[Carnet de Bord] Festival de Cannes • Jours 3-6


Quatre nouvelles journées sur la Croisette, essentiellement pluvieuses. Quelques revenants, plus ou moins incarnés, des épanchements cinéphiles à l’écran ou dans les files d’attente, des tentatives plus ou moins « genrées », plus ou moins réussies, de toucher au contemporain. Comme souvent à Cannes, l’accumulation de films et de soirées donnent le sentiment de traverser un monde en quelques séances et quelques jours. Avec, pour ces jours-ci, un film monstre qui emporte tout et qui a hanté l’intégralité des projections qui ont suivi…

© AFP

JOUR 3 • Nazis, I hate this guys

“Indiana Jones et le Cadran de la Destiné” de James Mangold © Disney / Lucas Film

Troisième jour, réveil d’une troisième nuit de 3h. Mais pourquoi ? Pas le temps de se poser la question. Mon cher Indiana Jones m’attendait à 8h30 dans la magnifique salle Lumière du Palais des festivals. Les échos de la projection officielle, la veille, étaient excellents et l’artisan à la manœuvre – l’honorable bien qu’inégal James Mangold – avait de quoi rassurer. Cannes est peut-être l’endroit le plus réjouissant pour découvrir un blockbuster. Tous ceux qui ont vu Mad Max : Fury Road (George Miller, 2015) à Cannes en ont évidemment gardé un souvenir extraordinaire, mais on peut aussi penser au décollage réussi de Top Gun : Maverick (Joseph Kosinski, 2022) l’an dernier. Les images pétaradantes et glamours des mastodontes hollywoodiens peuvent apporter un sursaut de fraicheur au festivalier épuisé, plus facilement prêt à rendre les armes devant les grosses ficelles, mais aussi heureux de retrouver la naïveté des spectacles enfantins. Dans l’œuvre monumentale de Steven Spielberg, la saga Indiana Jones occupe précisément cette place candide : celle de pur feu d’artifice formel entièrement dévoué à l’action (en particulier le deuxième opus, Le Temple Maudit (1984), dont les rebondissements ne faiblissent jamais) et de récréation naïve et spectaculaire, tout ce que l’on rêve de voir sur cet écran magnifique, tout ce qui pourrait nous empêcher de nous rendormir. Pourtant, nous ne parlerons pas longtemps de cet Indiana Jones et le Cadran de la Destiné, stratosphérique navet qui en très peu de temps (malgré une introduction prometteuse) a douché nos espoirs de candeur et d’extase formelle. Pudding indigeste saturé de références cyniques, il n’est que la réitération du geste le plus déprimant de la dernière ère hollywoodienne. Comme dans Star Wars IX : l’ascension de Skywalker (J.J Abrams, 2019) et d’autres essais morbides, le film ne fait que resservir des intrigues compassées, écrite avec un désinvestissement inimaginable (jamais un Indiana Jones n’a été aussi mal rythmé), des caméos déprimants, et passe son temps à vouloir annuler un épisode considéré comme embarrassant. C’est évidemment le quatrième épisode mal-aimé (et pourtant beau) qui est visé ici, Indiana Jones et le Royaume du crâne de cristal (Steven Spielberg, 2008) et qui se trouve annulé méthodiquement par cette intrigue grotesque, aussi fatiguée et désintéressée qu’Harrison Ford. On passera encore plus rapidement sur la mollesse formelle de l’ensemble, les finitions hideuses d’effets spéciaux numériques indignes, pour terminer sur une seule note réjouissante : c’est bien cet épisode qu’on oubliera, pas le précédent.

“The Zone of Interest” de Jonathan Glazer © Bac Film

Un des symptômes les plus horripilants du Mangold est un détail : il surfe plus d’une dizaine de fois sur la blague géniale de la Dernière croisade (1989), quand Jones croisait des Nazis et s’exclamait « Nazis, I hate these guys ». Ici, la formule est reprise, retournée, répétée dans tous les sens et jusqu’à l’exaspération. Martin le notait bien dans son premier carnet, l’accumulation des projections fait émerger des points communs étranges entre les films. Ce jour-là, c’est donc saturé de vannes navrantes sur les tortionnaires en uniforme noir, et après une sieste obligatoire, que je suis entré dans la salle pour The Zone of Interest, quatrième essai seulement de Jonathan Glazer, une des plus grosses attentes du festival. Hasard du calendrier, c’est en compagnie des pires tortionnaires du Troisième Reich qu’il se déroule, puisqu’il s’agit de l’adaptation d’un roman controversé de Martin Amis – décédé le jour-même de cette projection cannoise. Le roman racontait un triangle amoureux entre Nazis dans la maison bourgeoise adjacente au camp de la mort d’Auschwitz. Fortement teinté d’ironie, l’ouvrage paraissait largement inadaptable au cinéma, et ce projet, malgré toute l’admiration qu’on a pour l’auteur des géniaux Birth (2004) et Under The Skin (2013), pouvait aisément effrayer. Il est délicat d’y revenir sans trop en dire, dans le cadre d’un bloc-notes festivalier, et nous aborderons bien entendu cette œuvre capitale dans un texte plus copieux pour sa sortie en salles. The Zone of Interest repose sur un dispositif formel complexe, où chaque scène est filmée à 360°, comme par des caméras de surveillance couvrant tous les angles. Ses cadres froids, fixes (à l’exception de très peu nombreux travellings latéraux), composés, peuvent initialement laisser à distance, dans une mise en scène que certains ont déjà qualifié « d’Autrichienne ». Nous sommes immergés dans le quotidien de la famille de Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz-Birkenau, et leur petite maison bourgeoise qui n’est séparée du camp que par un mur fleuri. L’horreur à l’extérieur n’est jamais représentée visuellement, mais gronde d’un bruit sourd, omniprésent, assourdissant. Il pourrait en résulter une petite opération ironique insupportable, comme le festival en raffole. On redoute aussi devant les premiers plans l’exercice appliqué d’un cinéphile ayant parfaitement révisé son Lanzmann. Cette distance est toute autre, et laisse se dégager une hauteur de vue certes froide, mais aussi hypnotisante, qui est semblable à celle d’un cinéaste qui obsède très largement le cinéma moderne sans pour autant qu’aucun de ses descendants n’ait jamais réussi à atteindre les mêmes singulières sensations. Comme 2001, l’odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968), le Glazer commence par un long écran noir musical et oppressant (une nouvelle fois, le score de Mica Levi est sidérant), et ce point commun n’est sans doute pas le seul avec le cinéma de Stanley Kubrick, dont on sait qu’il a eu longtemps le projet d’un film sur l’Holocauste. Avec ses deux précédents essais, Glazer avait déjà prouvé qu’il y avait quelque chose de kubrickien dans son cinéma, à la fois plastiquement et dans ses motifs scénaristiques. La distance qu’on éprouve devant ce nouvel ouvrage est très proche de celle ressentie devant les plus grands films de l’auteur de Full Metal Jacket (1987). On regarde ces personnages sans la moindre ironie, mais tout de même avec un certain surplomb étrange, comme un regard venu du futur, sur-conscient de l’horreur environnante, que les personnages, écrasés par leur confort, ne sont plus capables d’envisager. Ce regard post-historique est figuré par un raccord absolument saisissant dans les dernières minutes du film, via une figure encore une fois typiquement kubrickienne dans son audace temporelle. Nous n’en dévoilerons pas la teneur, mais nous pouvons dire qu’il nous hantera encore très longtemps, en attendant d’en dévoiler plus dans un article qui rendra pleinement compte de son importance. Dès la fin de la première semaine, le festival tient son chef-d’œuvre. Il n’y a guère qu’une Palme d’Or qui pourrait convenir à ce film terminal.

JOUR 4 • Mirages et joies de la cinéphilie…

“Killers of the Flower Moon” de Martin Scorsese © Imperative Entertainment

Le festival de Cannes, c’est aussi les joies d’une billetterie capricieuse où les places sont durement partagées entre les différentes couleurs des accréditations. Je vous passe les détails, mais n’ayant pas pris d’accréditation presse cette année, il m’a été impossible de voir le film que j’attendais probablement le plus du festival, Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese. Mon camarade Martin – privilégié, rincé, assisté, profiteur de la République – a eu, lui, cette chance et vous en parlera peut-être plus tard. Dès le matin, je l’avais su, je ne verrai pas ce Scorsese ici. Je n’allais pas appeler la Terre entière pour débloquer quelque chose, actualiser la page de la billetterie toutes les deux minutes, encore moins mendier avec ma pancarte (oui, c’est aussi une activité cannoise réputée) sous cette pluie battante. J’ai passé l’âge. Pour la première fois à Cannes, je suis plutôt retourné voir le long-métrage de Jonathan Glazer le matin, pour vérifier que j’avais bien vu ses images tétanisantes, ses monochromes obsédants, ses sublimes nuits en négatif. Que j’avais bien entendu ces sons terribles, sa musique terrassante… J’avais bien vu un grand film la veille, un film pourtant impossible à aimer, dont la violence sourde, traumatisante, a hanté toutes les conversations du festival. The Zone of Interest était toujours aussi fort ce matin, tout en restant un bloc de mystères à percer. En sortant, la pluie et la masse de gens sur la Croisette formaient une nuée inquiétante, donnant presque le sentiment d’être à la place du personnage de Karim Leklou dans le très apprécié Vincent Doit Mourir (Stéphan Castang, 2023), film de genre français présenté à la Semaine de la critique où le comédien est poursuivi par une foule qui cherche à le tuer sans raison apparente. N’ayant pas vu l’objet, contrairement à mes camarades, je ne peux vous en dire plus, si ce n’est qu’il en était tellement question dans les rues qu’il a infusé dans mes angoisses festivalières. C’est donc dans cette atmosphère hostile que je me suis mis à rêver à ce Killers of the Flower Moon. On dit que c’est un western, que Scorsese s’y confronterait enfin au maître Ford. Celui qui est un peu le grand-père de la cinéphilie devait être en train de marcher dans la ville avant la projection et je me disais que ça faisait sens : rarement le festival n’aura paru aussi cinéphile (au sens où le cinéma est son essentiel horizon) que cette année. Les films regorgent de personnages allant au cinéma – chez Kaurismaki notamment – voire même de cinéastes – Nanni Moretti, Victor Erice, Michel Gondry – et même chez ceux dont l’objet est tout autre, la métaphore, la mise en abime ne sont jamais bien loin – tout particulièrement chez Cédric Kahn et Justine Triet. Même Nuri Bilge Ceylan, pas vraiment connu pour ses mises à distance formelles, fait un curieux mouvement d’appareil pour dévoiler l’envers de sa fiction, le studio où se tourne ses belles Herbes Sèches. Au moment où l’on s’inquiète, une fois encore, de la disparition du cinéma, où le festival a clairement perdu de sa nature événementielle (cela a été très vite souligné, pour la première fois depuis des années, aucune des productions de la Compétition Officielle ne sort en même temps sur les écrans), à Cannes aussi les cinéastes paraissent obsédés par leur objet, jusqu’à une certaine coupure du monde extérieur.

“Conann” de Bertrand Mandico © UFO Distribution

Il était donc d’une logique implacable que je découvre dans la foulée la nouvelle orgie référentielle de Bertrand Mandico, Conann, présentée à la Quinzaine des cinéastes. Itération du mythe de Conan le Barbare, qui occasionna le chef-d’œuvre de John Millius, l’intrigue suit ici les multiples vies de Conann, incarnées à chaque fois par une comédienne différente, dans l’univers si typique de l’auteur des Garçons Sauvages (2018). Matières dégoulinantes et visqueuses, couleurs criardes et noir et blanc saturé de brillances, aphorismes lancinants récitées par des comédiennes en état de grâce : Conann reprend méthodiquement tous les motifs de Mandico. Devant les trente premières minutes, il y a de quoi redouter la lassitude. Ça vomit du sang, ça bouffe des cœurs, mais quelque chose semble s’être légèrement grippé dans la machine. After Blue (2022), déjà, souffrait légèrement d’une durée excessive et d’un sentiment de répétition. Ici, passées ces premières minutes un peu épuisantes, le long-métrage opère un virage légèrement inattendue. Conann, 35 ans, sous les traits de la géniale Sandra Parfait, dérive dans le Bronx autour d’une bouleversante histoire d’amour. Soudain, s’échappant de son simple jeu référentiel, dans une couleur musicale nouvelle, le cinéma de Mandico retrouve la chair qui lui manquait, et le film ne cesse de surprendre de nouveau, suivant les pérégrinations de son personnage aux enveloppes multiples, mais aussi de l’incroyable Elina Löwenshon, dans le rôle de Reiner, une sorte de démon à tête de chien, invention proprement géniale. Sans jamais rien céder aux injonctions du contemporain – pas d’obligation de sujet ou de ligne directrice, Conann trace sa route solitaire – le style du cinéaste semble tout de même se rouvrir au monde, jusqu’à un final absolument jubilatoire qui mêle cannibalisme et charge politique inattendue. Cela laisse rêveur pour la suite…

“May December” de Todd Haynes © May December Productions 2022 LLC

De cinéphilie il sera aussi question à propos du dernier Todd Haynes, May December, présenté en Compétition Officielle. Il s’agit pour nous d’une légère déception, après que nous ayons tant aimé ses deux derniers – Le Musée des Merveilles (2017) et Dark Waters (2020). Peut-être faudra-t-il revoir tranquillement à sa sortie cette variation bergmanienne teintée d’ironie, qui suit le parcours d’une comédienne star – incarnée par Nathalie Portman – se rapprochant d’une femme qu’elle est sensée interpréter (Julianne Moore). Cette dernière a un passé trouble : arrêtée pour avoir eu des relations sexuelles avec un de ses élèves de 12 ans, elle l’a épousé en sortant de prison et a eu avec lui des enfants. Sans conteste, Haynes n’a rien perdu de ses formidables qualités d’écriture et de mise en scène. Les personnages sont remarquablement incarnés, et la forme est toujours aussi soignée, aussi élaborée. Certains sur-cadrages, effets de miroir, resteront très longtemps imprimés dans notre rétine. Par ailleurs, cela a été beaucoup dit, les comédiennes sont exceptionnelles, et le récit se délecte de ses multiples niveaux de lecture, du trouble lié au choix même de ses comédiennes. Malgré toutes ces qualités indéniables, il m’a semblé que May December finissait par se perdre dans un excès d’élaboration et de jeux cinéphiles, ce que soulignent trop souvent les variations séduisantes de la musique de Michel Legrand saturant la bande-son (le thème de The Go-Between de Joseph Losey), finissant par éviter le cœur de son sujet, et son aspect le plus troublant. Heureusement, le personnage incarné par Charles Melton permet tout de même de s’en approcher davantage, même si on aurait aimé qu’Haynes lui accorde une plus grande importance qu’aux divagations cinéphiles et fétichistes, séduisantes et habitées, mais aussi peut-être un peu vaines. Au détour d’une courte scène, sur un simple écran d’ordinateur où Portman regarde passer des vidéos de casting, la violence du sujet s’imprime pourtant, et nous laisse un souvenir tenace.

JOUR 5 • …Et du contemporain

“Banel et Adama” de Ramata Toulaye-Sy © Best Friend Forever

On le sait, le festival ne court pas qu’après les divagations cinéphiles mais aussi, et surtout, après le contemporain. C’est souvent sa grande obsession : les films projetés devraient nous donner à voir quelque chose de l’air du temps. Il est vrai que, parfois, le festival s’est avéré particulièrement à l’heure. On pense notamment à une scène hilarante de Pater (Alain Cavalier, 2011) où un président et un premier ministre découvraient des photos compromettant un ministre, projeté dans le Palais Lumière quelques jours après l’annonce, en plein festival, de l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn. Pourtant, dans l’ensemble, cette façon de courir après les signes du contemporain a souvent quelque chose d’assez embarrassant, surtout quand on les observe confortablement installés et parés de nos costumes « de soirée ». Le festivalier autour de son cocktail prend souvent un air pincé, comme rassuré d’avoir assisté aux misères du monde à distance, sans que cela ne l’empêche de se resservir du champagne. On pouvait redouter que Banel et Adama (Ramata-Toulaye Sy, 2023), premier film d’une cinéaste sénégalaise présenté en Compétition Officielle, soit le parangon de cette tendance, tant sur le papier il semblait en cocher les cases. Histoire d’amour empêchée dans la communauté d’un village du Nord du Sénégal, le récit suit la tentative des amants de s’offrir un espace à habiter, et la folie progressive de la jeune femme dans cet univers hostile. S’il n’évite pas toujours les errements d’un certain World Cinema pas toujours du meilleur goût et très prisé à Cannes – durée excessive, photographie à la limite du publicitaire, naïveté des enjeux – ce premier long-métrage n’est pas sans promesse, et affronte vaillamment certaines représentations complexes. C’est visible notamment dans un dernier plan d’une grande force plastique, d’autres images aux accents malickiens, et dans une atmosphère générale de conte qui témoigne d’une certaine imperméabilité aux modes qui laisse un arrière goût prometteur. A la représentation uniquement naturaliste, la cinéaste affronte vaillamment des représentations métaphoriques, compose des images audacieuses qui nous donnent envie de la suivre. En espérant que la compétition n’ait pas été une marche trop haute…

“Acide” de Just Philippot © Pathé

Etonnement, cette course naïve et didactique au contemporain a plutôt pollué des propositions plus proches de notre ligne éditoriale. Je pense ici à Acide, deuxième long-métrage de Just Philippot après La Nuée (très apprécié dans ces colonnes), projeté en séance de minuit en ce cinquième jour, et à Club Zero de Jessica Haussner, projeté le lendemain, mais… Passé un certain temps sur la croisette, on mélange tout. Ces deux films reposent sur des concepts forts : le premier raconte la tentative de survie d’une famille décomposée aux trombes de pluie d’acide tombant sur la France, le second suit un groupe d’adolescents embrigadés dans une secte qui les encourage à cesser de s’alimenter. Les deux inventent un imaginaire visuel marquant, que cela soit dans le survival horrifique ou dans la fable grotesque et grinçante, et visent à figurer des problématiques contemporaines dans des récits métaphores, chacun hanté par la catastrophe écologique particulièrement. Pour des raisons différentes, il me semble que les deux butent sur le même problème. Comme dans La Nuée, Philippot installe lentement sa petite communauté de personnages. Guillaume Canet y incarne un ouvrier (!) sous surveillance policière après qu’il se soit attaqué à un CRS. Il est aussi séparé de sa première femme, qui elle vient visiblement d’un milieu plus riche, et est en couple avec une nouvelle femme qui doit être soignée à l’hôpital. La barque des conflits est chargée, et le cinéaste se perd à mon sens dans cette sur-caractérisation, qui accumule les particularités jusqu’à faire perdre de vue l’identification la plus simple. Dans La Guerre des mondes (Steven Spielberg, 2005) ou dans Signes (M. Night Shyamalan, 2022), nous n’avions pas besoin d’exposition à rallonge, de dialogues interminables et didactiques qui veulent à tous prix toucher à des thématiques particulières du contemporain. Ce qui compte avant toute chose c’est l’adhésion à l’aventure qui va avoir lieu et qui repose sur des enjeux simples. Les images du contemporain viennent plutôt renforcer l’angoisse, s’immiscer dans des visions puissantes, pas dans des dialogues lourdement intentionnés. En outre, encore plus que dans La Nuée, cet excès de contextualisation bavarde ne fait que renforcer les incohérences et les coups de force du récit qui aurait mieux fait de se reposer essentiellement sur son séduisant concept fantastique, plutôt que de le prendre de haut en le chargeant de tant de mots, de tant de discours, de tant de note d’intention. On le regrette d’autant plus que c’est justement quand il se débarrasse de cette obsession, qu’il se plonge véritablement dans son idée initiale et qu’il se concentre sur ses scènes d’action que le film finit par convaincre. Dans la première apparition du nuage d’acide par exemple, avec l’image saisissante des chevaux enfumés galopant dans le vide, ou encore dans une marquante scène d’émeute autour d’un pont, des instants qui confirment l’émergence d’un cinéaste prometteur mais qui gagnerait à se resserrer sur ses belles idées héritées du cinéma de genre le plus classique, plutôt que de tenter vainement de l’anoblir par des coups de coude opportunistes et incohérents.

“Club Zéro” de Jessica Haussner © Coproduction Office / Fred Ambroisine

Club Zero, de son côté, croit prendre le pouls de l’angoisse d’une certaine jeunesse abreuvée de discours apocalyptiques et contradictoires, entre les médias dits officiels ou complotistes. Le problème, c’est que Haussner pêche au contraire par une absence totale d’observations précises. Elle ne vit que dans ses fantasmes qu’elle nourrit que d’informations vaseuses fort peu renseignées. Contrairement à Cronenberg, auquel le film peut très vaguement faire penser, elle ne se laisse jamais troubler par la secte qu’elle représente, et ne fait que se réfugier derrière son regard hautain, méprisant, typiquement festivalier, qui croit satiriser le monde contemporain, alors qu’elle ne fait qu’accumuler des visions désincarnées, délirantes mais creuses. Elle voudrait crée un malaise, elle ne fait finalement que provoquer un certain ennui. Là encore, les incohérences scénaristiques abondent dans tous les sens. A force de prendre de haut sa proposition et son spectateur, Haussner accouche d’une œuvre minuscule et évanescente. J’oubliais que ce soir là, on a aussi vu Firebrand, présenté en Compétition Officielle, nouveau long-métrage de celui qui avait réalisé le très beau mélodrame La Vie Invisible d’Euridice Gusmao, Karim Aïnouz. On peine à croire que ce soit le même cinéaste devant cet indigeste reconstitution en gelée (ou en carton, selon ses préférences culinaires), pachydermique téléfilm à Oscar dont la visée didactique accable au moins tout autant que l’interprétation ronflante et éructante d’un Jude Law effarant en souverain obèse et purulent. Soit la vie de Catherine Parr, épouse du roi Henri VIII, dans une mise en scène qui oscille entre l’académisme et le désinvestissement total, racontée entre deux gros cartons bien épais cherchant à souligner le message féministe d’un objet qui laisse vraiment perplexe quant à sa place en compétition. Aïnouz semble nous hurler à quel point son histoire est contemporaine, féministe, dans l’air du temps. Il accouche finalement de tout le contraire : un film ringard, bourrin, déjà daté.

JOUR 6 • La première personne

“Anatomie d’une chute” de Justine Triet © Les Films Pelléas/Les Films de Pierre

C’était la veille de ce sixième jour, mais c’est un moment qui a tant éclairé tous les autres jours du festival qu’on peut bien l’évoquer où l’on veut. Le festival a programmé dans sa sélection « Cannes Classics », le tout dernier film entièrement achevé par Jean-Luc Godard avant son suicide assisté l’année passée, Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de guerres ». Il s’agit d’un court-métrage envoyé à Saint Laurent, qui devait financer son dernier long, censé résumer la démarche de ce film à venir, qui n’existera donc jamais. Cet objet étrange et hypnotisant, guidé par la voix mais aussi les silences du cinéaste disparu faisait suite à un documentaire anecdotique Godard par Godard (Florence Platarets, 2023) et tout de suite, quelque chose frappait indiscutablement. Les images de Godard perdaient beaucoup de leur valeur dans ce mash-up morbide qui égalise tout, met sur le même plan une saillie festivalière et un plan sublime de son œuvre, qui oublie aussi des pans entiers fondamentaux de cette filmographie. Pourtant, après ça, dans ces vingt minutes venues d’outre-tombe, la personnalité de Godard ré-émergeait, écrasant totalement les collages télévisuels et impersonnels du précédent film projeté. On ne fera pas croire qu’on a tout compris de ce Film annonce, ni même qu’on a parfaitement saisi ce dont il aurait fini par accoucher. Mais dans chaque photogramme, chaque planche de ce carnet bouleversant, la personnalité du cinéaste est imprimée durablement, et cet objet ne ressemble qu’à lui. Peut-être que les plus beaux films, les plus discrets, de ce festival, auront été ceux vraiment écrits à la première personne, ne trichant jamais sur la subjectivité qui les a guidés, dans ce qu’elle peut avoir d’émouvant comme d’embarrassant… Anatomie d’une chute, le nouveau film de Justine Triet a reçu un accueil dithyrambique sur la Croisette, et pourrait être de cette trempe. Comme le précédent – l’inégal mais attachant Sibyl (2019) – il a été écrit en couple avec Arthur Harari, et il raconte plus directement ici cette difficulté à être en couple justement. C’est un film de procès, où Sandra Huller est accusée d’avoir assassiné son mari et défend la thèse du suicide. Trop recroquevillé sur l’élaboration de sa matière scénaristique, le film peine à mon sens à toucher justement cette vibration personnelle, malgré d’indéniables qualités d’écriture, de mise en scène et d’interprétation. Son procès devient finalement là encore trop didactique, alourdi par des intentions en tous genres qui sont à l’exact point de jonction des deux tendances qu’on observait plus tôt. Entre la note d’intention trop scolairement cinéphile et une certaine complaisance avec certaines modes contemporaines (comme cette fâcheuse tendance du cinéma français à nous faire suivre des écrivain.e.s pratiquant l’autofiction), cette Anatomie d’une chute est maîtrisée dans son énonciation et sa visée, mais vibre finalement moins que ses précédents essais plus touffus et singuliers, dont les errements lui permettaient de transcender l’unique programme d’un scénario. Beau double programme en tous cas avec le remarquable Cédric Kahn qui faisait l’ouverture de la Quinzaine, évoqué dans le précédent carnet par Martin.

“Les Feuilles Mortes” de Aki Kaurismaki © Sputnik

En Compétition Officielle, ce même jour, nous avons découvert la nouvelle réalisation d’Aki Kaurismaki, Les Feuilles mortes qui, là encore, affiche fièrement sa personnalité. On retrouve tout ce qui fait sa patte singulière, sa tendre causticité, la composition si reconnaissable de ses cadres, les grises mines de ses personnages. Pour le coup, cette fantaisie a beau être reconnaissable, elle frise à mon sens l’anecdotique tant elle ne laisse dégager aucune nouveauté de cet imaginaire légèrement dévitalisé. Quelques plans, mais aussi une blague (encore !) cinéphile géniale, à la sortie de The Dead Don’t Die de Jim Jarmusch, le singularisent un peu, sans pour autant qu’ils nous fassent éviter une certaine indifférence. C’est (scandaleusement) dans une compétition parallèle – en l’occurence Cannes Première – qu’il faut chercher le plus beau film à la première personne du festival. Victor Erice est un célèbre cinéaste espagnol qui n’a réalisé que quatre longs-métrages en cinquante ans de carrière. Je n’en ferai pas mystère, Cerrar los Ojos était le premier que je découvrais, sans rien en savoir. Comme pour le film de Jonathan Glazer, cette virginité de mon regard a sans doute beaucoup joué dans mon émotion, alors je ne chercherai pas à gâcher ce plaisir. On peut tout de même dire que ce long-métrage se situe à la confluence de beaucoup de réflexions évoquées ici. Un personnage de cinéaste, n’ayant plus rien tourné depuis des années, part à la recherche de l’acteur de son dernier film inachevé qui avait disparu au milieu du tournage : rarement un film n’aura donné à voir le poids du temps, des regrets, d’une vie entière, dans le corps de ses comédiens et dans sa mise en scène discrète mais presque toujours sublime. Si à première vue, il ne s’agit pas d’une œuvre ouverte à notre ligne éditoriale, elle restera l’un des moments les plus forts de notre festival. Autant pour son évocation patiente et incroyablement habitée du cinéma, son enquête étrange teinté d’onirisme et de mélancolie que pour son ultime et déchirante scène de projection. La plus belle de l’année, à côté de celles de The Fabelmans (Steven Spielberg, 2023).


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.