Oubliez La La Land (Damien Chazelle, 2017) et ses petites joliesses jazzy, la comédie musicale qui fait vraiment pas genre de l’année est française, délirante, protéiforme, éléctro-métaleuse, aussi dégénérée que gracieuse. Elle est l’œuvre d’un de nos cinéastes nationaux les plus fous : l’inénarrable Bruno Dumont qui décidément ne semble pas vouloir s’arrêter de nous surprendre.
Louange des contraires
Pour tous les cinéphiles parisiens qui n’ont pas l’occasion de se rendre sur la prestigieuse croisette cannoise au mois de mai (autant dire pour les cinéphiles parisiens qui travaillent) il existe heureusement quelques occasions pour oublier sa frustration de ne pas pouvoir parader sur le tapis rouge et rattraper les films sélectionnés. L’une d’entre elles est la reprise au Forum des Images des films de la Quinzaine des Réalisateurs. C’est à cette occasion que j’ai pu voir en avant-première le nouveau film du décidément très prolifique Bruno Dumont. En entrant dans la salle comble, je ne savais pas trop ce que j’allais voir, certainement une œuvre qui ne ressemble à aucune autre comme le cinéaste nous en a habitué ces dernières années. Sur le papier, Jeannette serait un film musical à la réputation un peu agressive sur l’enfance d’un des symboles de la Nation qui avant d’être confisquée par un certain Front peu aimable avait déjà fait les belles heures du cinéma mondiale avec notamment, souvenez-vous, l’atroce expérience de Luc Besson (petite référence beauf parce qu’on ne la cite jamais). Je n’en savais pas tellement plus, et tant mieux. Depuis quelques années, moins on en sait en amont mieux on se porte dans le cinéma de Dumont. Certains seront peut-être surpris de voir Fais Pas Genre se pencher sur le cas de ce cinéaste qui trainait il y a encore quelques années une austère réputation toute auteuriste. En réalité, ce serait oublier que déjà, nous nous étions intéressé au tournant radical qu’avait pris sa carrière vers un comique absurde avec le génial P’tit Quinquin (2014) puis le fantasque Ma Loute l’an dernier. D’autant plus que Dumont peut très bien être vu comme un pur cinéaste de genre, au sens où sa carrière n’est qu’une succession de tables rases, où son cinéma est perpétuellement remis en question par l’exploration d’un genre nouveau : au polar L’Humanité (1999) succédait le film “d’horreur” Twentynine Palms (2003) ou encore le film de guerre avec Flandres (2006). Jeannette est donc encore l’exploration d’un genre nouveau pour le cinéaste, celui de la comédie musicale.
Le moins que l’on puisse dire c’est qu’une fois encore, le réalisateur ne choisit pas la voie de la facilité. Celui-ci prend le parti d’adapter l’œuvre d’un des poètes les plus difficiles de la littérature française, Charles Péguy, retranscrivant en musique presque mot pour mot Jeanne d’Arc écrit en 1897 et Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc écrit en 1910. Ensuite, rechignant à utiliser le traditionnel playback de la comédie musicale classique, Dumont a préféré enregistrer les chants en direct, tout cela évidemment sur une musique très expérimentale signée Igorr. Dumont ne sacrifie décidément rien de ses méthodes habituelles, puisqu’il confie tous les rôles à des acteurs non professionnels, qui ne savent ni chanter, ni danser, et concentre son film sur trois décors de son Nord habituel. Il y a donc face au film un curieux sentiment d’être à la fois en terrain purement connu (les décors sont exactement les mêmes que ceux de Ma Loute par exemple) et en même temps d’assister à une œuvre qu’on a jamais vue avant, générant des images totalement inédites, un choc de première fois.
Le terme de choc, trop souvent usité à tort, semble ici celui qui correspond le mieux au film. Dumont ne cesse de faire s’entrechoquer des éléments qui peuvent paraître antinomiques, contraires. Ce jeu fou de dérèglement et de ruptures de ton n’est pas qu’un exercice de style vain et chic. Dumont l’explique très bien : il correspond en fait parfaitement à la figure qu’il étudie. Jeanne d’Arc est à la fois une figure de la droite et de la gauche, du nationalisme et de l’universalisme. « Jeanne d’Arc répond à la question de l’identité française : c’est-à-dire qu’il n’y a pas de réponse. C’est une diversité, des contraires. Elle est proche du peuple et proche de Dieu. Elle est sainte et guerrière. C’est une personne assez redoutable. » En confrontant par exemple la diction et la voix hésitante d’une petite fille non professionnelle (l’extraordinaire Lise Leplat Prudhomme) aux mots sublimes et exigeants de Péguy, Dumont génère des collisions magnifiques et incroyablement surprenantes, venant régénérer et révéler au sens propre du terme ce qui se cache au cœur de cette obscure poésie. Il vient révéler à proprement parler sa musique, son émotion et sa grâce. Non seulement Dumont respecte quasiment à la lettre le texte de Péguy, mais il en est finalement, par la voie de l’excentricité, totalement fidèle… Péguy était lui-même un être complexe. Pour preuve, lorsqu’il écrivait la première œuvre, il était socialiste et athée, avant de devenir le mystique que nous connaissons davantage. C’est donc bien par une voie de la grâce que le film atteint des hauteurs mystiques assez saisissantes. Dans des moments de pur présent où l’humour et le tragique viennent se nouer, le grotesque et le sublime se lier, l’ancien et le contemporain jouer ensemble, et tout d’un coup tout cela s’équilibre parfaitement, alors qu’en le décrivant cela paraît grotesque. Si je vous dis que j’ai fondu en larmes, à l’instant où les madame Gervaise, puisque ce personnage est ici dédoublé par des jumelles, toutes deux placées autour de Jeannette, se lancent avec elle dans un headbanging endiablé au rythme des sonorités metalleuses d’Igorr, vous ne me croiriez sans doute pas. C’est pourtant bien le cas. Ce sont le genre de larmes qu’on interroge immédiatement : qu’est-ce qui peut bien faire pleurer là-dedans ? Rien à proprement parler en termes de sens. Mais il en est souvent de même au contact de la poésie, parfois on ne cherche plus à comprendre et on se laisse émouvoir par quelque chose qui dans l’instant nous dépasse, mais qui est purement et simplement beau. Il peut paraître délicat voire rugueux d’accéder à cette beauté, mais le cinéaste ne lâche jamais la main de son spectateur. Par le travail de photographie permettant de magnifier la nature qui entoure les personnages, et notamment tous ces curieux animaux (les moutons sont sans doute les meilleurs acteurs du film, et je ne rigole qu’à moitié), par un humour ravageur et décapant, mais surtout par la musique.
C’est parce que Dumont croit profondément en cette puissance de l’immédiateté de la musique qu’il peut nous émouvoir profondément et nous stimuler. La partition d’Igorr, expérimentale et charriant des sonorités parfois difficiles, correspond parfaitement à ce film qui loue les contraires et les oxymores et qui comme Dieu vomit les tièdes. Cette musique se fond dans un bain sensoriel inouïe. Le choix du son direct qui peut sembler être une coquetterie sur le papier s’avère totalement payant puisqu’il permet de rendre le film plus vivant que jamais, en laissant d’abord vivre les éléments de l’extérieur, l’écoulement de l’eau, le vent, renforçant la sensualité du film, mais aussi permettant d’entendre les déraillements des voix des comédiennes, les hésitations, les bégaiements. Toutes ces petites imperfections génèrent une émotion là-aussi assez incompréhensible et pourtant bien réelle. Dumont gagne en fait son pari à l’audace, et à la croyance. Il y a une telle Foi chez lui, au sens presque mystique du terme, dans les puissances du cinéma qu’on est prêt à tout accepter. Il croit non seulement au cinéma, mais aussi au réel, aux gens qu’il filme et qui tombent parfois en dansant, se trompent, hésitent. C’est par ces hésitations et ses errements que nous pouvons finalement nous identifier à ces êtres par-delà la folie pas toujours accessible de l’œuvre. Parfois, le film se répète et nous perd un peu (notamment dans un dernier tiers peut-être moins exaltant) mais cela participe de l’expérience. Il faut parfois payer l’émotion qu’on ressent finalement par des moments d’errements dans le film, pour accéder à un état d’abandon, d’oubli. Quand on a atteint cet état, l’émotion est sidérante et terrassante. Qu’un tel film existe relève du miracle, de l’impossible, d’autant plus qu’il s’attaque à une figure dont on ne réalise pas à quel point elle est encore controversée. A la suite de la projection du film au Forum des images par exemple, un homme dans le public s’est insurgé quand Dumont est revenu sur cette dimension duelle de sainte et guerrière de Jeanne, lui semblant faire un écho lointain aux djihadistes aujourd’hui. Cette réaction était à la fois étrange mais presque rassurante : aujourd’hui encore, il reste des films pour soulever des colères noires en même temps que des sidérations enthousiastes, capable de générer, de magnifier, et de rassembler les contraires. Si bien qu’il est difficile de trouver de quoi Jeannette est le nom cinématographique. C’est un objet filmique non identifié, ce sur quoi Dumont semble avoir fondé son art poétique. Il en laissera sans doute quelques-uns au bord de la route, mais c’est aussi pour cela qu’on aime le 7ème art, parce qu’il est cet art qui les mêle tous et capable de nous faire sortir de nos gonds. Dumont est ce cinéaste qui de nouveau fait sortir le cinéma de tous les carcans dans lesquels on voudrait le faire entrer, et pour ça on ne peut que le remercier. Alors, pour les sceptiques, croyez-nous : Péguy, Jeanne d’Arc, les moutons, les bonnes sœurs en plein headbang, le tonton de Jeannette rappeur, les pieds qui s’agitent dans l’eau, tout ça et bien plus encore réunis, ça fait vraiment pas genre !