Pour la sortie de son merveilleux Un Couteau dans le cœur, l’un des plus beaux films français de l’année, nous avons rencontré Yann Gonzalez dont c’est seulement la deuxième réalisation. Aussi généreux, foisonnant et sentimental que son cinéma, il défend dans cet entretien une vision protéiforme, transgenre et amoureuse de la cinéphilie et du monde. Après la bulle qu’était Les rencontres d’après minuit (2013), il ouvre encore plus son univers et fait exploser son désir d’utopie.
Retrouver la Nuit
Pour commencer, je voudrais d’abord revenir sur ton aventure cannoise qui a commencé me semble-t-il avant même le début du festival. Ouverture de la semaine de la critique, puis de la section Un Certain Regard, on a entendu tous les pronostics avant qu’on apprenne que le film serait en compétition officielle. Comment as-tu réagi à tout ça ? Avec le recul de l’accueil, penses-tu que le film était à la bonne place ?
La bonne place c’est à nous de la définir. Ce n’était tout du moins pas une place « logique pour le film ». Mais ce qui me plaisait c’était de défier cette logique-là. C’était pour moi beaucoup plus excitant que ce film aussi bizarre, aussi hirsute soit-il, se retrouve en compétition. Certains me disent qu’on aurait été plus protégés à la Quinzaine des Réalisateurs ou à la Semaine de la Critique, ce qui n’est sans doute pas faux. Mais finalement on nous aurait laissé une nouvelle fois dans notre marge. J’ai été très heureux de présenter à la Semaine mon premier long – Les Rencontres d’après-minuit (2013), mais amener ce nouveau film en compétition officielle, malgré sa bizarrerie, en faisait un film politique. Il s’agissait de célébrer la marginalité, le cinéma bis, tout un pan d’humanité et d’imagerie souterraine, et de ce point de vue, j’ai trouvé ça très réjouissant. Malgré toutes les critiques violentes que le film a pu susciter parce qu’il était effectivement mis en lumière, pour moi ça restait une victoire hyper forte. A la fois une victoire de cinéma et une victoire politique parce que je ramenais ces gens-là et ce cinéma-là en pleine lumière.
C’est d’autant plus beau que le festival de Cannes nous a habitué ces dernières années à représenter le cinéma de genre en compétition à travers des objets très lisses, voire chics, qui « faisaient genre », en plus d’être totalement hétéro-normés. Je pense par exemple à Personal Shopper (Olivier Assayas, 2016) ou L’amant double (François Ozon, 2017).
Le cas du Ozon est bizarre, il y a quand même Jérémie Renier qui se fait goder. Mais c’est encore vu comme une espèce de déviance sexuelle… C’est étrange, comme s’il y avait une sexualité qui ne pouvait pas faire éclater le vernis de la bourgeoisie. Je ressens souvent ça en voyant ses films, sauf dans ses premiers, mais pour lui c’est aussi sans doute une manière de s’adresser à un public plus large et de pas perdre son public hétérosexuel. Sur L’amant double je rejoins ton constat.
Ça interroge plus globalement sur la relation que le festival entretient avec le cinéma de genre. Cette année, l’accueil de ton film comme celui d’Under the Silver Lake (David Robert Mitchell, 2018), ou encore celui ultra-violent reçu par The House that Jack Built (Lars Von Trier, 2018) interrogent à nouveau sur la capacité du public cannois à recevoir un film de genre…
C’est un public très large, donc forcément il y une frange infime de ces gens qui connaissent bien le cinéma de genre. Après, j’ai l’impression, peut-être que je me trompe, mais que la jeune cinéphilie aujourd’hui est autant ouverte au cinéma de genre qu’au cinéma traditionnel et que vous avez un peu digéré cette hybridation du cinéma. Aujourd’hui, quelqu’un comme Argento, pour la plupart des cinéphiles de votre âge (20-25 ans) c’est quelqu’un de presque aussi important que Bergman ou Antonioni, donc il y a une espèce de hiérarchie qui s’est décalée au fil des années. Mais ce qui est étonnant c’est que ce goût de la jeunesse pour le cinéma de genre est encore problématique pour la génération d’avant, celle des gens de 40-50-60 ans, pour qui la hiérarchie ancienne est encore très importante. Malheureusement ce sont eux qui décident dans les commissions, ce sont eux qui programment dans les festivals, donc il y a encore une peur, une barrière, contre laquelle il faut se battre. Ça reste encore une lutte, mais c’est ce qui est excitant. Mais si le cinéma de genre était aussi accepté qu’on le souhaiterait, serait-il aussi excitant ? C’est une vraie question. Pour moi c’est la même chose que la question de normer l’homosexualité, à travers le mariage pour tous etc… Évidemment, c’est génial. Tout d’un coup c’est davantage de droits pour les homosexuels, mais en même temps on perd une part de l’homosexualité qui était du côté du danger, de la subversion, de la nuit… J’aime bien que le cinéma de genre reste dans cette nuit, parce que j’ai un peu peur que s’il est traité à la même hauteur que le cinéma dit traditionnel, le cinéma de genre perde son essence subversive. Donc en définitif, j’ai un rapport paradoxal à toutes ces questions. Je pense notamment à cette aide spéciale octroyée au cinéma de genre par le CNC depuis peu. C’est une chose étrange contre laquelle je suis assez révolté je dois dire. Parce qu’il s’agit d’octroyer trois aides par an à des films de genre – et en plus des genres très très définis à chaque fois – au lieu de les accueillir à l’avance sur recette. Il faudrait au contraire qu’il y ait des experts dans les commissions de l’avance sur recette, des gens qui savent ce que c’est qu’un film de genre, et qui sauraient accueillir une forme d’hybridation au sein des projets… J’ai tendance à penser que cette aide spécifique est une forme de régression.
En plus, ces films ne seront pas vraiment dans « la nuit », puisqu’à partir de cette aide, ils seront totalement intégrés au système.
Oui, bon après de toute façon, des films comme Grave (Julia Ducournau, 2017) par exemple, ne sont pas des films qui sortent au Brady comme dans les années 70-80 ! C’est un film qui a été exploité dans les UGC ou le réseau MK2. Donc la nuit est perdue à jamais quelque part… Ne faut-il pas la lâcher une bonne fois pour toute ? Avec Un Couteau dans le cœur j’ai essayé de retrouver cette nuit. Ce qui m’excitait, c’était de retrouver cette nuit perdue du cinéma de genre.
Cette interrogation que tu as, c’est quelque part ta spécificité dans le paysage du cinéma français. Ce doit être difficile à tenir parce que si l’on y réfléchit, la case que tu représentes est la seule à ne pas être représentée. Il y a une case « auteur » pour l’avance sur recette, une case « genre » très spécifique, encore plus depuis la création de cette nouvelle aide du CNC, et finalement pas de place pour un cinéma plus hybride, le tien ou celui de Bertrand Mandico par exemple. Comme un refus politique de l’hybridation.
Oui, mais c’est à nuancer. Bertrand et moi, on a tous les deux eu l’avance sur recettes pour nos films respectifs, même si ce fut très difficile. Les premières fois où je passais l’oral de l’avance sur recette, j’ai eu le malheur de parler de cinéma de genre et je pense que c’est quelque chose qui n’est pas compris, qui n’est pas connu ! Il y a neuf personnes qui votent à l’avance sur recette, si sur ces neuf personnes il y en a une ou deux qui connaissent le cinéma de genre on est chanceux ! J’ai siégé à quelques commissions de l’aide à l’écriture – pas de l’avance sur recette – et je me suis retrouvé en séance plénière à défendre les films de genre dont tous les autres disaient clairement : « ça nous intéresse pas », « on connaît pas »… Je trouve ça scandaleux ! C’est honteux qu’on ne mette pas là des gens qui connaissent et s’intéressent à « tous » les cinémas, des gens qui sont pour cette pluralité des genres, sans aller dans des spécialités. Mais, pour contrebalancer ça, je dirai quand même que quand il y a quelqu’un de passionné comme je le suis qui siège dans une commission, malgré tout, on l’écoute un peu. C’est parce que j’ai eu cette chance de tomber sur des gens ouverts et passionnés que j’ai pu finalement obtenir cette aide pour mes deux longs-métrages.
Est-ce que tu as peur que cette nouvelle aide au cinéma de genre te rende encore plus difficile l’accès à l’avance sur recettes du CNC ? Tu n’as pas peur qu’on te renvoie vers les aides spécifiques au cinéma de genre, et que de l’autre côté on te dise que ton cinéma n’est pas assez affirmé dans un genre précis ?
J’ai discuté un peu de ça avec Xavier Lardoux du CNC à travers la Société des Réalisateurs de Film (SRF) dont je suis co-président. Il réfute totalement cela et dit qu’il a donné des consignes très précises aux gens de l’avance sur recette afin qu’ils acceptent tout autant aujourd’hui les films de genre et pas forcément les reléguer vers l’aide spécifique. On verra, l’avenir nous le dira… J’ai quand même un peu peur que ça devienne une case pour les mal-aimés de l’avance sur recette.
On sait que c’est Julia Ducournau qui présidera cette aide cinéma de genre du CNC. Son film a beaucoup été défendu dans nos colonnes, mais on ne peut pas nier que Grave représente quelque part le film de genre dans le « système ». Il a pu même être raillé comme un « film de genre Femis ».
Je suis partagé par rapport au film. Il est très efficace, avec vraiment de très belles idées, de très belles séquences. Pour moi, il manque quand même un peu de trouble. Le scénario est presque balisé. J’ai également un peu de mal avec le personnage homosexuel qui est un petit coup de coude au public queer et en même temps c’est un personnage qui est tout de suite ramené vers l’hétérosexualité, donc j’ai du mal avec ça. Mais là où je suis très heureux que ce film existe c’est qu’il a ouvert une brèche, il a fait parler du cinéma de genre en France, il a connu un grand succès international, et j’ai l’impression que, malgré tout, plein de gens vont pouvoir s’engouffrer dans cette petite faille du système. Je suis hyper curieux de découvrir son prochain long-métrage, son prochain projet. C’est une fille hyper intelligente, qui parle extrêmement bien de cinéma, donc sa présence là est une bonne nouvelle. Que quelqu’un comme elle, une fille en plus, existe et permette de faire exister d’autres films plus singuliers, plus atypiques au sein du cinéma français, c’est génial, il ne faut pas cracher dans la soupe.
On observe dans nos colonnes depuis quelques mois que certains films de genre français ont une prise plus directe avec le contemporain, et notamment avec la France, le Paris post-attentat (voir notre article, Vers un cinéma de genre post-13 Novembre ?) – avec des films comme La nuit a dévoré le Monde (Dominique Rocher, 2018) et Dans la brume (Daniel Roby, 2018). Même si ton film peut paraître plus anachronique à ce niveau, penses-tu que c’est en retrouvant cette capacité d’exorciser les peurs contemporaines que cette nouvelle ouverture au cinéma de genre suivant Grave peut parler au public et perdurer ? Ton film exorcise tout de même beaucoup de peurs aussi, liées notamment à l’homophobie.
Je n’ai pas vu ces deux films, mais oui évidemment, Un couteau dans le Cœur n’est pas si déphasé que ça. Par exemple, la folie meurtrière d’Orlando a vraiment influencé très directement la scène du cinéma, et du meurtre du tueur par ses victimes. J’étais très frappé par le fait que ça soit un homosexuel mal dans sa peau qui tue tout un tas de types dans une boîte gay. Je trouvais ça d’une violence inouïe et j’ai imaginé ces victimes-là qui finissaient par se retourner contre le tueur sans savoir que lui-même était homosexuel. Je trouvais que c’était une idée forte et tragique à la fois. La fin du film était assez différente au départ et ça m’a tellement frappé que j’ai vraiment réécrit la scène et fait en sorte que les victimes se retournent contre leur propre bourreau sans savoir qu’il faisait partie de la même caste qu’eux.
Tu fais référence au « dénouement » de l’intrigue policière du film, dans une scène hyper violente et très troublante parce quand on connaît ton rapport au monstre et à sa dimension presque romantique, d’un coup il y a une empathie très puissante, très paradoxale avec le meurtrier.
Bien sûr, parce que c’est un meurtrier qui a subi une tragédie lui aussi, qui a été meurtri, qui a été plus que blessé, qui a été détruit par les violences et les peurs d’un père.
Toute cette partie-là, qui nous raconte le passé douloureux du monstre puis son assassinat par un jeune homme vengeant sa communauté, est totalement sublime. Ce qui est très beau c’est que c’est presque une convention de genre. Il y a le flash-back dont tu assumes le noir et blanc classique du souvenir, l’explication presque didactique – passage obligé de beaucoup de gialli par exemple – mais la beauté vient du fait que tu investis cette convention d’une émotion profonde, d’un personnage tragique, sans être plus intelligent que le genre. C’est une expression que tu utilises beaucoup en interview et qui nous parle forcément beaucoup chez Fais pas genre nous qui exécrons ceux qui Font genre. Contrairement à ce qu’un spectateur classique pourrait penser face à un moment aussi romantique, c’est celui où il me semble que tu assumes le plus le genre. C’est aussi à mon sens, le plus beau moment du film.
Merci, tout ça me touche beaucoup. Non seulement parce que c’est aussi le moment que je préfère mais aussi parce qu’effectivement j’ai une méfiance envers ces petits malins au-dessus du genre. Je te donne un exemple. J’étais frappé par un film qui doit dater un peu maintenant : Hotel (Jessica Hausner, 2004) qui est une sorte de variation autour du cinéma d’horreur et qui est tellement prétentieux, qui se plaçait tellement au-dessus des lois du genre, que vraiment je finissais par trouver ça dégueulasse. J’en étais choqué. En plus le film est chiant, avec un affreux côté autrichien à la Haneke. C’est vraiment une de ses disciples. Mais pour qui se prennent ces gens-là ? Ces gens qui se croient plus intelligents que ces films populaires merveilleux, formidables, poétiques qui sont nés dans les années 70/80. C’est d’autant plus rageant qu’elle n’avait pas la culture de ces films, comme beaucoup de ce genre d’auteurs d’ailleurs.
Ce que rappelle ton film, et qu’on dit trop peu, c’est que le cinéma de genre est avant tout un cinéma de personnages et d’acteurs. Je t’ai vu dans une interview parler d’Argento et de son rapport aux acteurs et tu soulignais très justement que le déclin de son cinéma correspond au moment où il prend moins plaisir à filmer les acteurs, où ceux-ci sont plus médiocres…
Oui c’est vrai. Il suffit de regarder tous les seconds couteaux des films d’Argento. J’ai revu Le Chat à 9 queues (1971) pour Mad Movies dernièrement, tous les seconds rôles sont géniaux ! Toutes ces trognes incroyables, tu sens qu’il est allé les chercher dans la rue. A l’époque, il y avait ce goût du cinéma populaire en Italie où on allait chercher des gens qui respiraient la vie, et pas des acteurs formatés comme le sont la plupart des acteurs français aujourd’hui… Quand tu parcours les sites d’agences de comédiens aujourd’hui en France, c’est terrifiant, t’as juste envie de te tirer une balle… ça devient extrêmement difficile de trouver des corps qui ne soient pas lisses et beaux. Le contre-poison de ça c’est aller chercher des gens ailleurs, dans la rue, dans les clubs. C’est un travail de casting sauvage qui pour moi est crucial aujourd’hui et qu’on doit continuer à mener jusqu’au bout de sa vie. Par ailleurs, ça reste très beau d’aller chercher des acteurs qui évoquent une histoire du cinéma, mais aussi de les confronter sur un plateau à des gens qu’on ne voie jamais, à des visages singuliers et des non-acteurs. Il y a là quelque chose de stimulant sur le plateau mais aussi pour le spectateur. Peu de cinéaste font ce travail là, et ça manque.
Tu ne crois pas que ce travail autour des personnages, des acteurs manque aussi à des cinéastes plus adoubés du cinéma de genre français aujourd’hui ? Je pense par exemple au cinéma d’Hélène Cattet et Bruno Forzani. Quand je vois Laissez bronzer les cadavres (2017), comme tout le reste de leur filmographie, leur travail formel m’impressionne forcément mais il manque cette implication émotionnelle, tant et si bien que je me demande si leur œuvre n’est pas un peu chic, un peu faite pour les musées…
Je pense qu’ils aiment le genre autant que moi, si ce n’est plus. D’ailleurs ils en parlent vraiment très bien, ils sont passionnants en interview, en même temps qu’ils sont très sincères dans leur approche du genre. Pour moi, ils ne sont surement pas malins, ou chics. En fait, leurs films sont de purs fétiches, et qui pour moi ne vont pas assez loin au-delà du fétiche. Il y a quand même des choses totalement bouleversantes en terme plastique. Je pense notamment à ce plan dans leur dernier où cette fille habillée sur laquelle on tire est dénudée au fil des balles qu’on lui tire dessus, où là j’ai une vraie émotion plastique mais aussi vraiment… ça m’a foutu les poils ! Le fait également que pour la première fois ils aillent chercher une grande actrice comme Elina Löwensohn – quelqu’un qui ramène une humanité, une force, et que je trouve bouleversant même si j’ai tourné une journée seulement avec elle – je trouve que ça ramenait un peu plus leur cinéma vers les acteurs, vers les personnages. Malgré tout, les personnages restent effectivement un peu prisonniers de ce brio formel, de ce feu d’artifice permanent de forme dans lequel leur cinéma est un peu contraint. Ce sont des personnages qui sont donnés comme érotique – à travers la transpiration par exemple – mais ça reste une idée de cinéma et ce n’est pas très incarné. C’est ça aussi qui me manque, parce qu’on ne peut pas dire que dans les gialli de l’époque c’étaient des personnages très travaillés non plus. Mais c’était des personnages qui transpiraient l’érotisme, la sexualité, le trouble, le complexe, la frustration, et tout cela passait à travers le regard des acteurs et on laissait l’espace à ça. Il reste malgré tout leur amour du cinéma qui est communicatif, vibrant, et ce sont des cinéastes que j’aurais toujours envie de défendre parce que ça fait tellement du bien de voir de la forme dans le cinéma actuel, et surtout dans le cinéma de genre qui est totalement déserté par la forme la plupart du temps. Je suis dévasté quand je vois la plupart des films de genre aujourd’hui qui sont d’une laideur visuelle pas possible, grisâtre, avec un montage complètement épileptique. Il n’y a plus aucune place laissée au plan, à la mise en scène, c’est terrifiant. C’est aussi contre ça que j’ai fait Un Couteau dans le cœur. Contre cette grisaille du cinéma français et du cinéma de genre actuel et ce côté hyper numérique. Faire péter les couleurs, les costumes, les décors, comme un gosse ! Comme un gosse qui a joui devant des films de Bava, d’Argento et qui s’est pris des couleurs pleins les yeux. J’avais envie de rendre hommage à ça, de recréer ça, modestement.
Jusque-là on a plus parlé de ta place dans le cinéma de genre, mais ton hybridité vient aussi du fait que tu es autant présent ce mois dans Les Cahiers du Cinéma que dans Mad Movies, mais aussi que tu cites aussi bien comme références Argento que Marie-Claude Treilhou ou Paul Vechialli, qui sont beaucoup plus « auteurs ». Or, les références de genre dans le cinéma d’auteur français existent depuis longtemps. Je pense à des cinéastes comme Alain Guiraudie, les frères Larrieu, Bertrand Bonello et d’autres qui parlent beaucoup du cinéma de genre depuis longtemps, pourtant aucun n’a encore vraiment passé le pas. En allant plus directement du côté du giallo, réponds-tu à cet attentisme d’un certain cinéma français ?
D’abord, je dois dire qu’être à la fois dans Mad Movies et Les Cahiers, c’est vraiment un rêve d’adolescent, tant j’étais biberonnés par ces deux revues dans ma jeunesse. Sinon, pour répondre à ta question, bien sûr, oui. Il y avait vraiment une volonté dès le départ de se confronter frontalement au genre, d’assumer directement le film d’horreur, le slasher, le giallo et d’en assumer les codes jusqu’au bout, tout en l’emballant à travers une histoire d’amour, un romantisme, un film plus traditionnel quelque part, mais sans jamais lâcher le genre. Le pari du film était quand même de jouer sur les deux côtés, à la fois du côté du personnage principal, Anne, qui est un monstre d’amour, et à la fois du côté du tueur qui est un vrai monstre de cinéma de genre. Il y a vraiment la dimension de films amoureux des années 70 à travers Vanessa, et la dimension film de genre à travers toutes les scènes avec Jonathan Genet (interprète du tueur). Pour moi c’est à la fois un équilibre de cinéaste et un équilibre de cinéphile. Comment colmater deux continents de cinéma très différents, qui en même temps se rejoignent par la subversion, par l’excès, et par l’intensité.
Mais aussi par des motifs ! Par exemple, on a beaucoup parlé du jeu des acteurs dans ton film, certains qui n’avaient pas l’habitude le trouvaient faux, ce qui est assez alarmant sur le mal qu’a fait le « naturalisme » sur le spectateur de cinéma aujourd’hui. Quand on voit le jeu de ton film, on pense plus naturellement aux références à Vechialli ou Treilhou pour la musicalité des textes, et en même temps si on regarde le jeu dans les gialli c’est un jeu aussi très « faux », avec ces post-synchro souvent étranges qui génèrent une vraie artificialité, donc finalement pas si lointains d’un jeu à la Rohmer ! En fait, tu crées des correspondances plus évidentes qu’on ne le croit au départ.
Oui, toutes ces références sont comme des cousins éloignés pour moi. C’est terrible ce constat. J’ai l’impression que ce jeu, cette manière particulière de parler, cette intonation singulière du cinéma des années 60-70, c’était une convention de cinéma qui était acceptée par tout le monde parce qu’on entrait dans une salle de cinéma, on allait ailleurs, on voyageait, on acceptait d’être dans une sorte de dimension parallèle à la réalité. Aujourd’hui, c’est comme si le cinéma était devenu dans 80% des cas, une continuité asexuée et asséchée du réel. C’est terrible. Et c’est pour ça que le cinéma contemporain ne m’excite plus beaucoup. Je pense aussi que le numérique y est pour beaucoup car il a dévoyé cet érotisme du cinéma. Tarantino le dit très bien : regarder des films en projection numérique c’est comme regarder des films chez soi. Il n’y a plus la magie artisanale de la projection, de la vibration du 35mm ! Comme cette magie se perd, il n’est pas étonnant que les spectateurs veulent des films qui restent attachés viscéralement au quotidien.
Pour moi, ça devient presque même du mépris pour les personnages. Quand je vois En Guerre (Stéphane Brizé, 2018), j’enrage de voir ce style BFM-TV qui emprisonne les personnages et les réduit à leur misère. Comme s’ils n’avaient plus le droit à des histoires, à des enjeux, à des utopies, ce qui me paraît assez fréquent dans le cinéma français, notamment celui qui se veut politique. Ton film est beau pour ça aussi, tu offres des utopies à des personnages à la marge.
Pour moi le politique dans un film c’est justement d’amener des personnages vers une utopie, de les magnifier, de leur rendre leur histoire, l’histoire de leur vie et de leur sentiment, de ne pas les réduire à des poupées pour faire passer un message. C’est les rendre vivant tout simplement, pour le spectateur s’y attache et que se disent que ce sont peut-être des personnages qu’il pourrait défendre dans la vie aussi. En quoi des films, soi-disant artificiels comme les nôtres, seraient si coupés du monde ? C’est tout le contraire pour moi. Ils essaient de faire rejaillir l’espoir, à travers des personnages qu’on connaît aussi, que je côtoie, qui sont forts, qui sont puissants, et j’essaie de faire rejaillir toute cette puissance à l’aide du cinéma.
Les Rencontres d’après-Minuit et Un couteau dans le cœur sont des films très différents, mais leur point commun est qu’ils vont vers l’utopie. Comme toute utopie, elles portent leur part de mélancolie, d’ombre. La scène finale d’Un Couteau dans le cœur, si elle commence dans un blanc immaculé et dans une sorte de valse amoureuse libérée, s’achève dans l’ombre, dans une obscurité presque menaçante. Dans Les Rencontres d’après Minuit, les trois derniers personnages semblent se rassembler, mais cela se fait dans un froid glacial, presque triste.
Qu’est ce que le cinéma si ce n’est dessiner une utopie, si ce n’est dessiner une île de possibles, une île d’amour, une île où les désirs seraient libérés, où la sexualité serait totalement acceptée, la plurisexualité, la pansexualité ? Je ne sais pas si je parlerais de menace, ou alors c’est la menace du monde, de la société qui nous entoure, mais il s’agit des peurs en fait. C’est la peur du monde qui tout à coup s’abat sur la bienveillance et l’amour, mais on finit toujours avec un sourire. Vanessa Paradis sourit à Nicolas Maury. C’était crucial pour moi. Les Rencontres d’après Minuit s’achevait sur la possibilité d’une famille recomposée, et par un sourire également, celui d’Alain Fabien Delon. A chaque fois, ce sont des sourires en larmes, mais porteurs d’espoir.
Ton cinéma est un véritable cabinet de curiosités et de références, pourtant, on ne passe pas tellement de temps à essayer de les reconnaître, à chercher le clin d’œil. Il semblerait que tes références s’impriment dans tes films comme les éléments ressortis d’un rêve, ce qui les rend finalement personnelles, très loin du jeu cynique autour du clin d’œil permanent qu’on peut observer dans beaucoup d’œuvres contemporaines. Un seul de ces films est pour moi dans la même logique que toi, et ce très paradoxalement, c’est Ready Player One (Steven Spielberg, 2018). En effet, Spielberg fait défiler les références tellement vites, qu’elles semblent être également, à mon sens, les éléments d’un rêve, celui d’un enfant imprégné de pop-culture.
Je n’ai pas vu Ready Player One, parce que plusieurs amis étaient circonspects. Mais je vais y aller ! De toute manière je suis tellement admiratif du travail de Spielberg que je prends le compliment ! Parfois je ne comprends pas ses films tout de suite, comme A.I. Intelligence Artificielle (2001). La première fois que je l’ai vu j’ai vachement résisté, je suis vraiment passé à côté. En le revoyant, j’ai trouvé ça bouleversant, c’est vraiment un chef-d’œuvre absolu pour moi. Pour en revenir aux références, j’aime beaucoup cette idée de références comme réminiscences d’un rêve. Pour moi le rêve infuse aussi sur la narration. J’essaie de ne pas me fier à une logique imbattable. Quand on a écrit le scénario (avec Cristiano Mangione) on s’est dit : « essayons d’être le plus improbable possible ». Il fallait que le film soit logique et cohérent dans son improbabilité. On voulait s’autoriser à épouser la forme et les contours du rêve avec des personnages en chair et en os. Il y avait encore là une dualité entre des personnages extrêmement vivants et vibrants et une atmosphère qui peu à peu – parce qu’à mon sens c’est pas le cas du début du film – plonge totalement dans le rêve. La séquence qui marque ce passage, c’est quand Anne va à l’oisellerie, c’est à ce moment là qu’elle ouvre la clé des songes. Je sais que beaucoup de spectateurs décrochent à ce moment là parce qu’effectivement on va vers une tonalité plus planante où on suit le fil d’une plume : on décélère pour entrer dans les limbes du rêve. C’est toujours paradoxal, puisque c’est là qu’on croise peut-être les personnages les plus concrets du film que ce sont ceux de Romane Bohringer et Jacques Nolot. Ce sont presque des personnages à la Simenon. C’est Hélène Ruault, la co-scénariste de Guillaume Brac, qui m’avait dit en lisant le scénario que le film plongeait à ce moment-là chez Simenon. Ça m’avait frappé, et j’avais trouvé ça très beau.
Il y a un côté Franju aussi à ce moment.
Ouais ! Entre Franju et Simenon. C’est aussi parce qu’il y a ce personnage très évanescent et très féérique d’Elina Löwensohn qui débarque avec une robe de princesse bizarre et tragique. A l’oisellerie, il y a aussi l’apparition de Thomas Ducasse qui compte beaucoup pour moi. Je l’avais déjà fait tourner dans mon précédent court Les îles (2018). Pour moi c’est un acteur perdu dans son époque, un acteur d’un autre temps, intemporel. Il a quelque chose de bressonien. C’est très difficile aujourd’hui, surtout à l’ère d’internet où on est saturé d’images et de sons, d’écouter le récit de quelqu’un, et je trouve que lui quand il parle, quand il raconte l’histoire des oiseaux, et bah on l’écoute, on est happé par son phrasé, sa voix et par son visage, sa façon de regarder Vanessa. Il est incroyable dans cette scène.
Je reviens aux références, parce qu’il y avait un autre film cette année à Cannes en compétition où cette question est essentielle, c’est Under the Silver Lake de David Robert Mitchell. C’était aussi une surprise en compétition, d’un cinéaste non habitué, que l’on considère « de genre » et de surcroit de la même génération que toi. Pourtant, il me semble que le film sur cette question des références, est un peu le contraire du tien, jouant beaucoup plus sur une connivence avec le spectateur, et une nécessité de capter les références, d’être cinéphile, pour suivre le récit.
Je ne crois pas tant que ça que nos films soient des contraires. Je l’ai vu à Cannes, et c’est l’un des films que j’ai préférés de cette édition. Pour moi, le fil entre Under the Silver Lake et Un Couteau dans le Cœur c’est Rivette ! Il y a un côté jeu de l’Oie, jeu de pistes, à travers la ville, à travers des indices complètement ésotériques. Le cinéma de Rivette m’inspire beaucoup et j’adore qu’on passe d’un monde à un autre de manière totalement surprenante à chaque fois. Pour moi les films de Rivette c’est vraiment ça, sauter de case en case comme sur un jeu de l’Oie – Out 1 : Noli me Tangere (1971), Céline et Julie vont en bateau (1974), tous ces films sont portés par ça. Dans L’amour par terre (1984) Jane Birkin ouvre une porte et tout à coup on se retrouve dans un immense parc. La scène de l’oisellerie dans mon film en est une référence direct. Je retrouve ce plaisir du récit au circonvolutions inattendues dans le film de David Robert Mitchell, à travers le parcours de ce personnage hébété. Je trouve d’ailleurs Andrew Garfield génial et sexy dans le rôle.
Pour en revenir à ton film, parlons du personnage de Anne incarnée par Vanessa Paradis, je crois qu’elle est inspirée d’un personnage réel c’est bien ça ?
Oui. C’est un personnage fascinant qui s’appelait Anne-Marie Tensi, productrice de films porno gay dans les années 70, une sorte de pionnière. Dès que j’en ai entendu parler je me suis dit que c’était un combustible idéal pour un film. C’était un personnage tellement romanesque et tellement subversif pour son temps. Pour moi c’était comme une femme guerrière qui tenait en laisse une meute de jeune loups hyper sexués. J’aimais bien cette idée d’une femme puissante avec plein de jeunes mecs à sa botte.
Ça donne dans le film des scènes hyper saisissantes où elle est entourée d’hommes et elle dirige vraiment le plateau. On parlait de politique, là encore politiquement c’est très frappant. Tu nous fais découvrir d’ailleurs une force inédite chez cette comédienne, même si quand on la revoit comme ça, rappelle aussi la Vanessa Paradis de chez Brisseau… Elle a là une gouaille, une rage inédite. Elle est vraiment géniale dans le film, et c’est sans doute une des plus grandes injustices que j’ai pu entendre à Cannes dans certains premiers retours qui la jugeaient mauvaise.
Ça me fait plaisir parce que je la trouve tellement extraordinaire dans le film… Elle donne tout, elle tente plein de choses, elle ne fait jamais l’économie de l’intensité… En même temps elle a ce petit corps fragile qui semble déborder en permanence d’affects, de rage, de pulsions. Je suis tellement heureux de ce choix-là.
Voyeurisme, tueur romantique, image qui tue, pellicule brûlante, le cinéma qui hante le plus Un couteau dans le cœur est sans aucun doute celui de Brian de Palma. Phantom of the Paradise (1974) me paraît particulièrement important, avec ce tueur qui ressemble beaucoup à celui du film. Son absence à Cannes cette année me paraît d’autant plus inacceptable qu’il reste un cinéaste d’une grande vitalité. Je crois que comme moi tu adores Passion (2013), qui est à mon sens un vrai chef-d’œuvre.
Domino – le prochain De Palma, ndlr – était peut-être le film que j’attendais le plus à Cannes pour cette année, donc comme toi j’étais extrêmement déçu. Évidemment je continue de suivre et d’aimer passionnément Brian De Palma. Je trouve toujours autant de choses saisissantes et inventives dans son cinéma aujourd’hui. Si tu prends Passion par exemple, on parle souvent de ce split-screen dément, mais pour moi il y a vraiment un plaisir continu dans le film, qui est aussi le plaisir de la figure, l’érotisme et la jouissance féminine qui était pour moi le grand fil rouge de la carrière de De Palma. C’est marrant parce que j’aime moins ses films de mec, comme Outrages (1989), même s’il y a un très beau personnage secondaire féminin. Mais par exemple je n’ai jamais vu Les Incorruptibles (1987) parce que pour moi c’est vraiment un film de mecs. Pour moi la libido de De Palma au cinéma passe par la féminité. C’est pour ça que son premier grand film c’est le film où la sexualité féminine devient la plus saillante, à savoir Sisters (1972) ! Avant, il cherche encore dans des personnages beaucoup plus masculins. Phantom of the Paradise c’est du point de vue d’un mec mais il y a une figure féminine extraordinaire incarnée par Jessica Harper. C’est quand même une des rares actrices à avoir été à la fois chez De Palma et chez Argento ! Qu’il y ait une correspondance entre ces deux cinéastes, qui sont peut-être les deux cinéastes les plus importants de ma vie et de mon adolescence, à travers le corps et le visage d’une actrice, c’est quelque chose de très marquant, et j’avais une passion pour Jessica Harper quand j’étais gamin, elle a été mon premier fantasme de cinéma. Je crois en plus que Phantom of the Paradise c’est un des tous premiers films que j’ai vu de De Palma et que j’ai découvert à travers sa bande-originale. A l’époque, il n’était pas si facile à voir donc j’écoutais les chansons du film en imaginant ce que pouvait être le film et quand je l’ai découvert je n’ai pas été déçu. Au contraire, il a eu un impact inouï sur moi. Je pense que c’est vraiment les films fondateurs de l’adolescence qui guident ta manière de faire du cinéma. Dans Phantom of the Paradise on retrouve vraiment tout ce que j’aime, absolument tout est là pour moi, c’est un film gourmand de tout : le mélange des genres, la tragédie et l’humour (parfois même un peu potache), un côté queer avec le personnage de Beef qui est joué de manière incroyable par Gerit Graham, et puis aussi l’omniprésence de la musique, un peu pop sucrée, qui passe du surf, au hard rock, puis à la ballade. Quand tu découvres ça à 13 ans, forcément ça te donne des envies, des pulsions de cinéma très fortes. Ensuite j’ai découvert Carrie au bal du diable (1976). Je l’ai revu récemment, et je fonds en larmes à chaque fois… C’est un film qui me donne des frissons rien qu’en t’en parlant… La scène de bal pour moi c’est l’ultime tragédie de l’adolescence. C’est tout à coup trouver quelqu’un avec qui on va pouvoir vivre une histoire d’amour, et cette histoire est instantanément détruite par la cruauté, par l’intolérance, par la peur des autres. Là encore, on retrouve du politique et de l’ultra-sentimental. C’est l’un des plus grands films jamais réalisés pour moi, peut-être le film le plus sentimental qui soit. C’est un film d’une telle douceur, d’une telle générosité avec ses personnages ! C’est fou quand tu regardes le moindre petit rôle qu’il est allé chercher… Betty Buckley dans le rôle de la prof de sport qui est magnifique, Amy Irving qui est sublime, William Katt en blondinet incroyablement doux aussi… tout le monde est à sa place !
Tout ça est d’autant plus impressionnant en termes d’écriture que le film est très court (1h38). D’ailleurs tu parles de la durée de ton film dans Les Cahiers, en disant que tu aurais pu avoir un film de 2h20, sorte de space opera de l’horreur si tu avais tout tourné, mais que finalement tu étais très heureux d’avoir une version resserrée à 1h40. Ça me paraît là aussi très respectueux du genre, dont les films sont faits dans une économie particulière et sont souvent très courts.
Bien-sûr. En fait, si tu veux, si le film était sorti dans les années 60 j’aurais adoré que ce soit un film de drive-in, un nudy américain.
Quand on fait la liste de tes références, on en revient à Argento, dont plusieurs films ressortent le même jour que le tien en 4K. Je t’ai entendu parler de Phenomena (Dario Argento, 1985) dans une interview, ce que je trouve intéressant puisqu’il me semble que c’est l’un des films de Argento les plus impurs, et l’impureté semble importante chez toi. Tu parlais de celle chez De Palma, mais il y en a aussi dans tes films. Je pense par exemple à ce moment où deux flics se branlent devant Béatrice Dalle et Eric Cantona en cage dans Les Rencontres d’après minuit !
C’est simplement que je suis souvent très con, très couillon dans la vie, et j’ai envie de retranscrire ça au cinéma ! Parce que ça me fait marrer, parce que je suis entouré de gens qui sont hyper drôles, et que j’ai envie d’assumer là ce côté hyper potache de mes potes. Pour moi, ça va aussi avec une certaine idée du cinéma, de la liberté, de la légèreté, de ne pas se prendre trop au sérieux non plus. Assumer cette idiotie. C’est drôle parce que je revoyais Suspiria (1977) il y a une semaine, et j’avais oublié – et pourtant c’est un film que je connais vraiment par cœur – l’idiotie de certaines scènes. Je pense par exemple au Majordome avec les dents complètement refaites, le côté petite fille un peu garce du cours de danse. Il y a de la bouffonnerie ! Ça va avec ce goût du risque, de l’excès, qui est inhérent à toutes nos premières pulsions. C’est des pulsions primaires de l’homme et du cinéma. Le cinéma est un art bouffon au début, un art burlesque, un art où l’idiotie était saillante. Assumer ça aujourd’hui c’est comme assumer l’horreur, c’est assumer un côté viscéral.
Il y a effectivement un refus de ce grotesque, de cette bouffonnerie dans le cinéma de genre contemporain. Ou bien on est dans le bourrin permanent, ou bien dans l’ironie, la parodie. Le bourrin est représenté par exemple par Pascal Laugier, même si dans Ghostland ses deux figures horrifiques ont un truc un peu grotesque qui finit par m’intéresser, me rappeler un peu de Tobe Hooper, sans doute pour de mauvaises raisons quand on lit ses propos assez dégueulasses sur le personnage transgenre en interview…
J’ai parlé avec Jérémie Marchetti qui était aussi hyper choqué par le personnage transgenre du film… Sur le grotesque, c’est quand même fou ce rejet aujourd’hui, parce que quand tu regardes tous les grands films de genre des années 70, Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974), Suspiria ou les De Palma, il y a de la bouffonnerie tout le temps ! Je pense que c’est ce qui a été le plus rejeté dans mes films, comme si les gens ne se permettaient plus de rire. On finit par se dire que la transgression se situe plus dans cette recherche de bouffonnerie et d’idiotie par instant dans ce qu’on fabrique. Là encore ça a beaucoup à voir avec la question des personnages et le rapport que tu as avec eux. C’est accepter de rire avec eux, et qu’ils rient d’eux-mêmes. C’est hyper important, et c’est une manière d’amener le spectateur jusqu’à eux. Quand dans Les Rencontres d’après minuit Julie Brémont mouille et arrose Cantona c’est con comme la lune par exemple ! Il y a vraiment de grands films bouffons dans les années 70, je pense par exemple au cinéma de Joël Séria. Un film comme Charlie et ses deux nénettes (1973), c’est hyper bouffon, trivial mais en même temps d’une humanité et d’une force magnifique. On a perdu cette humanité, ce côté populaire du cinéma.
C’est là encore un paradoxe chez toi. Tu défends à la fois des films nocturnes, obscurs, expérimentaux, ou le recours/retour à la pellicule, et en même temps ton amour du cinéma populaire montre chez toi une envie de faire des films vus par beaucoup de monde, comme les grands films de genre de l’époque. Tu regrettes parfois que ton public ne soit pas plus large ?
Oui, évidemment… J’ai envie que mes films marchent, qu’ils soient vus, qu’ils aient le plus de spectateurs possibles. Je pense que je fais des films qui dans les années 80/90 auraient pu être de vrais succès de vidéo-club. Je sais par exemple que Les Rencontres d’après Minuit a été un film très téléchargé illégalement… Évidemment, je crève d’envie que les gens se déplacent pour aller voir Un couteau dans le cœur au cinéma parce que je pense que c’est un film ouvert, non-élitiste, qui peut donner du plaisir à beaucoup de gens. D’un autre côté parfois je me demande si je ne serais pas plus heureux dans la marge dont on parle depuis le début. Quand je propose des cartes blanches je montre des œuvres très marginales parce que c’est le cinéma dans lequel je me retrouve le plus. C’est paradoxal… On en parlait avec Bertrand Mandico avec qui on se disait que ce paradoxe peut être douloureux parfois et l’on se demandait si le plus excitant aujourd’hui n’était pas finalement d’être dans notre position : danser sur un fil entre des choses très radicales et en même temps chercher un public plus large, être en compétition à Cannes… Je n’ai pas envie qu’on me mette dans une case. Peut-être que mon prochain film n’aura rien à voir avec le genre, qu’il sera plus confidentiel ou plus populaire, je ne sais pas encore ! Mais c’est une forme de liberté et j’essaie de la garder jusqu’au bout.
En défendant la projection pellicule, tu défends finalement une sorte de cérémonie populaire, en même temps qu’objectivement aujourd’hui ces projections n’ont lieu que dans des espaces très élitistes, les cinémathèques ou quelques salles d’art et d’essai. Je rejoins complètement ton combat. L’autre jour, j’ai revu 2001, L’odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968) mon film préféré, dans une copie 70mm, et alors que je connais le film absolument par cœur, j’ai découvert – et j’en ai pleuré – que les yeux du fœtus dans le dernier plan bougeaient très légèrement. Ce mouvement des yeux ne peut exister que grâce au tremblement de la pellicule, et n’ayant vu le film qu’en numérique jusqu’ici, je n’avais jamais pu le voir… J’ai eu le sentiment de découvrir véritablement ce qu’était la vie sur un grand écran. Mais du coup, est-ce qu’il faudrait regretter les restaurations numériques, comme celle des films d’Argento, qui font disparaître les copies numériques ? Dire comme Godard en 2014 à propos de la restauration de ses premiers films : « il ne faut pas les restaurer, poussière ils retourneront poussière » … ? Ne serait-ce pas un peu snob de notre part, quand ces restaurations permettront à un plus grand nombre de gens de voir ces chefs-d’œuvre en salle…
Pour nuancer un peu ce que tu dis, généralement quand on restaure un film, on crée une copie 35mm quand même. Je sais que Carlotta veut à présent projetter ses copies 35mm restaurées, ce qu’ils ont fait dernièrement avec La Ronde (Max Ophuls, 1950). Il faudrait que ça devienne une habitude. J’en ai marre de voir les films en 4K ! Effectivement tu redécouvres les films d’une manière assez optimale en termes de colorimétrie, mais il me manque ce putain de sentiment de la projection pellicule. Le numérique a fait perdre ce cérémonial, cette magie, ce secret du cinéma qui je pense va quand même perdurer parce que c’est quelque chose de tellement fort pour les cinéphiles… ça me fait plaisir que quelqu’un de ta génération ait un tel attachement à la pellicule, ça me rassure… Et non ce n’est pas du fétichisme, pas du snobisme. C’est la suprématie de la beauté et de la magie du cinéma, de quelque chose de tellement organique et tellement vibrant, que le numérique a gommé, il ne faut pas se leurrer. J’y suis aussi attaché pour mes acteurs, pour les rendre beaux et vibrants à l’image. Ce film tourné en numérique n’aurait pas été le même…
La dernière référence dont je voulais te faire parler c’est Fulci, parce qu’on en parle pas assez…
Lucio Fulci est un metteur en scène de premier ordre pour moi. C’est un mec qui a un sens du montage et de la subversion qui va vraiment jusqu’au bout de ses pulsions, de ses visions de cinéma, de ses névroses. Je pense que c’était quelqu’un de très névrotique, et la manière dont il lacère ces chairs, dont il va au bout de la chair putréfiée, de la mort qui rode, qui ronge et décompose, c’est éblouissant. Un film comme La Longue nuit de l’exorcisme (1978) avec la chute du prêtre à la fin c’est hallucinant ! La scène de la sorcière lynchée dans le cimetière est absolument bouleversante, avec la musique de Riz Ortolani, c’est un vrai moment de mélodrame, politique aussi, où l’on s’acharne sur un personnage subversif de contrebandière, je trouve ça incroyable. Les films de Fulci regorgent de ce genre de scènes, avec des moments plus ingrats parfois, d’enquêtes policières un peu chiantes. Mais La Longue nuit de l’exorcisme c’est un chef-d’œuvre absolu, il n’y a rien à jeter dans ce film.
Là encore, on a l’impression de découvrir le mélange des genres dans ton film, mais c’était déjà le cas chez Fulci, entre mélodrame et horreur.
Oui c’est vrai. Il y a une grande mélancolie dans ses films, une tragédie d’être en vie en fait.
Pour finir, Un couteau dans le cœur n’est pas ta seule actualité. Je sais que cet été va sortir un programme de courts-métrages, Ultra rêve, qui rassemblera Ultra Pulpe de Bertrand Mandico, After school knife fight de Caroline Poggi et Jonathan Vinel et ton dernier court Les îles qu’on a déjà rapidement évoqué. Peux-tu nous parler de ce film ? Et plus largement de ce programme ? Penses-tu former avec ces auteurs, et peut-être d’autres, une famille d’un certain cinéma de genre français ?
Pour moi les deux autres courts sont deux chefs-d’œuvre. Ultra Pulpe c’est tout simplement le film que j’ai préféré à Cannes cet année, avec le Godard (Le Livre d’Image), qui m’a évidemment beaucoup ému et frappé. Aller voir un film de Godard c’est presque aller voir l’oracle maintenant. On retrouve un plaisir de montage qui était celui des Histoire(s) du cinéma (1998). C’est un film d’une grande puissance, que j’ai déjà envie de revoir. C’était tellement important qu’il soit en compétition. J’ai trouvé tellement triste cette « Palme spéciale », c’est d’une telle condescendance… Je crois qu’ils pensent bien faire, mais ils ne se rendent pas compte que c’est comme un prix qu’on donne à un vieux, alors que c’est le plus grand génie sur terre aujourd’hui. Juste donnez-lui la Palme d’Or, et merde ! Bref, pour répondre à ta question, je vais commencer par Les îles. C’est mon film le plus proche du rêve. Ça a été un moment très important pour moi. Je commençais à douter très durement, et le film m’a guéri de cette période très noire où je me sentais imposteur et où je pensais ne plus pouvoir faire de film. J’ai écrit Les îles comme un rêve éveillé, en deux-trois jours, et pouvoir le réaliser grâce à un producteur, Emmanuel Chaumet (producteur des trois courts composant Ultra Rêve) sans l’aval du CNC ni aucune aide au final – bien qu’on ait présenté les trois courts à chaque fois – en apportant tous les deux l’argent qu’on avait de côté, tout cela était un vrai bonheur. On a donné vie à ce film avec des amis, en retrouvant une équipe, en retrouvant la joie de faire un casting de cinéma. J’ai fait un long casting merveilleux aux côtés de ma directrice de casting Marlène Serour où on a enregistré la parole de jeunes gens, pour la plupart queer, qui était une parole pleine d’espoir, pleine de beauté, qui m’a littéralement bouleversé et m’a donné toute l’énergie dont j’avais besoin pour faire le film. C’est le film le plus onirique que j’ai fait, et en termes formels c’est celui dont je suis le plus fier, notamment grâce au gros travail de montage qu’on a fait avec Raphaël Lefevre. Je suis hyper heureux que le film sorte en salles d’autant plus que les trois films dialoguent de très belle manière. Trois films romantiques, trois films rêvés, trois films nourris à ras bord d’affects et de sentiments. Pour te répondre, je me sens vraiment appartenir à la famille que tu identifies mais il y a beaucoup de monde dont je me sens artistiquement très proches. Caroline Deruas qui fait des films magnifiques et qui est scripte sur mes films, Jean-Sébastien Chauvin qui va réaliser son premier long-métrage cette année. Il y a aussi les cousins éloignés dont je suis très admiratif : Jonathan et Caroline, Virgil Vernier – je trouve que Mercuriales (2014) est un des grands films français de ces dernières années – j’adore aussi Lucile Hadzihalilovic qui est pour moi quelqu’un de très important dans le cinéma français aujourd’hui. Entrer dans ses films, c’est toujours entrer dans un rêve trouble, aqueux. Même dans Evolution (2016) qui est peut-être moins abouti que son premier long, il y a ce baiser sous-marin qui est l’un des plus beaux de l’histoire du cinéma, qui m’a bouleversé. La première partie du film est sublime, c’est comme un documentaire immergé dans l’imaginaire. Après c’est sans doute de Bertrand dont je me sens le plus proche. Même si je sens qu’on est différents, on partage les mêmes obsessions, affinités, les mêmes déviances aussi. C’est un frère de cinéma, bien qu’on se connaisse depuis assez peu de temps. Jonathan et Caroline c’est pareil, même si je sens qu’on appartient à une génération différente. Je ne pense pas que Bertrand et moi soyons particulièrement déphasés du monde contemporain mais le langage n’est pas tout à fait le même. Eux proposent quelque chose de beaucoup plus liés aux 20-25 ans d’aujourd’hui et à la culture post-internet. Ils sont vraiment délestés de la culture des années 70-80 qui nous obsède avec Bertrand. Ils la connaissent, mais ils font un cinéma détaché de toutes références, si ce n’est les obsessions de la jeunesse d’aujourd’hui. Je trouve que c’est un cinéma magistral en termes de mise en scène, de découpage, d’invention formelle. C’est un cinéma de l’extase aussi, un cinéma qui n’a pas peur des sentiments, qui peut même être sentimentaliste, un peu cheesy, mais j’aime que cette sentimentalité soit assumée jusqu’au bout, jusqu’à un raccord entre deux plans. Je crois que ce qui nous relie avec Bertrand, Jonathan et Caroline. On n’a pas peur du sentiment et de l’émotion. D’ailleurs on vient d’écrire un manifeste de cinéma romantique sous l’impulsion de Bertrand qui va être publié dans les Cahiers du cinéma !
Propos de Yann Gonzalez
Recueillis par Pierre-Jean Delvolvé
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