Le Jour de la Bête


Retournez vos crucifix, sortez les vinyles de death métal et vos livres de démonologie, Le jour de la bête (Alex de la Iglesia, 1995) va vous faire passer le plus what the fuck de tous les Noëls. Comédie horrifique ayant obtenu 6 prix Goya dont celui de meilleur réalisateur en 1995 et le grand prix du jury au Fantastic’Arts, Álex de la Iglesia conserve bel et bien sa place dans le panthéon du cinéma d’horreur espagnol.

Le chœur d'une église moderne, où une mince lumière du soleil vient éclairer une croix sombre, presque menaçante, et le tapis rouge qui traverse les allées de chaises ; plan d’ensemble issu du film Le jour de la bête.

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Pardonnez moi car je vais pêcher

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Propulsé par Pedro Almodovar grâce à son court-métrage Mirindas asesina (1991), Álex de la Iglesia réalise son premier long-métrage Action mutante (1993) et embraye deux ans après avec Le Jour de la Bête (1995). Le film est un carton au box-office qui va lui servir de tremplin, lui ouvrant par la suite une carrière internationale où il dirigera John Hurt, Elijah Wood, Javier Bardem, Salma Hayek et j’en passe… Cinéma d’une liberté impressionnante, complètement barré, le réalisateur n’hésite pas à pousser ses travaux extrêmement loin dans le politiquement incorrect et l’humour noir. Mais contrairement à son nom, Álex de la Iglesia ne porte pas la croix comme on pourrait l’entendre. Né à Bilbao sous la dictature de Franco, marqué par les attentats de l’ETA, il restera un fidèle critique de la dictature et de son idéologie conservatrice liée à l’Église catholique et aux forces armées. En effet, sa filmographie ne cesse de mettre en image l’utilisation de la violence, mais aussi le questionnement de la foi, travaillant sur les contradictions, aussi bien sur le fond que sur la forme. Avec Le Jour de la Bête, Ángel Beriartúa (Álex Angulo) se charge de porter sur ses épaules les questionnements du cinéaste. Prêtre ayant réussi à décoder l’Apocalypse de Jean, Angel découvre que la naissance de l’Antéchrist aura lieu le 25 décembre 1995, à Madrid. Mais problème, il n’a aucune idée de l’endroit précis où cela va se dérouler. Il décide alors de répandre le mal autour de lui afin de provoquer la rencontre avec le diable. Aidé par José María (Santiago Segura), un fan hardcore de death metal et le médium Cavan (Armando De Razza), un charlatan de l’occulte, le trio s’engage dans une quête bordélique au possible dans l’espoir de sauver le monde.

Au premier plan un prêtre fouille dans les bacs d'un magasin de vinyle ; derrière lui, un homme chevelu le fixe avec un air sombre ; plan issu du film Le jour de la bête.

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À l’instar d’un Braindead (Peter Jackson, 1992) ou d’un Evil Dead 2 (Sam Raimi, 1987), le film annonce la couleur dès la séquence d’ouverture. Après avoir annoncé le plan à son supérieur, Angel fait part de ses doutes : « Pourrons-nous supporter cette croix ? Oui. Si nous restons unis. ». Puis, frappant comme un coup de poing, la bascule s’opère et la lourde croix qui trône au chœur du sanctuaire s’effondre, tuant instantanément son compagnon, laissant Angel seul et sans repère. Tragédie annonciatrice, comique et brutale, c’est le top départ d’une épopée biblique dans le décor d’une Espagne des années 90 divisée au possible. Avec l’arrivée du parti populaire de droite, conservateur et catholique, le réalisateur cherche à peindre son pays en une société pleine de contradictions, évanouie dans un monde chaotique et violent. L’esthétique y contribue énormément en présentant une ville glauque et insalubre, noyée au milieu de magasins et de grandes enseignes plantés ici et là pour assouvir les désirs consuméristes de la populace. Désirs hypnotiques, fabriqués par les vitrines, les néons, la lumière d’un écran de télévision, dictant pour chacun son futur et toute la passivité qui l’accompagne. Álex de la Iglesia ne se cache pas de dénoncer cette manipulation télévisuelle. Le cinéaste joue sur la peur et le divertissement par le biais du médium Cavan, sorte de gourou de l’occulte animant une émission rappelant le personnage de Peter Vincent dans Vampire, vous avez-dit vampires ? (Tom Holland, 1985). Le spirituel est ici charlatanisme et monétisation – placardée par cette image de Silvio Berlusconi dans les studios italiens – qui ne cesse de happer son peuple, devenant le crédule tant convoité par celui qui dicte les règles derrière l’écran. Car dehors, le diable rôde. Mais s’il y a bien un démon, il est ici politisé avec ce groupuscule extrémiste – bien à droite – dont tout le monde a peur. Sorte de jeunes riches sapés, armes au poing, brûlant et tuant les rebus et les laissés pour compte de la société qui polluent l’espace public. Taggé au mur “Limpia Madrid”, c’est le symbole de leur revendication, une Madrid “propre”, débarrassée de ses parasites. C’est en filigrane que cette montée de violence s’installe, sans que le gouvernement ne bouge le petit doigt pour contenir ce chaos quelque peu commandité.

Les trois héros du film Le jour de la bête sont dans une voiture ; le prêtre au visage ensanglanté sur la banquette arrière essaie de plaider pour sa cause auprès des deux malfrats devant, déterminés.

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Si tu ne rentres pas dans la norme, la société ne t’acceptera pas. Thème cher de l’exclusion sociétale que l’on retrouve déjà dans son premier long-métrage Action mutante (1993), ici les marginalisés se retrouvent pour œuvrer ensemble. Montrés comme des personnalités haut en couleur, allant du grand-père à moitié nu défoncé à l’acide à la matrone armée d’un fusil à pompe, tout ce cadre semble à la fois très instable et d’une humanité profonde. Au contact de ces personnages propres au cinéma méditerranéen comme on a pu en voir dans les comédies noires à l’italienne du type Affreux, sales et méchants (Ettore Scola, 1976), Angel ne peut que trouver ce qu’il cherche. Et l’empathie se crée tout de suite grâce à la force d’une amitié quasi-instantanée avec José María. Ils se rejoignent, se comprennent avec facilité, n’ayant plus rien à perdre face à la menace qui se profile. Prêts à tout pour éviter l’Apocalypse, ils n’hésitent pas à utiliser la violence pour leur cause, reflet d’un pouvoir usant des mêmes méthodes vis-à-vis de son peuple. C’est en tout cas ce en quoi nos personnages croient, c’est à travers le mal que les signes se profilent pour trouver leurs repères dans un monde où l’on ne trouve plus sa place. Non sans rappeler Invasion Los Angeles (John Carpenter, 1988), ici les protagonistes n’agissent, au contraire, pas directement contre le mal au sein de la société, mais font le mal pour en prouver l’existence. Il est question ici d’un mal absolu, du diable, de l’Antéchrist, indéniablement lié à la religion, dont Álex de la Iglesia ne cesse d’ébranler l’image. Le rituel d’invocation du démon – séquence cultissime du film – en est un parfait témoignage. En remplaçant l’hostie par le pain de mie et le sang d’une fausse pucelle mélangé avec du LSD, ce qui aurait dû être un cérémonial horrifique se transforme alors en bonne tranche de rigolade. Mais contre toute attente, l’invocation fonctionne, le démon est bel et bien présent et se joue même de nos personnages, comme un pied de nez direct au spectateur et à l’Église elle-même. En désacralisant les objets du rituel, l’auteur nous fait comprendre le sens profond de la croyance, mettant l’aspect religieux hors-jeu. Est-ce l’effet de la drogue qui altère et manipule leur vision ? Car voir, c’est croire. Approche à double facette si l’on s’en réfère à ce que veut faire croire l’institution au quidam pour mieux le contrôler. En effet, en créant elle-même la vision du mal, elle peut en apporter la solution. On y retrouve encore une fois les fondements d’un régime basé sur la terreur par la manipulation des images.

Vu du dessus un homme en sang est expulsé d'une fenêtre qui vole en éclats, dans le film Le jour de la bête.

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Car une fois la preuve appuyée, les personnages iront au bout de leurs convictions. La croyance en devient même un besoin, au-delà de l’aspect salvateur, elle est aussi une échappatoire intérieure, une volonté de se raccrocher à quelque chose de divin. Angel et José Maria cherchent des pistes, des signes, dans des situations plus improbables les unes que les autres. Face à une société étouffante, responsable de l’annihilation des subjectivités et de l’imaginaire, le besoin de spiritualité devient nécessaire. Prouver l’existence du mal absolu, c’est prouver l’existence de Dieu. Et c’est le médium Cavan qui en voit son existence bouleversée, réalisant alors son instrumentalisation et s’affranchissant de l’image qu’il renvoie, prêt à accueillir le premier signe venu. Alors, tels trois rois mages voulant célébrer la naissance du petit Jésus, c’est à l’inverse, le diable qu’ils s’en vont retrouver. C’est l’idée du miroir, tout comme la construction du scénario fondée sur l’inversion des rôles. Que ce soit à travers les vitrines, l’écran de télévision et le face-à-face avec le démon, tout n’est que reflet. Le reflet de soi-même, la face obscure de l’homme. C’est d’ailleurs la révélation qu’Angel trouvera face à son ultime ennemi, le diable, prenant l’apparence d’un homme s’écroulant sous les balles. Le mal s’affranchit alors de sa forme divine pour apparaître inhérent à l’humain. Face à lui-même et sous les applaudissements des spectateurs d’une télé-réalité, Angel réalise alors l’instrumentalisation d’une religion, perdant la foi comme il perd la foi en l’humain. Ils finiront rebus à leur tour, sans reconnaissance aucune et de nouveau en marge, comme voués à un sort fataliste. Sous les yeux de la statue d’un ange déchue du parc du Retiro, ils sont des oubliés condamnés pour avoir voulu sauver leur monde, face à une société qui en a décidé autrement.

28 ans plus tard, les mêmes démons sont toujours là. On subit, on manipule, on nous tabasse d’actualités anxiogènes. Les télé-réalités et émissions ont pris place dans notre poche, sur nos smartphones, sur nos ordinateurs, pour nous accompagner partout, avec la certitude que nous n’allons plus quitter l’écran. Ne sachant plus où donner de la tête, où est le vrai du faux, doit-on croire à tout ce que l’on voit ? Alors, oui, Le Jour de la Bête mérite d’être revu et vu pour certains, puisqu’il est bien plus qu’actuel. Et si ce 25 décembre prochain, on vous rabâche que l’Antéchrist se pointe, peut-être devriez-vous lever votre majeur avec conviction.


A propos de Jean Stefanelli

Élevé dans une maison où l'on déguste des têtes de veaux sauce gribiche au doux son des bols tibétains, Jean a réussi à trouver son équilibre en matant 10 fois par semaine l'intégrale des contes de la crypte. Ses cheveux d'immigré italien se dressèrent sur sa tête le jour où il découvrit l'Enfer des Zombies de Fulci et c'est pourquoi aucune nouvelle histoire ne lui vient sans qu'il n'écoute Fabio Frizzi. Féru d'écriture et d'univers onirico-horrifiques, il réalise des films et emmerde son chef-op pour qu'il lui fasse une séquence à la De Palma dans Pulsions, mais bon, n'est pas Brian qui veut... Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riEIs

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