Annette


Neuf ans après le sublime Holy Motors (2012), Leos Carax faisait un retour triomphal en ouverture d’une édition cannoise bien particulière. Avec ce projet musical, annoncé depuis des années et follement attendu, nous était promis un retour du cinéaste, et du cinéma, en fanfare. Si ce nouvel essai est bien aussi flamboyant qu’on pouvait l’espérer, il surprend par son extrême noirceur. Après seulement deux visionnages, sans doute ne ferons-nous pas le tour de cet objet venu d’ailleurs. Il nous faut pourtant y revenir au retour de Cannes. Reprendre nos pensées, revisiter nos émotions, revivre, autant que possible, cette étrange aventure.

© UGC Distribution

Sing Again

Chacun sait que la cinéphilie est affaire de positionnement. Choisir son camp entre Howard Hawks et John Ford, Fritz Lang ou Hitchcock, Godard ou Truffaut. Autant de positionnements artificiels, auxquels il est pourtant aisé d’échapper mais qu’on se délecte bien souvent de nourrir en se reposant ces questions, à la faveur d’une projection, d’une rétrospective ou d’une simple conversation. Quelques cinéastes – peu – dans l’histoire du cinéma imposent qu’on se positionne sur le contenu même de leur filmographie. Sur Godard, justement, difficile de n’avoir jamais entendu quelqu’un préférer telle période à une autre. Les Godardiens le suivent n’importe où, certains préfèrent le monteur archiviste génial né avec les Histoire(s) du Cinéma (1988), d’autres saluent le virage politique des années 70, quand les Américains, eux, ne retiennent souvent que les seules années 60. Leos Carax est peut-être le seul des cinéastes de sa génération sur lequel un jeune cinéphile sera indubitablement amené à se positionner. Après avoir été adulé pour ses deux premiers efforts, les fougueux poèmes de jeunesse Boy Meets Girl (1984) et Mauvais Sang (1986), il en laissa plus d’un sur le bord de la route avec le gouffre financier Les Amants du Pont-Neuf (1991), et encore plus avec le très sombre Pola X (1999) qui reçut un accueil glacial au festival de Cannes. Treize ans plus tard, Holy Motors (2012) mit presque tout le monde d’accord, ne serait-ce que pour son audace et sa virtuosité formelle. Présent sur de nombreuses listes des meilleurs films de la décennie, ce long-métrage gigogne follement stimulant était autant un bouleversant regard rétrospectif sur une filmographie malade qu’une oeuvre profondément contemporaine. Il replaça sans attendre Carax sur le devant de la scène cinéphilique. L’attente démesurée, et étonnement largement partagée, autour d’Annette, est venue confirmer ce retour en force. Comédie musicale écrite et composée par le mythique groupe Sparks, ce nouveau long-métrage est en chantier depuis plus de sept ans. Annoncé comme un film intégralement chanté – sur le plateau, en live – on ne croyait presque plus jamais le voir, et pourtant le voilà, plus étrange et plus flamboyant encore qu’on pouvait l’imaginer et toujours en live. Si positionnement il doit y avoir face à cette filmographie, il faut donc que j’exprime le mien, sans doute loin d’être partagé par l’ensemble de la rédaction. Dans cette filmographie tortueuse, trop maigre – six longs-métrages en près de quarante ans – Carax ne m’a jamais vraiment déçu, et je dois dire que son film le plus mal-aimé – Pola X – est sans doute celui que je préfère. C’est son travail le plus courageux, le plus stupéfiant plastiquement, le plus romanesque aussi, et sans doute celui où le cinéaste transige le moins avec ses désirs et ses obsessions. Pas question de jouer la dérision, l’enjolivement, ou encore de calmer les sombres fulgurances des Amants du Pont-Neuf ; dans Pola X, Carax exacerbe les sentiments – l’amour fou, la dépression, la jalousie, la perte d’inspiration – et signe son ouvrage le plus romantique, mais aussi le plus noir.

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La première surprise d’Annette, c’est que, très tôt, il se rapproche plutôt de Pola X que du rêve pop tant fantasmé par les cinéphiles du monde entier depuis que le projet fut annoncé. Il s’en rapproche, bien qu’il soit avant tout un prototype, comme tous les essais du cinéaste. Certes le film s’ouvre sur une chanson plutôt entraînante et un plan séquence dansant – le déjà tant commenté « So May We Start ? » – mais c’est ensuite une couleur bien plus sombre, bien plus douloureuse qui s’annonce. Les Sparks, Leos Carax accompagné de sa fille et d’autres membres de l’équipe saluent Marion Cotillard (Ann) et Adam Driver (Henry McHenry) qui vont rejoindre leurs voitures. Ces dernières les mèneront vers leurs scènes respectives, leurs rôles – comme la limousine conduite par Edith Scobb transportait Monsieur Oscar de rôle en rôle dans Holy Motors. Ici, l’une est chanteuse d’Opéra, l’autre est comique – pas drôle – de Stand Up. Il étale son cynisme, sa dérision provocatrice ; elle chante avec passion, mais aussi sans doute un peu de surjeu. Ils se rejoignent à la fin du spectacle. Lui se félicite d’avoir tué ses spectateurs, elle de les avoir sauvés ; et tout de suite nous est annoncée une histoire d’amour, terriblement morbide, placée sous le signe d’une fin certaine et tragique. Dès le début, Annette trouve donc son rythme, original et inattendu, passant constamment de l’euphorie d’une séquence musicale dansante à la torpeur d’un moment de mélancolie – dans la solitude de plus en plus profonde de Marion Cotillard – ou à la fureur d’un instant de rage désespérée – dans la folie montante d’Adam Driver. Carax nous fait voyager entre des instants gracieux de pure fiction – Marion Cotillard, sur scène, se trouvant soudain comme par magie dans une vraie forêt – et la dure réalité du délitement d’un couple pour finalement ne plus faire de différence entre ces deux pôles. Annette brouille les pistes, en même temps que les personnages se perdent entre réalité et imaginaire.

C’est sans doute pendant les one-man-shows d’Henry que cette frontière entre fiction et réalité trouble le plus. Ces derniers ont en effet de quoi surprendre. D’abord, on sait que Carax méprise depuis toujours une certaine forme de dérision – à l’époque de Pola X, il s’expliquait son échec par son décalage avec une époque portée par l’humour Canal + – et pourtant il semble se laisser impressionner par la puissance scénique de son personnage autant qu’il s’agace de son cynisme et de ses automatismes puérils. Dans son premier one-man-show, Henry McHenry, surnommé Le Singe de Dieu, évoque d’emblée son histoire d’amour avec Ann, introduisant un élément concret et bien réel de sa vie privée dans son spectacle. Il sait que cette histoire d’amour n’est pas logique, qu’Ann devrait aimer quelqu’un d’autre que sa misérable personne. Pourtant, il chante avec elle We Love Each Other so Much (Nous nous aimons tellement), accepte et continue de célébrer cet amour, jusqu’à un moment de rupture mortelle… Le cinéma de Leos Carax est un art du recommencement. Dans Holy Motors, le personnage de monsieur Oscar, après avoir traversé une dizaine de rôles – autant de commencements finalement avortés – rentrait dans une dernière maison au son d’une chanson de Gérard Manset, Revivre. Depuis le désastre des Amants du Pont Neuf, Carax a dû lui-même revivre, se réinventer, et son dernier projet est le plus bel hymne à cette capacité à la réinvention, son personnage passant son temps à se transformer. Cette capacité transformiste, Henry McHenry l’a également, mais elle paraît beaucoup plus tortueuse, et peut-être beaucoup moins enviable. Conscient des limites de son art – c’est un humoriste qui passe le plus clair de son temps à mépriser le rire lui-même – il continue pourtant à le pratiquer avec énergie, et à toujours vanter les mérites de l’imagination, de l’art, et donc du spectacle. C’est ce côté gigogne, malgré toutes les violences, et sans la moindre indulgence de l’auteur, qui en partie continue de nous y attacher. Le personnage se perd entre la fiction et sa propre vie, et le deuxième spectacle est celui où cette perte est la plus palpable. Dans son sketch, Henry se met en scène tuant sa femme. Non seulement il le fera par la suite, ce qui est déjà suffisamment troublant, mais surtout il imagine ce meurtre avec un élément que nous avons déjà vu auparavant. Dans une très belle scène d’amour, Henry chatouillait Ann, et dans le spectacle c’est ainsi qu’il l’imagine la tuer : la chatouillant jusqu’à la faire mourir de rire. Terrifiante, mais aussi spectaculaire séquence où le personnage s’abandonne définitivement à un imaginaire morbide qui engloutira tout, jusqu’à sa petite fille…

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Cette enfant est le personnage qui donne son nom à l’œuvre : l’étonnante Annette. Henry McHenry et Ann ont ensemble une fille et, surprise, celle-ci nous apparaît sous les traits d’une très étrange et expressive marionnette. Cette petite sera la victime de parents incapables de l’accueillir, mais surtout d’un père meurtrier, puis d’une malédiction qui la mènera à être exploitée, à devenir l’objet d’un spectacle malsain. Le traitement du personnage d’Annette concentre toutes les contradictions et les beautés du long-métrage. Rarement Carax n’aura raconté quelque chose d’aussi sombre que l’histoire de cette petite fille abandonnée, exploitée, rendue orpheline de mère et incapable d’aimer son père, mais tout cela se raconte avec une inventivité foraine, un amour du cinéma absolument intact. Cette marionnette, loin de nous placer à distance, semble au contraire filmée pour décupler les surprises, et nourrir des émotions très profondes, très premier degré. Il suffit de voir la tristesse sur son visage sur le bateau du drame, ou encore dans les bras du personnage incarné par Simon Helberg, écoutant la chanson qui célébrait l’amour de ses parents, pour sentir la pureté et la vérité de ses émotions. Cette enfant qui chante quand la lumière l’éclaire dans la nuit est autant la malédiction – c’est avec son arrivée que le film sombre définitivement dans la tragédie – que sa part d’innocence la plus pure, innocence qui sera détruite par le désir de célébrité d’Henry, mais qui pourra se révolter dans une décisive dernière séquence en prison, où la marionnette devient enfin une vraie petite fille. Nous reviendrons plus d’une fois sur cette scène magnifique, où Annette fait ses adieux à son père, à sa défunte mère, et à son public. Autant celui de la fiction que celui que nous incarnons.

Un des grands malentendus critiques sur l’œuvre de Carax est d’y voir un mépris du public, celui-là même qui le célébra et l’abandonna quelques années plus tard. Le public endormi d’Holy Motors, celui des spectacles d’Henry ici, girouette et éructant, ou encore celui qui célèbre aveuglément Annette : beaucoup les voient comme une masse méprisable et méprisée par un regard misanthrope de l’artiste. Certes, Carax peut parfois être dans l’injonction, poussant le public contemporain, son spectateur, à se réveiller. Mais il me semble qu’il n’y a jamais de mépris dans cette posture. Au contraire, le cinéaste n’envisage pas son œuvre en vase clos. Il ne met pas en scène, seul, des fantasmes tordus ou insondables. Le public est constamment invoqué, interrogé, participant de sa mise en scène. Peu de cinéastes nous interpellent aussi vivement, aussi directement. Il n’est pas anodin qu’Annette s’ouvre et s’achève sur deux adresses directes au spectateur. La première, géniale, vient du cinéaste lui-même, déclamant en voix-off un avertissement très drôle – nous invitant à ne pas rire, pleurer, péter ou même respirer, ou alors à le faire dans notre tête – comme pour nous demander de plonger pleinement dans le spectacle, de le vivre en ayant abandonné son surmoi. La dernière adresse est son envers absolu : Adam Driver, seul dans la cellule et définitivement abandonné, se tourne vers la caméra un court instant, avant de nous demander froidement de cesser de le regarder. Le spectateur est donc plongé dans des injonctions contradictoires – il faut jouir du spectacle tout en ayant conscience de son obscénité – comme pour mieux revenir à la loi d’Aristote sur la tragédie : inspirer Terreur et Pitié. Donc, entre autres, distance et empathie.

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Les contradictions que Carax embrasse sont si profondes qu’elles apparaissent tout simplement comme celle d’une âme humaine terriblement tourmentée. Peut-être est-ce ce qu’il y a de plus précieux au cinéma : avoir le sentiment d’accéder, sans triche ni roublardise, aux tourments d’une conscience qui se donnent à voir et à sentir profondément, directement. Carax – alors que pour la première fois il n’est pas auteur du scénario – trouve dans ce nouvel ouvrage le moyen de régler ses comptes avec la posture qu’il occupait dans le cinéma français, celle du jeune poète romantique torturé, sans doute un peu prétentieux, valorisant sa posture de solitude face au monde. Comme toujours, en effet, on peut voir dans le personnage de Driver un alter-ego du cinéaste, même si cette fois, plus que jamais, il ne l’épargne pas. A Cannes, Leos Carax déclarait à son propos que, bien qu’un film ne puisse jamais être le lieu d’un procès, il ne souhaitait pas épargner ce « mauvais père, mauvais artiste, mauvais homme ». Cette défiance pour le personnage est plus d’une fois palpable, le cinéaste n’étant jamais du côté de ses crimes. Pourtant, le cinéaste, toujours aussi empathique, ne peut s’empêcher de le rattraper toujours, sans indulgence, à la fois pour sa foi un peu naïve dans les vertus de l’imaginaire – dans la fameuse scène finale il chante « Annette of this I’m sure / Imagination is so strong / And reason’s song is weak and thin » (« Annette, de cela je suis sûr / L’imagination est si puissante / Et la chanson de la raison est faible et mince ») – mais aussi pour son regard beau et triste, qui parfois transperce ses allures de tueur froid. Il faut voir comme Adam Driver défend ce personnage avec tant de virtuosité et de courage. Il a une manière prodigieuse de se mouvoir, d’imposer sa présence et son corps toujours surprenant. Capable de nous terroriser lorsqu’il s’attaque à sa femme ou à son compère chef d’orchestre, de nous exaspérer quand il insulte son public et se complait dans son mal-être petit-bourgeois, mais aussi de nous bouleverser quand il cherche à reconquérir le cœur de sa fille, il porte le long-métrage et ses contradictions sur ses épaules. Ce courage se retrouve aussi dans l’interprétation de Marion Cotillard, d’une intensité remarquable. Capable d’être un spectre terrifiant, ou l’incarnation du glamour le plus évident – on sent que Carax, comme James Gray dans The Immigrant (2013), trouve en elle une ressemblance avec les grandes actrices du muet – elle ne cesse de nous surprendre et de nous émouvoir. Il en va de même pour Simon Helberg, renversant de mélancolie, qui plus d’une fois vole la vedette aux deux stars du récit. Il fallait ces comédiens exceptionnels, leur courage, leur candeur et leur innocence, pour que la beauté du geste prenne le dessus sur la noirceur.

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Car, malgré tout, et c’est le prodige d’Annette, pendant la projection, et dans nos rêves que le film hante, on dépasse toujours la morbidité de son scénario. Sur le papier, cette tragédie musicale n’aurait pu être qu’un numéro de poses glauques, dont le festival de Cannes peut parfois raffoler. Ce qui lui permet de ne jamais sombrer dans les tréfonds de ses plus bas instincts – cet Abyss qui aspire Henry McHenry – c’est aussi et surtout la virtuosité, le lyrisme, et la souveraineté de l’inspiration caraxienne, toujours plus intense à chaque nouveau plan. Par exemple, la scène dans la cellule qui achève l’histoire aurait pu faire peur sur le papier. Un film si peu avare en décors flamboyant s’achèverait donc dans un décor aussi froid, aussi sordide ? Heureusement, Carax nous y surprend de nouveau avec un découpage d’une grâce et d’une originalité infinies. Toujours animé par le mantra de son maître Cocteau – « à l’impossible on est tenu » – le cinéaste accumule les morceaux de bravoure avec une constance qui laisse bouche bée. Entre une tempête déchirante, une complainte avec musique orchestrale, travelling circulaire et plan séquence, une scène d’accouchement inoubliable, des cauchemars ou des moments de suspension amoureux en voiture et à moto, on ne cesse d’être transporté dans un flot qui touche peut-être à l’essence du cinéma. La grâce d’un instant volé, l’émerveillement devant un plan miraculeux, le génie d’un mixage et d’un travail sonore toujours plus audacieux, l’imperfection d’une voix faussant légèrement, l’émotion du mélodrame le plus pur et la réflexion d’un artiste capable de recul sur ses plus bas instincts et les limites marchandes de son art. Cette mise en scène est si éblouissante que quand tout s’achève, on n’ose croire l’un des derniers couplets de la petite Annette, dans la merveilleuse scène finale. « I’ll never sing again / Living in Full darkness / I will never sing again / A vampire forever. » (« Je ne chanterai plus jamais / Vivant dans l’obscurité / Je ne chanterai plus jamais / Un vampire pour toujours ») Avec Henry, et sans doute Leos Carax lui-même, on voudrait, lui dire « Annette ! No. No. Annette ». Lui demander de chanter encore, malgré tout, et de ne jamais quitter l’écran. Malheureusement, et c’étaient déjà les derniers mots de Gérard Manset à la fin d’Holy Motors : « Cela ne se peut pas… » Pourtant, Annette chante encore dans nos nuits, toutes emplies des images enivrantes de cet inoubliable chef-d’œuvre.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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