qu’à l’origine, le scénario était beaucoup plus proche de l’efficacité d’une série B… (il me coupe)
Je suis très gêné avec ça, car ce n’est vraiment pas ce que j’ai dit. Mon propos a été déformé et amplifié. J’ai beaucoup appris de toute cette campagne de promotion et à l’avenir je ferai beaucoup plus attention à être très clair dans mes propos, car les recoupements journalistiques sont parfois brusques et peuvent créer des quiproquos. Ça me gène d’autant plus quand cela touche le travail de Franck et Jérôme. Il faut rendre à César ce qui appartient à César : leur travail sur le scénario du film est, comme je te l’ai dit, à l’origine de tout. Je me répète à nouveau : bien sûr que j’ai amené des choses personnelles, c’était naturel et logique, et ils ont d’ailleurs été compréhensifs vis-à-vis de ça, mais je ne veux pas passer pour celui qui est arrivé avec les bonnes idées. Ce qu’on a modifié ensemble, de façon pragmatique, c’est pour préciser vers quel cinéma on devait se ré-orienter. Je parle d’économie, de faisabilité. J’avais besoin d’être sûr que chaque séquence écrite allait être réalisable dans les meilleures conditions possibles. J’avais peur de la surenchère, qu’on ne la maîtrise pas et qu’on tombe dans un rendu kitsch de série B par manque de moyens. Voilà ce que je voulais dire. Mais ce n’était pas la nature même de leur scénario qui était cheap, pas du tout, j’avais plutôt peur de ne pas être en mesure de mettre en scène leurs idées sans les rendre ridicules. J’avais en tête justement certains films de genres français des années 2000, qui allaient parfois un peu trop dans la surenchère à mon goût. Et sans le bon alliage qu’est l’argent, tu ne peux pas mettre en scène des séquences à la hauteur de l’ambition qu’elles peuvent avoir sur le papier. Donc on a dû s’adapter tout simplement, déplacer des curseurs, et je dois dire qu’ils ont parfaitement joué le jeu de la ré-écriture. Après, je leur ai demandé aussi des modifications sur les personnages, sur la mise en place, la contextualisation, car j’avais envie d’un ancrage social plus assumé, mais c’était dans l’optique, toujours, de le reconnecter à qui je suis, que le film me ressemble davantage.
C’est clairement moins une question de talent de mise en scène ou d’écriture que de pragmatisme vis-à-vis des moyens à disposition.
Oui et de bonne réflexion. Faisons les choses du mieux qu’on peut. Faisons moins, mais faisons mieux. Je te donne un exemple très concret. Nous avons travaillé avec Pascal Tréguy, un dresseur animalier qui avait œuvré notamment sur Petit Paysan. C’était assez drôle car sur le tournage nous avions parfois deux plateaux, un qui faisait très film d’auteur social et l’autre où s’animait l’équipe des effets spéciaux. Je passais de l’un à l’autre régulièrement. Pour la scène de cannibalisme où les sauterelles devaient se dévorer entre elles, nous avions prévu de tourner avec des répliques géantes de sauterelles assez dingues conçues par Pierre-Olivier Persin (et son équipe qui s’occupait des effets et maquillages) et dirigées par Antoine Moulineau, notre superviseur VFX. Juste avant, sur le plateau plus traditionnel, Pascal notre dresseur venait de comprendre que les sauterelles adoraient la banane. Il avait donc enduit des cadavres de sauterelles de ce fruit et nous avions tourné des très gros plans assez saisissants, sans aucun autre trucage. Quand je suis arrivé sur le plateau B avec nos gars qui animaient des sauterelles géantes c’était beaucoup plus artificiel par comparaison à ce qu’on avait réussi à avoir avec des vraies sauterelles ! Et je ne veux pas du tout dévaloriser le travail des équipes d’Antoine et Pierre-Olivier, tant ils sont en grande partie responsables de la réussite de nombreux autres plans. Ce qu’on a vite compris, collectivement, c’est qu’il fallait bien réfléchir à qui devait faire quoi, travailler ensemble pour veiller à équilibrer les curseurs. Ce qui peut être fait bien, qui plus est sans déployer des moyens économiques fous, il ne faut surtout pas s’en priver. Car souvent ce qui coûte cher n’est pas forcément ce qui fonctionne le mieux.
Mais en même temps, pour en revenir à ces modifications de scénario, ce qui est intéressant c’est que bien souvent, on a tendance à inséminer au forceps des pincées de genre dans des films sociaux. Ici, vous avez fait le trajet inverse, votre scénario initial était plus frontalement fantastique et vous l’avez ré-ancré dans le réel, dans le concret ?
Oui c’est vraiment un bon résumé du trajet qu’on a fait. On a vraiment cherché à crédibiliser le personnage, crédibiliser son métier. Je voulais qu’on raconte l’histoire d’un boulanger à qui on demande de vendre ses baguettes pour vingt centimes. C’est des sujets comme le travail ou le rapport à la famille, qui étaient déjà présents dans le scénario de base, mais qu’il m’intéressait de développer car j’avais la sensation que c’était vraiment le cœur de notre sujet, qu’il fallait qu’on creuse davantage de ce côté là.
On sent d’ailleurs bien là tes influences du documentaire. L’une des forces que ton film partage avec le Petit Paysan de Hubert Charuel, c’est sa façon d’incarner le réel et justement, le travail. Si Swan Arlaud était d’une impeccable crédibilité en agriculteur, c’est tout autant le cas de Suliane Brahim dans La Nuée. Chacun des gestes qu’elle fait nous semble maîtrisé. On a souvent tendance à dire que les cinémas de genres sont des cinémas physiques dont l’incarnation repose en grande partie sur la corporalité, mais le cinéma qu’on dit social n’est-il pas aussi un cinéma de corps ? C’est aussi la justesse de ce que dit le corps qui fait « vrai »…
Oui c’est très important. Crucial même. Le cinéma social est aussi un cinéma d’action ou le corps doit parler, doit raconter des choses, c’est l’une des leçons principales que je tire du cinéma des Dardenne d’ailleurs ou d’un film comme Keane (Lodge Kerrigan, 2004) qui m’est très cher. Dans notre cas, on partait de rien du tout. On a tout inventé car il n’y avait pas vraiment de référents, ce métier n’existe pas encore, ou en tout cas pas du tout dans ce cadre d’une agriculture locale non-industrielle. Concrètement, cette femme devait illustrer l’expression se « tuer à la tâche », donc on avait besoin de trouver comment crédibiliser cela. On s’est demandé combien de mètres elle allait devoir parcourir, qu’est-ce-qu’elle allait bien pouvoir porter… Et puis, c’est aussi une femme qui est pionnière, elle invente une agriculture : on a dû donc se demander de quoi elle part, sur quoi elle se base, comment elle fait évoluer ses infrastructures… On a donc inventé toute une ergonomie de travail, imaginé ces nasses, ces dômes etc… Tout était prototype ! En fait, le contexte m’intéressait tout autant que les sauterelles elles-mêmes. J’aimais qu’on essaie de toucher un peu la vérité de ce que c’est qu’être agricultrice. D’autant plus quand on est en proie à une nécessité de rendement, de travailler toujours plus, pour que son business et sa famille ne se cassent pas la gueule.
L’une des grandes forces du long-métrage c’est d’ailleurs que tu parviens à incarner visuellement et symboliquement un propos très politique. L’horreur surgit toujours pour illustrer, métaphoriquement, l’extrême violence et la tragédie sociale que vit le personnage.
Nous étions conscients et soucieux de cette portée, de ce que l’on voulait raconter au-delà du film d’horreur, au-delà du drame social intime. Franck et Jérôme rappelaient souvent que l’une des idées guides dans leur phase d’écriture était d’illustrer la question de « l’ambition au travail » et ses répercussions intimes, c’est-à-dire d’explorer ce sujet épineux qu’est de faire cohabiter son ambition professionnelle et sa vie de famille. Derrière cela nous avions une dimension plus large, écologique, qui se greffait au propos. Cette idée justement que le travail tel qu’on le pratique aujourd’hui était aussi le fondement de mécanismes de destructions. On détruit la nature, on détruit nos corps. On travaille pour offrir une bonne vie à nos enfants, tout en détruisant la Terre sur laquelle ils sont entrain de grandir.
Au travers du projet de Virginie se dessine par ailleurs une critique d’un monde agricole qui doit céder aux injonctions de rendement. C’est d’autant plus fort qu’elle pratique une agriculture nouvelle et défricheuse… Pour au final que son travail serve à nourrir littéralement l’agriculture dite « traditionnelle ». Le monde d’après se retrouve à nourrir le vieux monde. Il y a une forme d’absurdité là-dedans, qui converge presque au tragique.
Cette femme a toutes les meilleures idées du monde : une agriculture bio, sans pesticides, peu consommatrice en énergie, proche de la nature et de ses enfants. Mais elle se retrouve prisonnière d’un cercle vicieux car elle doit améliorer son rendement et la qualité de son produit pour s’adapter à ses rares clients, produire plus et vendre moins cher. Comme je le disais c’est vraiment l’illustration de se saigner, de se perdre, de disparaître dans un travail, mais plus que ça, dans un produit. Elle se retrouve complètement bouffée par son travail, par ses sauterelles, et par ce système aussi. Car ce qui enferme Virginie dans ce cercle – mais qui nous y enferme tous par ailleurs – c’est bien sûr l’argent. En dehors du fait que je tenais fort à ce que l’on dépeigne le milieu agricole de la façon la plus juste qui soit – parce que c’est quand même les gens qui nous nourrissent, que ce sont des gens qui sont constamment pointés du doigt comme les fautifs, désigné.e.s comme celles et ceux qui nous empoisonnent, et que c’est un discours simpliste et sans nuance qui m’agace profondément – je voulais aussi que l’on soit justes avec l’aspect financier du métier. C’est pour ça qu’on ne souhaitait pas que son augmentation de rendement implique pour elle un meilleur confort, qu’elle finisse par rouler en pick-up de luxe, parte en vacances, paye des écoles privées à ses enfants et puisse se mettre à la peinture en vivant sur ses économies… De toute façon elle ne gagne pas grand-chose, on parle à chaque fois de deux cents euros, par-ci, par-là. C’est le cas de la plupart des agriculteurs par ailleurs. Le peu d’argent qu’ils gagnent est ré-investi dans leur production plutôt que dans leur propre confort, ils et elles n’ont pas de filets. Donc si l’argent alimente leur quotidien ou l’améliore un peu, il ne leur permet jamais d’en sortir. Quand je discutais avec des éleveurs chez qui nous tournions, ils m’ont beaucoup parlé de cela, de cette survie permanente dont on parle là. Car à côté de cette agriculture contrôlée et subventionnée par l’Union Européenne, il y a pour certains, toute une économie parallèle, de salons, de caisses noires, de travail au black, d’entraides… Tout un tas de solutions qu’ils mettent en place – un peu comme dans la restauration – pour essayer de survivre aux coups durs.
Et puis ce message politique lézarde aussi le passé de certains personnages, de façon aussi subtile qu’affirmée. D’abord dans le destin qu’on comprend tragique du mari de Virginie – qui se serait donné la mort – mais aussi dans celui du viticulteur incarné par le génial Sofiane Khammes, qui en une phrase de dialogue précise à quel point il a été compliqué pour lui, en tant qu’homme d’origine maghrébine, d’être accepté dans ce village.
Je crois que d’une certaine façon, le fait d’avoir un scénario et de venir y inséminer des choses plus personnelles par petites touches, à savoir ici un ancrage social plus fort, ça évite aussi de tomber dans des travers, de sortir les gros sabots. Ça impose naturellement cette subtilité dont tu parles. Il ne s’agissait pas non plus de révolutionner de fond en comble le scénario de Jérôme et Franck… Et je pense que ça a eu du bon, car sans cette retenue, peut-être que j’aurais beaucoup trop versé dans le social et foutu totalement en l’air la promesse fantastique du film. Ça nous a permis de rester dans un cadre, de ne pas perdre notre cap. Et de mon côté, de me rappeler que j’arrivais quand même sur un film de commande et que mes producteurs attendaient de moi un cinéma de synthèse.
C’est intéressant que tu emploies le terme de synthèse alors que communément on a tendance à utiliser celui d’hybride. Le mot que tu emploies transporte quelque chose de sémantiquement plus positif, alors que l’hybridité renvoie à quelque chose de monstrueux, de difforme…
Clairement, je ne suis pas à l’aise avec le terme d’hybridation. J’ai l’impression que ça évoque une greffe qu’on aurait faite un peu artificiellement. Si j’emploie celui de synthèse c’est que je ne vois pas cette démarche comme la fusion de deux éléments incompatibles. C’est un mélange de savoir-faire, d’outils, on prend le meilleur de chaque côté et on essaye d’en faire quelque chose de chouette, de nouveau. D’ailleurs, à fabriquer c’était très dur et en même temps assez excitant, aujourd’hui encore et pour mes prochains films, j’ai envie de continuer à explorer ça, de jouer avec les curseurs.
Je voudrais qu’on s’arrête quelques instants sur différents aspects plus techniques. Notamment sur ta façon de faire exister cette menace que sont ces sauterelles voraces autrement que par une horreur simplement graphique. Bien qu’il y ait quelques images à ce titre assez impressionnantes, elles existent aussi et surtout par le son qu’elles émettent qui fait même office de musique, de nappe anxiogène et annonciatrice, à mesure que le récit avance.
En lisant le scénario il m’est apparu immédiatement qu’il y avait une forte matière à créer un climat visuel et sonore, qui plus est évolutif. Sur cette question plus précise du son, on a en effet cherché une certaine musicalité, que les éléments de montage son s’infiltrent dans la musique et vice-versa. On savait aussi que ça allait être un travail de longue haleine, de curseurs toujours, car parfois le son devait prendre en charge l’horreur que l’image ne faisait que suggérer, et parfois il fallait plutôt éviter d’en rajouter trop, pour éviter une surcharge qui aurait été contre-productive. Donc on a beaucoup cherché, on a fait énormément d’aller-retour, jusqu’à trouver le bon équilibre. Je voulais aussi qu’on assume les effets, qu’on se serve notamment de la spatialisation car c’est quand même l’une des spécificités qu’offre l’expérience de la salle qui m’est très chère. Pour ce qui est du son des sauterelles, on cherchait quelque chose d’assez organique, qui s’écoute et qui se ressente. Quelque chose du même ordre que les basses dans une boîte de nuit, un son qui provoque un ressenti physique. Leur son est moins une nappe homogène qu’une gamme très nuancée. On leur a créé un langage. Selon que les sauterelles mangent, s’agitent, attaquent, la nuée ne fait pas le même bruit. Et puis elle devait aussi incarner un bruit de fond, qui se rappelle constamment au personnage et qui pourrait s’apparenter à celui d’une usine en arrière plan. On a beaucoup utilisé comme mètre étalon le travail sonore du Fils de Saul (Lazlo Nemes, 2015) qui est un film qui m’a énormément marqué dans sa façon de faire exister le hors-champ sonore, de le rendre étouffant et lourd.
Je voudrais, peut-être artificiellement, faire le lien entre ton court-métrage Acide (2018) – l’un des premiers courts-métrages produits dans le cadre des Résidences SoFilm de Genre – et La Nuée. Les deux projets me semblent énormément discuter ensemble. On retrouve ce même rapport à une nature dangereuse qui penche vers le mystique – on pense aussi à Take Shelter (Jeff Nichols, 2011). Entre cette pluie d’acide et cette invasion de sauterelles, on a l’impression que tu ambitionnes de revisiter les plaies d’Egypte.
Ce n’est vraiment pas dans mon idée. En tout cas, pas pour ce que ça transporte de religieux ou de mystique. Après si c’est pour le rapport de l’être humain à la nature, à ses catastrophes qui lui tombent dessus et qu’il a parfois lui-même engendrées, là oui, c’est vraiment quelque chose qui m’intéresse et me travaille. Ce côté, comme ça, un peu insondable… Le fait que l’Homme inconsciemment ou pas, provoque sa propre perte. Ce que l’on vit avec le COVID en est un très bon exemple, l’épidémie de vache folle… L’explosion de Chernobyl aussi. A chaque fois l’être humain est plus ou moins à l’origine de la catastrophe et cherche ensuite à se dépatouiller d’un drame qu’il a créé. C’est cette tragédie là qui m’intéresse plus que le mythe religieux en lui-même. Mais c’est certain qu’il y a des liens entre mes deux films. D’ailleurs quand Thierry Lounas m’a appelé pour me faire lire le scénario de La Nuée il m’a dit « Visiblement tu sais très bien filmer les nuages, alors je te propose de filmer un nuage de sauterelles » (rires). Ce qui relie aussi La Nuée à Acide, mais aussi à Take Shelter – qui est en effet une grande inspiration pour moi – c’est un autre grand sujet qu’est celui de la famille. Comment une cellule familiale confrontée à une catastrophe, balancée au cœur d’une telle tragédie, va s’éroder, résister, se retrouver…
C’est d’autant plus actuel, au regard de tout ce qu’on est en train de vivre car les confinements ont autant éloigné des familles qu’ils ont pu en rapprocher.
Je crois que c’est en effet l’une des thématiques majeures de la décennie qui se termine, et sûrement encore plus de celle qui s’annonce. On est en train d’intégrer progressivement la notion de sacrifice. Notre survie, à plein de niveau, dépendra à terme de tout un tas de sacrifices que l’on va devoir faire, à différentes échelles. Il va falloir accepter de perdre peu à peu des choses, et de façon de plus en plus violente. C’était pas du tout la problématique des années 90 ou 2000… Et encore moins du cinéma des ces années-là. Je ne suis pas sûr que La Guerre des Mondes (Steven Spielberg, 2005) ait la même fin optimiste si on le réalise l’année prochaine par exemple…
Tu m’offres une transition évidente vers la fin de La Nuée. Sans trop en dévoiler les tenants et aboutissants, j’aime cette fin qui se finit dans un souffle, dans une union. Elle me semble assez radicale et osée bien que certains la trouvent déceptive, voire facile. Je ne vois personnellement rien de facile à assumer un tel geste.
J’ai lu aussi les réserves que tu mentionnes et forcément ça te fait te poser dix milles questions : « Mais si j’avais dû faire plus, j’aurais pu faire quoi ? ». On a assumé cette fin comme un geste, en effet, et je suis assez étonné que cette proposition soit si mal accueillie par une presse spécialisée. Sans vouloir y mettre de la prétention, j’ai du mal à comprendre que ce geste ne soit pas soutenu, voire jugé de façon aussi simpliste… D’autant plus dans ce contexte où l’on semble en recherche d’un certain renouveau et de propositions singulières. C’est une fin qui peut paraître minimaliste pour certains parce qu’elle se ressert sur un enjeu du film qu’est ce lien entre cette femme et sa fille, mais elle n’en est pas moins ambitieuse. Elle a mobilisé quand même énormément de moyen, énormément de temps et d’argent… Ce n’est pas une fin au rabais de ce point de vue là, on a essayé d’aller au bout, de soigner visuellement cette conclusion. Donc quand je lis en gros « Dis donc ils se sont pas foulés avec leur petite attaque de sauterelles » j’avoue que ça m’attriste, parce que c’est totalement déconnecté de la logique de fabrication du film, de son budget… On demande de faire et donner plus à des films qui n’en ont pas forcément les moyens, ni même l’ambition. Bref passons… Pour parler de cette fin mais autrement… Le choix de cette conclusion a été forcément remis en question. On a eu des versions qui se terminaient de façon beaucoup plus tragique, mais le distributeur a clairement dit qu’il pensait que c’était une très mauvaise idée, qu’on allait perdre une grande partie du public avec une conclusion aussi noire. Cette vision-là très pessimiste m’intéressait, parce que comme je le disais en comparant avec celle de La Guerre des Mondes, elle me semblait coller davantage à notre époque. On a donc tourné deux fins, et la seconde est celle qui est montée. Ce n’est pas un happy end à proprement parlé, mais en finissant comme ça, sur cette union, il y avait quelque chose qui m’intéressait autour de la transmission et qui était au cœur des réflexions de Jérôme et Franck. C’est nuancé, c’est dramatique mais il reste une note d’espoir qui est incarnée par cette jeune fille et par ce lien retrouvé avec sa mère. De tout ce drame naît finalement l’espoir, celui d’un tout premier jour à venir. J’aime finalement cette fin, même si l’idée première était d’être plus âpre, plus dur, plus pessimiste… Mais en même temps, j’ai envie de dire « à quoi bon »… La période que l’on est en train de vivre renforce d’ailleurs le sens de cette fin je crois. Même si tout cela commence à faire long, qu’on est éprouvés par ces événements, il y a toujours l’espoir qu’un jour ils seront derrière nous. Le COVID va finir par disparaître, on va redémarrer nos vies en ayant appris de nos erreurs, sûrement qu’on continuera d’en refaire, les mêmes ou d’autres… Mais quand je regarde mes enfants je vois leur grande capacité de résilience. Quand je les regarde, je vois l’espoir.
Propos de Just Philippot
Recueillis par Joris Laquittant