Retour sur l’un des films de genre parmi les plus cultes mais aussi les plus méconnus à la fois, Les tueurs de la lune de miel (The Honeymoon Killers, 1970), à l’occasion de sa présentation au Festival International du Film d’Amiens dans une grande rétrospective consacrée aux œuvres uniques.
Bonnie and Hyde
Sorti en 1970, Les tueurs de la lune de miel est la seule et unique incursion dans le milieu du cinéma de Leonard Kastle. Alors chef d’orchestre et metteur en scène d’opéra, il se décide à écrire un scénario basé sur l’histoire d’un des couples criminels les plus célèbres de l’histoire de l’Amérique, Raymond Fernandez et Martha Beck, que l’histoire surnomma les « Lonely Hearts Killers » (les « tueurs aux petites annonces »). Leur faits d’armes ? Les meurtres d’une vingtaine de femmes entre 1947 et 1949, toutes prises au même piège : Raymond Fernandez prend contact en répondant à des petites annonces, les séduit, les dépouille, et Martha (qui se fait passer pour sa sœur) les tue. Si ce film est présenté au Festival International du Film d’Amiens dans la rétrospective des œuvres uniques, son destin a failli être tout autre, puisqu’il aurait pu devenir l’un des premiers films d’un des plus grands réalisateurs américains vivants : Martin Scorsese. Tout juste sorti du tournage de son premier long-métrage Who’s That Knocking at My Door? (1967), Martin Scorsese se voit confier la réalisation de ce scénario écrit par Leonard Kastle. Mais la mayonnaise ne prend pas, jugé trop lent par la production, il est viré sur le champ avant d’être remplacé par un intérimaire, Donald Volkman, qui ne fera pas long feu non plus. Leonard Kastle finira par reprendre lui-même les commandes, et bien qu’il ne sache pas grand chose des exigences et règles de la réalisation d’un film, il livrera une œuvre instantanément culte.
Si sa réalisation n’a absolument rien de brillant et de maîtrisé – au contraire, la maladresse s’invite dans bien des cadres – elle s’inscrit pleinement dans l’élan esthétique du Nouvel Hollywood : tournage à économie réduite, prises de vue plus dépouillées, découpage moins figé. On retrouve par ailleurs la même jubilation à faire exploser les codes et diktat d’Hollywood : acteurs inconnus au physique très loin des standards de beauté – il y a d’ailleurs chez Tony Lo Bianco, qui interprète Raymond, quelques traits de ressemblance avec un certain Robert De Niro – violence sans concession allant jusqu’à la maltraitance d’un enfant, érotisme brûlant bien qu’hors-champ – l’une des plus belles réussites esthétique du film tant Kastle parvient à donner corps et sens aux vibrations sexuelles que les deux personnages principaux s’échangent et/ou s’envoient. Regards, entrelacement fugaces des corps, paroles et ombres projetées au plafond : tout transpire une tension sexuelle qui donne à l’histoire d’amour passionnelle des deux protagonistes toute sa beauté, mais mène aussi au malaise, tant cette passion est dévorante et parfois malsaine. La jalousie violente de Martha – qui ne se rendrait pas malade à voir l’autre séduire et embrasser une autre, quand bien même que cela soit fait pour soutirer de l’argent – étant l’élément déclencheur qui transformera la simple escroquerie en crimes passionnels.
Depuis, l’histoire de ce couple de tueurs en série a maintes fois été réexploitée par le cinéma, plusieurs remakes ont vu le jour – dont le remarqué Cœurs perdus (Todd Robinson, 2006) avec Salma Hayek et Jared Leto dans le rôle du couple tueur, et bientôt Alléluia de Fabrice du Welz – sans toutefois permettre au film de Leonard Kastle d’être pleinement réévalué. Bien sûr, son statut d’œuvre unique, son succès public et critique – conçu comme un midnight movie de seconde zone, il a su, dès sa sortie, se faire remarquer aux Etats-Unis et faire une petite carrière en France et au Royaume-Uni – en a fait immédiatement un film culte, un petit Graal qu’il était difficile de voir jusqu’à peu – Carlotta l’a édité depuis en Blu-Ray – et dont beaucoup de cinéphiles fantasmaient la vision. François Truffaut, lui-même, présentait Les tueurs de la lune de miel comme son « film américain préféré ». La copie 35mm projetée à Amiens témoignait de sa rareté : son endommagé, image rayée, sous-titres littéralement fondus… L’état global de la copie en aurait fait pâlir les restaurateurs de film les plus chevronnés, et nous, spectateurs, vrombir d’une angoisse intérieure, priant de ne pas avoir à voir la (peut-être) dernière copie argentique de ce chef d’œuvre maudit se consumer devant nos yeux.