Un an après le feu-d’artifice, spectral et déchirant que fut West Side Story, c’est peu dire que nous attendions avec la plus grande impatience The Fabelmans. Parce qu’il est le nouveau film de Steven Spielberg, bien entendu, mais aussi et surtout parce qu’il s’agit peut-être de son projet le plus personnel, où le cinéaste nous livre les souvenirs d’une enfance traumatisée par la séparation de ses parents, mais surtout par sa découverte du septième art. Le résultat, sans complaisance mélodramatique ni épate formelle, est largement à la hauteur de nos attentes : critique.
Replacer l’Horizon
Depuis plus d’un an qu’il est annoncé, et pour tous les spielberguiens qui suivent attentivement chacune de ses interventions, on savait que The Fabelmans serait largement autobiographique. On attendait donc, fébrilement, une sorte de coffre aux trésors tout plein d’anecdotes déjà lues ou entendues dans de multiples entretiens et ayant trouvé divers échos dans l’œuvre du cinéaste. Non seulement Spielberg ne s’est jamais privé d’exposer publiquement sa jeunesse et ses traumatismes familiaux – en particulier le divorce de ses parents – mais il a aussi fait infuser tout cela dans nombre de ses travaux. Aussi, il faudrait éviter l’unique jeu des correspondances ou des sept différences entre ce nouvel opus et tous ceux qui le précèdent. Oui, le divorce d’ici fut déjà raconté dans Rencontres du Troisième type (1977) ou Arrête-moi si tu peux (2002), oui le refuge dans la fiction s’est déjà écrit dans le précédent film cité, oui, aussi, dans E.T L’Extraterrestre (1980), un enfant transformait un placard en chambre des secrets ; on peut même y retrouver une tornade transformée en expérience familiale marquante par une figure parentale dysfonctionnelle comme face aux premiers coups de tonnerre de La Guerre des Mondes (2005). Et puis, dans cette filmographie, les « autoportraits » ne manquent pas, surtout ces derniers années – le BGG (2016) qui capturait les rêves des enfants, ou James Hallyday, pape triste de la pop-culture et enfant blessé, dans Ready Player One (2018) en sont peut-être les meilleurs exemples – à tel point que cette expression est presque devenue un cliché critique. Quoi qu’il en soit, ce travail comparatif, déjà fait par beaucoup, nécessiterait un dossier entier et il ne faudrait pas qu’il nous fasse passer à côté de ce qui fait sa profonde singularité. Cet écueil n’est pas le seul, il serait aussi facile de tomber dans la simple paraphrase tant ce nouvel opus tire sa beauté d’une forme de limpidité, de pureté dans son énonciation. Enfin, cette histoire a beau être des plus personnelles, n’importe quel cinéphile s’identifiera aux questionnements du personnage, aux incompréhensions familiales, aux premiers émois dans une salle de cinéma ou derrière une caméra, et il serait aisé de vouloir raconter sa vie pour la confronter à ce drôle de film, de lui accoler une intimité qui n’est pas la sienne. Ce serait d’autant plus injuste que c’est d’abord pour ce rare sentiment d’intimité, celle du cinéaste partagée sans fards, que l’émotion est si prégnante. Avec tout cela en tête, il faut tout de même se lancer. Je me sens ici un peu comme le jeune héros de ce nouvel opus qui, à la toute fin, doit se lever vaillamment pour quitter une salle d’attente où il est encerclé, écrasé, par les affiches des plus grands films de John Ford, afin de rejoindre ce maître dans son bureau pour une entrevue décisive, le voir pour de vrai. Il faut peut-être échapper à toute cette œuvre, emplie de certains nos mythes cinématographiques fondateurs, pour aller rencontrer ce nouveau film pour de vrai. D’autant plus qu’on nous dit qu’on y trouverait le vrai Spielberg.
Ses derniers films ne sont de toute manière pas les plus faciles à appréhender – en témoignent nos précédents textes sur Ready Player One et West Side Story (2021) – mais, pour commencer, on pourrait déjà repartir de l’intuition qu’on y développait, à savoir qu’il s’agirait de films sur la jeunesse envisagée d’une manière neuve dans son cinéma, avec une légère distance qui serait celle de l’âge. The Fabelmans est des trois longs-métrages celui qui reçoit l’accueil le plus favorable, comme si cette distance – mélancolique et attendrie – était cette fois plus unanimement observée alors même qu’elle innervait déjà ces deux précédents chefs-d’œuvre. Cette légère hauteur de vue s’observe dans des libertés prises avec la réalité. On sait que Steven Spielberg n’a pas découvert la raison du divorce de ses parents comme cela se passe ici, mais qu’il l’a sue seulement bien des années plus tard. C’est d’ailleurs cette ignorance, notamment, qui lui valut une longue brouille avec son père. Après la mort de ses deux parents, il fait bien un exercice introspectif, mais il ne faudrait surtout pas voir dans The Fabelmans un chant du cygne, le grand film crépusculaire que beaucoup décrivent. Au contraire, ce nouveau regard n’est certainement pas ténébreux, il est souriant, sans rien perdre d’une certaine noirceur. Il est celui d’un grand-père qui discernerait désormais parfaitement ses tâtonnements de jeunesse. Au moment où il revient sur sa relation avec ses parents, dont l’un était un ingénieur génial déménageant pour toujours être à la pointe de l’innovation, et l’autre une musicienne frustrée et empêchée par son statut de mère, il y avait fort à parier que Spielberg filmerait un tiraillement entre les deux qui l’aurait mené à un choix brutal, radical. Or, la voie qu’il choisit est bien plus singulière : il s’agit plutôt de raconter son rêve d’un cinéma capable d’unir ces deux visions contraires. On suit un jeune homme qui voit son art comme le moyen de concilier ses parents, de réparer quelque chose, avant qu’il ne réalise sa portée nécessairement plus modeste. Car, comme lui révèle naïvement mais sagement sa petite amie – fan de Jésus et d’Elvis Presley – en le larguant au bal de promo dans le dernier tiers du film, « On ne peut pas tout réparer ». Au fond, son art ne pourra lui offrir qu’une pointe de maîtrise personnelle dans une situation chaotique.
Il y a donc d’abord ce rêve d’harmonie, parfaitement synthétisé par l’incroyable, et pourtant discret, plan-séquence qui ouvre le film. Alors que Sammy redoute d’entrer dans la salle qui va projeter Sous le plus grand chapiteau du monde (Cecil B. De Mille, 1952), il est rassuré simultanément par son père et sa mère. Le premier, scientiste, lui explique le mécanisme à l’oeuvre permettant l’animation des images et leur projection. La seconde trouve, elle, une image bien plus éthérée, en disant que les films sont comme des rêves inoubliables. Spielberg n’oppose pas ces deux visions, il les lie par sa mise en scène. Dans ce plan-séquence, Sammy, au centre, semble diriger le filmage, liant parfaitement ses deux parents autour de son petit corps inquiet. Il a beau se montrer un peu peureux, ce qui frappe ici, c’est l’harmonie de la mise-en-scène, le ton enjoué des dialogues, les sourires sur les visages des parents. C’est d’ailleurs ce que Mitz, la mère, promet à son fils à la fin de la scène : un immense sourire qui ne devrait plus le quitter sur le chemin du retour. Pourtant, après avoir assisté à la saisissante scène de carambolage ferroviaire du De Mille, c’est plutôt un air hagard, tétanisé, qu’affichera Sammy. On assiste là à la naissance du fameux Spielberg face, cette expression d’émerveillement, d’étonnement, ces reaction shot si caractéristiques de son cinéma. Pas le moindre sourire, un étrange état de tétanie. Il me semble que ce premier plan, au-delà de sa virtuosité tranquille, indique surtout d’emblée que Spielberg ne cherche pas à remettre en scène l’éternel dichotomie entre Art et raison. Contrairement à ce qu’on pouvait croire, Sammy n’est pas un point d’affrontement entre ses deux parents. Il ne le sera que le temps d’une scène de repas tendue, qui, d’ailleurs, le poussera justement à reprendre la caméra après l’avoir délaissée. Bien que sa mère répète à l’envie qu’il tient plus d’elle pour son rapport à l’art, il ne s’agit pas pour lui de choisir la voie de Mitz ou celle du père, d’autant que ce dernier s’identifiera plus d’une fois à son désir. Il est, au contraire, le point de confluence entre ces deux visions, et voudra toujours les rassembler par sa passion. Il est – et restera d’ailleurs tout au long de sa carrière – autant l’ingénieur fasciné par toutes sortes d’innovations technologiques que le rêveur poète inspiré par l’esprit moins canalisé de sa mère. Ce premier plan représente parfaitement cette union scellée autour de Sammy, et son harmonie est d’autant plus émouvante qu’elle apparaîtra bien vite comme un paradis perdu, étant donné que ce fragile équilibre sera mis à mal, déchiré, et ce par l’intermédiaire même du médium du jeune garçon. Spielberg raconte moins une opposition arbitraire et une lutte passionnelle qu’une tentative patiente et délicate de trouver un regard juste, personnel, maîtrisé au milieu du chaos. Par là-même, il évite tous les pièges de la success story américaine – dolorisme, sentence pontifiante – et trouve un ton extrêmement singulier à la fois étonnement solaire, loin de la cérémonie mortuaire décrite par certains et qu’on pouvait attendre – surtout dans le sillage des beaucoup plus mélancoliques, pour ne pas dire spectrales, Ready Player One, et surtout West Side Story – presque ouvertement mineur, précisant lui-même les contours d’une vision dont il continue d’interroger les paradoxes et les émouvantes contradictions.
Si le cinéma est donc d’abord ce qui pourrait lier ses parents, il sera finalement ce qui précipitera leur séparation, à la faveur de la déjà fameuse scène où le personnage découvre l’adultère de sa mère. Alors qu’il doit monter un petit film retraçant les images d’un week-end familial au camping, Sammy en sélectionnant, revisionnant, assemblant chacun de ses plans, découvre une image qu’il n’avait pas su cerner dans la réalité : sa mère dans les bras de son oncle Bennie, le meilleur ami de son père. Cette scène de déchirement, déjà amplement commentée – l’événement presque anodin y est filmé comme la découverte de l’image manquante pour dévoiler un complot chez Brian de Palma (celui de Blow Out (1980) surtout) – est le moment où Sammy fait rompre l’harmonie familiale. Dans le salon, Mitz joue du piano pour son mari bouleversé. Dans la pièce adjacente, le jeune fils ressasse inlassablement les mêmes images. D’un coup, ce qui est contenu dans les images n’est plus l’imitation de ce qu’il a admiré dans les films qu’il a vu au cinéma. Il ne remet plus en scène le carambolage miniature d’un train ou une scène de L’homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1962). Ces images ne sont plus celles qui permettaient l’égale émotion du père – d’abord fasciné par son inventivité technique quand il trouve l’idée de trouer la pellicule pour rendre réalistes des coups de feu – et de la mère – qui, elle, pleure au premier degré devant les films de son fils. Cette fois, les images scelleront définitivement une séparation, ne pourront plus être ce liant que Sammy/Spielberg fantasmait. Au début, les films de Sammy était des secrets pour sa mère, puis des biais pour se rapprocher de son père (« c’est un peu comme mon métier, celui de réalisateur » lui dit-il), ce qui permettait d’ailleurs au scénario d’accorder une égale importance à ces deux figures parentales, deux personnages magnifiques. Après cette révélation, sa passion pour le cinéma sera son chemin de solitude, imposant des choix (assez nettement celui de la mère) et c’est au fond ce que lui annonçait plus tôt son grand oncle Boris, merveilleux personnage incarné par Judd Hirsch, ayant quitté sa famille pour le cirque. « L’art, la famille… Ça va te déchirer. » Sammy voudrait lutter contre cette perspective annoncée par ce vieil homme excentrique. Il y parvient parfois, mais semble toujours se heurter à un empêchement.
Après ce déchirement, rompant sa croyance dans le pouvoir conciliateur de son art et donnant raison à son oncle Boris, Sammy va cesser un temps de filmer. Dans sa chambre, la caméra est cachée sous le lit, si ce n’est ce soir d’une nuit pluvieuse, où il la sort pour écouter le bruit du moteur, de la pellicule qui déroule. Ce geste curieux, qui rejoint le fait qu’enfant il demande à dormir à côté d’un stéthoscope, est difficile à discerner. On pourrait y voir un simple geste de réconfort, mais la chose semble plus dure, teintée de mélancolie. C’est confirmé par la seconde fois où on entend ce son de manière aussi nette : alors qu’on découvre les images qu’il filme pour immortaliser la découverte d’une nouvelle maison, et un triste regard caméra de sa mère annonçant sans ambiguïté le divorce qui aura lieu dès la scène suivante. Dans cette incroyable séquence de l’annonce de la séparation, tout le monde fond en larmes, sauf Sammy qui, une fois encore, n’est plus au centre mais en retrait, comme esseulé. Il regarde puis se voit magiquement dans un miroir, capturant avec sa caméra ces crises de larmes. Là encore, peut-être, rêve-t-il de rassembler dans son cadre toute cette famille plus que jamais disloquée ? Cette fois, ce n’est plus qu’un reflet dans un miroir, une illusion optique, un de ces beaux mirages dont Spielberg a depuis toujours le secret. Au sortir de cet accrochage, Sammy continue de ne plus pleurer et retourne à sa table de montage où il travaille sur le film qu’il fait pour le lycée, autour du « Ditch day » à la plage. Sa sœur le rejoint, lui demandant comment il peut travailler après une telle dispute. « Je suppose que nous ne sommes pas pareils » lui dit-il. Il y a quelque chose d’incompréhensible dans cette réplique, de quasi insensible. Cette froideur est encore plus palpable quand il regarde ce montage avec sa petite sœur. Coïncidence cinéphile, cette jeune fille est incarnée par Julia Butters, la comédienne qui faisait pleurer Leonardo DiCaprio sur le tournage de l’épisode de « Bounty Law » dans Once Upon a Time in… Hollywood (Quentin Tarantino, 2019), autre grande fresque intime. Ici, l’arrogance a changé de genre : Julia Butters n’est plus la petite actrice sûre de son talent, mais celle qui pleure à côté de son frère impassible dans son obsession formelle. Plus tôt, cette froideur du jeune réalisateur était déjà observable lorsque sa grand-mère mourrait sur un lit d’hôpital et qu’il regardait au plus près les pulsations de plus en plus lentes sur son son cou, filmées dans un glaçant gros plan. C’est peut-être là que se révèle la superbe étrangeté de ce personnage, et le vrai autoportrait de Spielberg : on tient là un caractère presque incapable de pleurer, mais qui transforme cette incapacité en une obsession très retorse et paradoxale. Celle d’émouvoir les autres. Contrairement à ce qu’on pouvait attendre, The Fabelmans n’est pas un mélodrame, mais c’est plutôt le portrait d’un garçon solitaire incapable de pleurer parce que trop occupé à faire pleurer d’autres personnes. Les nombreuses scènes de projection montrent un jeune cinéaste déjà obsédé par la réaction qu’il peut générer chez les spectateurs. Plus tôt, quand ses parents s’interrogent sur son obsession pour la destruction d’un petit train, Mitz comprend que son fils essaye d’avoir le contrôle sur la peur qu’il a éprouvé au cinéma. Sammy maintient ce désir de contrôle jusque dans les derniers instants. Dans son film de lycée, il déifie le garçon – antisémite et brute – qui le martyrise tous les jours. Bien que ce dernier en éprouve une grande peine, pleurant d’apparaître comme une personne qu’il ne sera jamais, se sentant révélé dans son imposture, Sammy ne semble pas conscient qu’il ait pu se venger par l’intermédiaire du film. Il ne sait même pas bien pourquoi il a fait ça : peut-être pour que son film soit meilleur ? Pour que ce type soit sympa avec lui pendant cinq minutes ? Toutes ces explications peuvent se résumer à un seul et même désir : celui de plaire.
C’est là où The Fabelmans n’est pas aussi solaire qu’on pourrait le croire, et sûrement pas complaisant avec son personnage. Etre au centre, être celui qui rassemble – ses parents, ou les différents spectateurs – c’est avant tout vouloir toujours plaire, à qui que ce soit. Et c’est là qu’on peut penser aux grands reproches qui ont parsemé la réception critique des films de Spielberg, chez qui on a souvent décrit (hâtivement) une dimension unanimiste, voire consensuelle – interprétée comme une visée bassement commerciale – ou encore à cette façon de vouloir rassembler des points de vue contradictoires. C’est l’une des célèbres piques de Serge Daney dans sa critique – assez passionnante bien que fautive – des Dents de la mer (1974) où il condamne la position du cinéaste, suivant à la fois le point de vue de la victime et celui de requin, donc du bourreau, et où il prétend que le film ne se résumerait qu’à ces deux focalisations pourtant impossible à concilier. Dans cet article intitulé « Matière Grise », Daney écrivait : « On parle avec légèreté “d’identification” au cinéma si on n’a pas vu que dans ce genre de films l‘identification se fait au couple chasseur/chassé, avec vacillement spéculaire, court-circuit du savoir et du point de vue, perte de tout point de repère, mise dans la peau grisâtre de l’autre, bref tout ce qui conduit à une totale irresponsabilisation ». Si chercher la conciliation par le spectacle n’est peut-être pas pas aussi irresponsable que ne le prétend Daney, on peut y voir une certaine naïveté. Peut-être même une certaine arrogance. Malicieusement, Spielberg met en scène ce désir-là chez son personnage, ce dont témoigne aussi sa place dans les scènes de projection. Il est toujours près du projecteur, au centre et en surplomb, guettant la satisfaction, le plaisir de ses spectateurs. C’est d’ailleurs durant ces diverses projections que la lumière de Janusz Kaminski vient inonder le cadre de ses flares, eux qui étaient jusqu’ici plus discrets que d’habitude. Ces lumières viennent surexposer ce visage, alors même qu’il devrait être voilé derrière l’éblouissante lueur du projecteur. Il ne faut surtout pas y voir là un exercice d’auto-célébration, mais plutôt l’observation fine, critique et tendre de l’universelle arrogance de celui qui prétend pouvoir être artiste, surtout dans sa jeunesse, son désir éternel d’applaudissements, d’être au milieu de toute l’attention. Comme l’oncle Boris, homme de cirque, le jeune garçon veut ses applaudissements. Quand il ne cherche plus à plaire, il est évident que Sammy veut marquer, ce qui est une autre forme d’arrogance, en particulier quand il montre les preuves de l’adultère à sa mère dans le même placard où elle regardait son tout premier film imitant le carambolage du Cecil B. De Mille inaugural. Sur cette façon de plaire et d’être au centre de l’attention, Sam imite plus sa mère que son père. D’ailleurs, l‘autre fois où cette lumière si caractéristique de Kaminski, ces brillances qui déifient et fantôment les personnages, envahissent tout, c’est évidemment dans la scène de danse déchirante, devant les phares d’une voiture perçant la nuit sombre et brumeuse. C’est aussi une scène où un autre personnage, la mère, cherche désespérément à plaire à tout le monde – son mari, son amant, ses enfants – dans un numéro presque rêvé, qui n’arrêtera rien de l’inexorable séparation à venir, déjà contenue dans le triste baiser qui précède cette danse.
Si The Fabelmans s’était résumé à cet aveu amusé, sans doute ne nous bouleverserait-il pas autant, et c’est l’ultime scène, avec John Ford – incarné génialement, rappelons-le, par David Lynch – qui permet d’aller plus loin. Le vieil homme se lance dans une diatribe sur l’horizon dans les plans : quand il est en haut c’est intéressant, quand il est bas c’est intéressant, quand il est au milieu, it’s boring as shit. Soudain, c’est un éclair, bouleversant de simplicité. Quand le jeune garçon remercie Ford, la gorge serrée par l’émotion, il ne faut pas le prendre uniquement comme un gag joyeux. Cette révélation est sans doute tout ce qui compte aujourd’hui pour Spielberg qui, s’il cherche toujours à plaire, semble conscient d’une sorte de décalage de ses désirs avec ceux des spectateurs contemporains. De fait, bien que ses derniers projets soient toujours aussi brillants, divertissants, d’une générosité sans pareille, il faut bien observer qu’ils sont tous en parfait décalage avec les attentes de leur temps, et ce au moins depuis dix ans exactement, au moment où sortait le déchirant Cheval de Guerre (2012). Même un blockbuster aussi fastueux et référencé que Ready Player One venait d’abord et avant tout, tordre le cou d’une certaine culture doudou qui continue de polluer les écrans depuis des années. Spielberg a accepté ne plus être au centre – ce dont témoigne l’échec retentissant et désespérant de ses deux derniers opus dans les salles américaines – bien que cela reste, comme pour tous, sa tentation première. C’est ce que raconte le dernier plan, génial, où Sammy s’en va au loin affronter les studios, et où Spielberg opère un re-cadrage in extremis, très drôle, pour replacer l’horizon, pour qu’il ne soit surtout pas au milieu. La première intention est peut-être toujours de viser l’équilibre du milieu, mais le vieux maître n’oublie pas la leçon de Ford, et s’efforce à chercher des horizons singuliers. Là où ses deux derniers films faisaient bien des adieux cachés, et que ce dernier n’est évidemment pas exempt de mélancolie, ce dernier plan semble nous annoncer encore un nouveau chemin, de nouveaux émerveillements, comme après une énième cure de jouvence. La larme à l’oeil, le cœur plein et réchauffé par ces sublimes 155 dernières minutes, comme Sammy sortant du bureau de son héros, nous sautillons d’impatience.