Au printemps dernier, le temps d’un week-end au Centre Pompidou, le cinéaste américain Richard Linklater a notamment gratifié le public français de son dernier opus Hit Man qui n’avait pas (encore) trouvé le chemin des écrans français. Alors que ce dernier va finalement troquer une sortie en salles pour une sortie en VOD/SVOD afin d’être enfin découvert, nous voici encore béats à repenser à ce bijou de comédie loufoque, qui trouve en ses comédiens, et notamment Glen Powell, un génial bac à sable de cinéma.
Jeu pense donc je suis
C’est peu dire que depuis son superbe Apollo 10 ½, qui s’était retrouvé à la huitième place de notre Top des films qui font pas genre de 2022, le retour de Richard Linklater était attendu de pied ferme par la rédaction. Celui-ci s’articule autour d’un fait divers, naturellement remanié et romancé de façon totalement assumée. Gary Johnson, campé par Glen Powell, professeur de philosophie et psychologie à l’université, vit avec ses deux chat – Id et Ego – dans sa petite maison pavillonnaire avec sa petite voiture, voit de temps en temps son ex-femme qui lui rappelle son manque de fantaisie et son tempérament trop cérébral. En parallèle, il aide la police de Houston à concevoir des micros pour que les policiers se fassent passer pour des tueurs à gage, afin de piéger les citoyens mal intentionnés et capter leurs aveux. Un concours de circonstance burlesque va pousser Gary à endosser ce rôle de faux tueur à gage… Ce timide introverti, Clark Kent linklaterien, campe, avec un certain talent, son nouveau costume de faux tueur à gage, laissant exprimer ses talents pour démasquer les penchants sordides de ses semblables avec un goût prononcé pour le travestissement. Ces jeux de rôle et ses talents de mise en scène se retrouvent heurtés à une « cliente », Madison, qui projette de faire assassiner son mari violent et toxique. Gary va alors sortir de son rôle, embrasser totalement sa persona de tueur élaborée pour l’occasion, Ron, pour dissuader la jeune femme. De cet « échec » policier, les jeux de l’amour, du hasard et du quiproquo vont prendre le pas, embarquer Gary / Ron dans une aventure amoureuse rocambolesque et le questionner sur son identité pour faire émerger son surmoi.
Hit Man est défini par son auteur comme une « comédie sexy » et même une screwball comedy, traduisible en français par « comédie loufoque », un genre qui fait l’âge d’or de la comédie américaine dans les années 1930 et 1940, et comprenant un certain nombre de principes et de grands maîtres parmi lesquels Frank Capra, Howard Hawks, Leo McCarey, Gregory LaCava, Preston Sturges ou encore Ernst Lubitsch. Un ancrage dans un certain classicisme qui ne surprend pas totalement – Linklater alternant depuis toujours projets de commandes et expériences plus intimistes – mais dont le genre et le type de comique sont relativement inédits dans son cinéma. La malice d’Hit Man repose dans ce que Linklater fait de la screwball comedy. Pour essentialiser, la screwball comedy se distingue au début des années 1930 du slapstick, comique gestuel, incarné notamment par les gesticulations de Buster Keaton, Charlie Chaplin ou Harold Lloyd. Le principe comique qui régit ce genre n’est pas la course, la chute ou le mouvement, plutôt des dialogues souvent très rapides qui créent sensation d’un film qui « fuse », multipliant par son rythme vif les situations cocasses, les quiproquo et les punchlines pour en faire avec le jeu des acteurs et actrices le principal moteur cinématographique. Le tout – très – souvent dans une dimension romantique : la rencontre ou les retrouvailles entre deux êtres, comme c’est le cas dans Cette sacrée vérité (Leo McCarey, 1937), New York – Miami (Frank Capra, 1934) ou La dame du vendredi (Howard Hawks, 1940). Là-dessus, Richard Linklater nage en pleine screwball : des dialogues mordants, des quiproquo et des retournements de situation à tout va, une intrigue romantique, etc. À ce titre, le réalisateur signe plusieurs séquences de pure screwball qui touchent au génie, notamment dans cette capacité de vitesse et « d’arriver à suivre » qui décuple le comique, comme les conversations au cordeau où Gary se fait passer la première fois pour un tueur à gage. Mais ce défi comique inhérent aux dialogues, à leur vitesse et aux informations qu’ils contiennent se trouve en état de grâce dans une séquence d’une perfection comique absolue. Une confrontation entre Ron et Madison « jouée » puisque les protagonistes sont sur écoute et en même temps une conversation via l’iPhone de Ron pour donner des consignes de « jeu » à Madison, et en parallèle leurs réactions faciales face à leur « jeu », tantôt taquin, tantôt impressionné qui forme un dialogue à trois étages, jouissif et imprévisible, un moment sans égal dans le film, un sommet de screwball moderne. Cette même malice se retrouve dans la conclusion que choisit Linklater. De par son contexte socio-historique, la screwball embrasse, à la fin, des valeurs et une morale justes, une conscience des oppressions envers les plus pauvres, de ses failles personnelles desquelles on s’excuse, un rejet de l’égoïsme pour concrétiser une relation à deux, par exemple. Or Linklater fait fi de cette recherche de « bonne » morale et opte pour une conclusion taquine et mordante. En ne travestissant pas ce qui parcourt son récit – le mensonge – il donne à voir une fin à la morale « mauvaise » mais infiniment plus jouissive à voir pour le public tant elle fait partie de ses rebondissements inventifs qui participent au plaisir du visionnage.
Hit Man ne fait donc pas dans le récit linklaterien classique, chronique d’un temps ou d’une époque comme peuvent l’être les Before, Everybody Wants Some ou encore Apollo 10 ½. Le rapport au temps ou à un temps révolu n’est pas tout à fait ce qui anime le récit du nouveau film du cinéaste. Bien que l’on retrouve sa patte, il semble principalement guidé par des principes comiques qui rythment son récit. Il y a le travestissement de Gary, campant avec méticulosité une ribambelle de truculents tueurs à gages. Gary et Glen Powell jouent, au sens strict du terme, et de ce ludisme tire du plaisir de ce(s) nouveau(x) rôle(s) qui l’extirpent de sa routine. Dans le même temps, pour les spectateur·rices, ce ludisme s’incarne dans la découverte et le jusqu’au-boutisme de l’incarnation, qui relève à l’écran d’une science comique parfaitement maîtrisée. Cette dimension de « jeu », centrale, tire plus généralement sa source en la personne de son acteur principal Glen Powell. Sa capacité à changer de persona, à pourvoir sa composition de multitudes de petites grimaces, mimiques, jeux de lèvres, de regards et de sourcils, font du visage et du corps du comédien un outil de mise en scène entier et total que Richard Linklater mobilise. Cette dimension participative de Powell au cinéma que déploie Linklater dans Hit Man s’incarne d’autant plus lorsque l’on découvre l’apport de l’acteur jusque dans l’ossature du long-métrage, crédité comme co-scénariste. Chacun de ses gestes et de ses manières d’être, comme l’alchimie qu’il forme avec la comédienne Adria Arjuna qui donne un ton de « comédie sexy » apparaissent dans Hit Man comme des gestes de cinéma autant que peuvent l’être un travelling, un zoom ou un raccord. Il apporte par son jeu, éminemment ludique par la nature de son personnage amené à incarner différents rôles burlesques ou à se sortir de situations ennuyeuses pour cacher sa couverture, la dimension principale de plaisir qui émane de l’ensemble du film. Non content toutefois d’être un vaisseau de mise en scène à lui tout seul, le caractère performatif, le jeu auquel se prête Powell l’acteur et Gary le personnage offre une dimension plus riche à Hit Man. Il apporte à « Gary » une palette de nouveaux personnages de tueurs à gage, et plus particulièrement « Ron », celui par qui la romance et les complications arrivent à faire évoluer son identité initiale. C’est le sujet du ça (Id), du moi (Ego) – comme ses chats – et du surmoi freudien, trois forces dont se sert surtout Richard Linklater non pas pour coller à un calque freudien – et tant mieux – mais pour ne pas enfermer Gary dans un rôle et asseoir la dimension polyphonique de son identité. L’enjeu pour Gary est de composer avec l’existence plaisante de Ron, de son assurance, de sa vie sentimentale et sexuelle, avant que cette composition bicéphale ne vienne impliquer des complications comiques, rebondissements et quiproquo. L’enjeu, notamment comique, c’est de se nourrir de cette expérience à deux têtes pour in fine se métamorphoser et devenir une synthèse, un autre pleinement épanoui.
Plus qu’un compromis entre les meilleurs aspects de deux identités, Richard Linklater et Glen Powell – à défaut de buddy movie ils inventent presque le buddy filmmaking, tant le résultat est frappé de leur union, là aussi dans une dimension ludique – forment Gary tout au long de son film à devenir un « être libre », finalement extirpé des mécaniques comiques et cinématographiques, parvenant à insuffler à son personnage un sentiment d’accomplissement et de complétude que celui-ci entrevoit à la fin. En ce sens, Hit Man n’est absolument pas « pas linklaterien », et c’est ce qui en fait un objet si tendre. C’est entrecouper des dialogues ciselés du screwball, du travestissement, du rythme somme toute effréné, et soudainement ponctuer son film de si beaux temps morts, de plages de discussions où le temps semble suspendu, le rythme cardiaque de l’ensemble ralenti pour laisser profiter de ce qui se joue et ce qui compte. C’est une emphase sur la découverte de l’autre, la naissance du coup de foudre, une suspension en l’air, en quelques mots lentement prononcés du désir pour l’accroître et le faire éclater au meilleur moment : des temps linklateriens. Le Centre Pompidou avait intitulé sa rétrospective de 2019 consacrée au cinéaste « Le cinéma, matière-temps ». C’est très juste et ce qui fait son charme. Le cinéma de Linklater a ceci de charmant que sa beauté réside dans la malléabilité avec laquelle il opère sur le temps pour laisser éclore un amour, un rire, une époque fantasmée ou révolue, des rêves. Avec Hit Man, les ingrédients du film linklaterien sont trouvés, rendant hommage à une forme révolue de comédie tout en ne se limitant pas à un simple pastiche ; et employant la « matière-temps » en y ajoutant la « matière-Powell » tant l’apport du comédien est central. En résulte un comédie ludique et hybride, à la fois libre et essentialisant une forme de régal cinématographique désormais rare. Du pur plaisir.