Bayan Ko


Si nous connaissons Le Chat Qui Fume pour son exploration du cinéma de genres italien, le matou propose par ailleurs de se pencher sur une filmographie bien moins envisagée : le septième art philippin. Son metteur en scène phare, Lino Brocka, est mis à l’honneur avec une édition limitée de Bayan Ko (1984) pamphlet contre le régime du Commandant Marcos hésitant entre récit politico-moral et thriller sec à l’orée du documentaire.

En pleine nuit, aux abords d'un champ uniquement éclairé par les phares d'une voiture, un homme apeuré est accroupi entre deux autres hommes debout ; l'un d'eux braque un revolver sur l'accroupi, prêt à tirer ; scène du film Bayan Ko.

© Tous Droits Réservés

En Guerre

Tuning attrape le bras d'une belle danseuse, qui le regarde inquiète ; tous deux font face à un mur gris ; scène du film Bayan Ko.

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Tous les cinémas du monde percent jusqu’en Occident par des passeurs. Certains ouvrent une brèche qui change la face de la distribution, à l’instar des vagues espagnoles ou sud-coréennes. Mais tous n’ouvrent pas un marché à l’industrie de leur pays : malgré la Palme d’Or de Quatre mois, trois semaines et deux jours (Christian Mungiu, 2007) et quelques sorties par la suite comme les films de Cristi Piui par exemple, on n’irait pas jusqu’à statuer que le cinéma roumain a envahi nos salles… Le septième art philippin a un destin similaire dans nos contrées. Il a bien eu son passeur, pourtant, et pas des moindres, pas avec la personnalité la plus docile, la plus inodore-incolore. Lino Brocka est considéré comme le plus grand cinéaste de l’histoire de son pays, ayant été une célébrité de son vivant, arrêté dans la rue par ses concitoyens pour qui il représentait plus qu’un symbole. Il faut dire qu’il a une carrière particulière, marquée par un tempérament frondeur, rétif à l’autorité. Passant de comportements tumultueux dès les bancs de l’école et de l’Université de Manille à la vie de missionnaire religieux puis à la mise en scène théâtrale, il fait ses premiers pas de réalisateur avec des longs-métrages très grand public à petit budget mais aux rendements intéressants, qui lui attirent la confiance des producteurs jusqu’à ce qu’il puisse obtenir assez de succès pour monter sa propre boîte de production. Toute sa vie, Lino Brocka continuera de tourner ces bobines populaires en alternant avec ce qui lui donnera sa place : une œuvre très critique envers son gouvernement. Car lorsqu’il tourne son premier film en 1970, le Commandant Marcos tient les rênes du pays depuis 1965. Il est d’abord populaire, mais le tournant de 1972, avec l’instauration de la loi martiale, donne le coup d’envoi d’un durcissement du régime qui sera proportionnel à la perte de confiance du peuple philippin. Ferdinand Marcos fait des Philippines une véritable dictature, maltraitée par une crise économique sans précédent… Un contexte que Brocka va fustiger à travers sa caméra, en particulier, les poings serrés, dans Bayan Ko (1984), restauré par Le Chat Qui Fume.

Le jeune Tuning travaille dur dans une imprimerie de Manille, manufacture dans laquelle officie aussi sa femme, Luz. Tous deux ont essayé d’avoir un enfant à plusieurs reprises, chaque fois soldées par des fausses couches, eu égard aux conditions de vie éprouvantes de la future mère à la santé trop fragile. Or cette fois c’est la bonne, Luz tombe enceinte, mais vu ses antécédents des médicaments sont nécessaires et autant dire que le système sanitaire philippin sous Marcos ne ressemble pas vraiment à notre Sécurité Sociale : les soins coûtent un bras. Ce besoin impérieux d’argent pousse Tuning à être tantôt le jouet d’une lutte syndicale entre ses collègues et un patron qui l’oblige à choisir son camp en échange d’une avance sur salaire, tantôt d’un copain lointain retrouvé par hasard, qui lui propose de participer au cambriolage de ce même patron, selon lui richissime… Bayan Ko suit une trame de récit de « déformation » assez classique, où un personnage principal vertueux est maltraité par une société corrompue, violente, injuste, qui va le confronter à des choix moralement cornéliens puis lui imposer, en conclusion, de faire le mauvais choix et de se perdre. La trajectoire de Tuning, la rencontre inopinée avec l’ancien ami le voyou sont ainsi autant de déjà-vu narratifs qui placent le film sous le signe de la prévisibilité. Malgré ce que peut en dire sa productrice française Vera Belmont, il est également difficile de voir ce long-métrage comme un thriller nerveux. Son rythme au contraire est plutôt pondéré, porté par une mise en scène épousant davantage la discrétion d’un cinéma de mœurs réaliste que de La Fièvre de Petrov (Kirill Serebrennikov, 2020)…

Ceci, à quelques exceptions, quand le cinéaste se saisit de la brutalité qu’il entend dénoncer par une approche plus frontale ; prise de position dont l’acmé est cette séquence finale abrasive que n’aurait pas reniée le Yves Boisset bien énervé de la même époque, avec un ultime regard caméra, suppliant, qui vient directement attraper le spectateur par le col. De la même manière que cela peut se retrouver dans Insiang (1976) et dans une moindre mesure dans Manille (1975), les œuvres phares de Brocka semblent être perturbées par leur propre colère, proposant des mélodrames qui sont soudain bousculés par une scène à la rudesse documentaires, avant de revenir dans un chemin plus balisé. C’est pourtant bien quand il se déleste de sa narration bateau pour entrer dans le vif d’une action, d’un « vrai » contemporain réduit à son plus strict tissu de récit – une grève réprimée, une prise d’otages inspirée de l’assassinat réel d’un Coffret du film Bayan Ko, ouvert pour présenter l'artwork intérieur contenant les disques et des images du film, édité par Le Chat qui Fume.opposant politique célèbre aux Philippines – que Bayan Ko nous secoue. L’inconvénient du long-métrage est de ce fait son attrait : il faut le replacer dans son contexte historique pour en saisir les enjeux et ne pas se restreindre à l’objet de cinéma, imparfait, qu’il est. Un point qui prendra d’autant plus de sens en précisant que Bayan Ko a été tourné et achevé sans autorisation du gouvernement philippin, de la commission de censure, et a pu être présenté au Festival de Cannes 84 en toute clandestinité… Le coup porté par Lino Brocka et son film ont bien atteint leur cible, à l’époque.

Les têtes du Chat Qui Fume proposent une notable exclusivité mondiale, ayant commandité et supervisé elles-mêmes la restauration 4K. Bayan Ko est dévoilé dans un coffret à l’esthétique toujours aussi soignée tel qu’habituellement chez le matou, en version Ultra-Blu-Ray, en Blu-Ray (deux disques) avec des bonus on ne peut plus pertinents : deux archives vidéos de la sortie du film, un entretien avec Lino Brocka lors du Festival de Cannes 1984 et un passage télé de Vera Belmont ; puis une présentation dense (près d’une heure) du cinéma de Brocka par le spécialiste du cinéma asiatique Benoit Meiresonne. On attend avec une hâte non dissimulée que Le Chat Qui Fume se penche sur d’autres raretés du catalogue cinéphile mondial avec la même ardeur éditoriale.


A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM

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