[Carnet de Bord] Festival de Cannes • Jours 7-10


Retour sur les quatre dernières journées de nos rédacteurs sur la Croisette, à la recherche des pépites qui font pas genre et autres claques cinéphiliques. 

© AFP

Jour 7 • Au milieu git un cratère

Une semaine de Festival. Le buzz cannois bat son plein. La bulle cannoise, même, atteint son apogée. C’est en effet le moment où le Festival de Cannes finit de devenir un petit monde en soi. Avec ses conversations, ses références, ses inside jokes. Pendant l’année COVID, le signe de reconnaissance des festivaliers était devenu ce message accidentellement incongru de Pierre Lescure nous incitant à garder nos masques pour toute la projection : « Vous le savez, et vous respectez cela ». Le nouveau moment cocasse cette année pourrait bien être l’altercation entre Thierry Frémeaux et un policier municipal, alors que le délégué général semble faire plusieurs mètres de bicyclette sur le trottoir. A moins que le nouveau signe de ralliement soit peut-être Ga Jamam Punya Sacar Satu, titre d’Indonesia-dance de la bande son de Tiger Stripes (voir Jour 1), particulièrement catchy. Et puis, la compétition est bien avancée. Commence donc les habituelles spéculations sur le palmarès. Un film semble être déjà au sommet des pronostics : The Zone of Interest de Jonathan Glazer (voir Jour 4). L’autre grand tropisme cannois point également : la déchirure. La bagarre, la vraie : Club Zéro est-il une proposition passionnante, ou un film indécemment mauvais ? Pas de médiateur, pas d’entre-deux, pas de terrain d’entente. Quand on diverge, on se déchire. Des amitiés se font et se détruisent en un instant. Mais ce n’est pas le tout, le débat dans la file d’attente devra attendre, bientôt on scanne son billet, passe la sécurité, on se trouve un siège, une nouvelle séance commence. Et en ce mardi, le programme s’annonce chargé. En sélection officielle, des poids lourds sont attendus sur la croisette. Les deux films en compétition projetés aujourd’hui sont en effet ceux de vétérans, d’habitués de la compétition. Ils ont la carte bon client.

“Asteroid City” de Wes Anderson © Universal / Pop. 87 Productions LLC

Le film le plus attendu aujourd’hui est sans doute Asteroid City, le nouveau long-métrage de Wes Anderson. L’accueil cannois (l’accueil tout court d’ailleurs) de Wes Anderson semble depuis quelques années toujours à peu près le même. Certains sont séduits par la proposition, le style, l’esthétique propre à Anderson. D’autres lui reprochent son trop grand formalisme, sa froideur, sa tendance à une mise en scène de « maison de poupée ». D’autres enfin, fatigués au bout de sept jours de projections et six nuits de fêtes cannoises, se lancent dans un éloge énamouré de Mila Jovovich devant la caméra de son mari (ceux-là se trompent donc d’Anderson). Cette dichotomie n’avait probablement jamais été aussi exacerbée que pour son dernier film, The French Dispatch. Allant toujours plus loin dans sa création plastique, dans sa perfection géométrique, dans l’extraordinaire fourmillement de ses plans, ce précédent essai avait fini de fâcher ses deux camps. L’accumulation d’histoires, de saynètes sans réels liens a beaucoup fait couler d’encre, et en a fâché plus d’un avec Wes Anderson. Il y a fort à parier qu’Asteroid City ne sera pas le long-métrage mettant fin à cette querelle. Aux premiers abords, il ressemble très fortement aux dernières propositions du réalisateur. Une esthétique couleur pastel, un goût pour les décors artificiels, des mouvements de caméras extrêmement maîtrisés et géométriques, l’emboîtement d’une histoire dans une autre, auquel il nous a habitués au moins depuis The Grand Budapest Hotel. Et pourtant, quelque chose semble différent. Wes Anderson, après l’éclatement de la narration de The French Dispatch, la fait ici disparaitre presque entièrement. Subsiste alors deux cadres. D’un côté, celui d’une pièce de théâtre Asteroid City, en train d’être préparée et jouée. De l’autre, Asteroid City elle-même, sa ville et ses habitants, qui semble prendre vie (on passe alors du noir et blanc à la couleur) sous une forme cinématographique. Dans ces cadres, on s’agite on se questionne, mais finalement une intrigue ne progressera jamais réellement, car aucune intrigue n’a vraiment eu lieu. Dans le segment principal, celui de la vie de la petite bourgade désertique d’Asteroid City, la ligne narrative peut se résumer à une simple chose : à la suite d’une apparition d’OVNI, la ville est confinée, puis, elle est dé-confinée. Et entre temps ? Le cratère. Ce cratère béant qui donne son nom à la ville où se déroule la majeure partie du récit et qui hante l’ensemble des (nombreux) personnages. Malgré des cadres toujours plus construits, des décors artificiels toujours plus développés, des trouvailles visuelles toujours plus foisonnantes (on retiendra par exemple le Roadrunner en animation, la machine à désintégrer, ou le distributeur automatique d’acte de propriété notarié), le vertige d’Asteroid City est bien celui du cratère, du vide qui hante tout et tout le monde. L’absence de narration. L’absence de la femme du personnage de Jason Schwartzman, morte il y a plusieurs semaines et dont il cache le décès à ses enfants. L’absence de Dieu, que les personnages questionnent explicitement à plusieurs reprises. L’absence de sens : l’OVNI arrive, l’OVNI repart, et cette rencontre du troisième type aura finalement apporté plus de questions que de réponses. Cette même absence de sens se retrouve dans la partie « pièce de théâtre », et cette réplique qui semble directement être une réponse directe de Wes Anderson au vide existentiel qui habite le film : « – Je ne comprends pas le sens de la pièce / – Il faut continuer à jouer ». Que reste-t-il alors, au final, une fois ce cratère établi ? Il reste une profonde mélancolie qui habite tour à tour la plupart des personnages. Le veuf et l’acteur qui l’interprète, tous deux perdus dans leur vie et dans le sens qu’il faut lui donner, l’actrice hollywoodienne aux rôles dramatiques interprétée par Scarlett Johansson, le jeune enfant-génie qui vient de comprendre la mort de sa mère, l’institutrice dont toutes les convictions sont secouées par l’OVNI (qui rend d’un coup son cours sur le système solaire caduque), Tom Hanks en grand-père un peu revêche qui a perdu sa fille, et enfin cette même mélancolie, cette même recherche vaine de sens chez Edward Norton, auteur de la pièce que tous vont s’employer à jouer. La tendance « maison de poupée » dans laquelle Wes Anderson agite ses personnages qui a beaucoup été reprochée au réalisateur prend ici tout son sens, atteint sa pleine portée : oui, tout cela n’a pas sens, oui, tout cela semble artificiel. Et pourtant ce dispositif fait affleurer des situations identifiables, des questionnements universels, des émotions bien réels. Voilà pourquoi «il faut continuer à jouer ».

“Le Livre des Solutions” de Michel Gondry © The Jokers Films

La mise en abyme de la mise en scène et du medium cinéma n’est d’ailleurs pas finie pour aujourd’hui, alors qu’à la Quinzaine des cinéastes, Michel Gondry revient avec Le Livre des Solutions. Voilà près de huit ans que Gondry n’avait pas été vu sur grand écran. Son dernier long-métrage Microbe et Gasoil remonte à 2015, et surtout, un de ses projets majeurs, L’écume des jours (2013), avait reçu un accueil mitigé, au mieux. Cet échec, ou cette gestation difficile marquent assurément son nouveau projet. Celui-ci est centré sur un réalisateur (Pierre Niney), qui alors que le final cut de son nouveau film est en train de lui échapper, s’enfuit avec sa monteuse (Blanche Gardin) et son assistante (Frankie Wallach) dans les Cévennes, pour finir le montage chez sa tante bien aimée (la grande Françoise Lebrun). Tout dans ce projet crie l’auto-fiction. On sait notamment depuis L’Epine dans le Cœur (2009), documentaire de Gondry, tout l’amour qu’il porte pour sa tante Suzette, dont le personnage de Lebrun dans le film semble être une directe transposition. Le projet déconcerte alors par la vision assez noire de Marc, le réalisateur incarné par Niney, qui semble donc être un auto-portrait de Gondry. Névrosé, dépressif, imbu de lui-même et tyrannique, Marc semble incapable de terminer son film, de visionner le montage préparé. Au lieu de cela il préfère se subdiviser. S’étaler en projets annexes tantôt rocambolesques, tantôt insignifiants – construire une chaise, transformer un vieux tube Citroën en « Camiontage » – une table de montage intégrée à la place conducteur du camion – rédiger son livre des solutions, contacter Sting pour chanter sur la musique du film, et même, devenir maire remplaçant de la petite bourgade où il s’est réfugié. Ce portrait peu reluisant mais cruellement drôle finit par livrer un constat assez intéressant sur l’acte de création. Le portrait d’un artiste démiurge, lunatique, est une figure assez connue. Ce serait presque même une tarte à la crème : pour faire acte de création, il faudrait être un tortionnaire, se placer constamment envers et contre tous, il faudrait être « intempestif ». La subtilité du Livre des Solutions sur ce thème est finalement l’interconnexion de « l’artiste » et son entourage, qui arrive à un constat bien plus novateur et original qu’il n’y paraît : une création n’est jamais le fruit d’un cerveau ex nihilo, il est absolument impossible de détacher le créateur du contexte de création. Mieux, les limites, le réel, l’avis des autres et le travail des autres, les contraintes et les empêchements, font partie intégrante de l’œuvre d’art achevée. Toujours féru d’un cinéma de la débrouille et du bout de ficelle, Michel Gondry hybride sa comédie de petits moments fantastiques, de passage d’animations et de moments fous (la scène de l’orchestration de musique improvisée, instantanément culte), et livre un ouvrage extrêmement drôle et touchant. Ceux qui portent encore Soyez Sympa, Rembobinez (2008) dans leur cœur ne seront pas déçus.

“L’Enlèvement” de Marco Bellochio © ibc movie/kavac film/ad vitam production/the match factory/arte france

Enfin, la journée se termine à 22h30, avec la projection d’un autre « bon client » de la croisette, l’italien Marco Bellocchio. Salué en 2019 pour Le Traitre, Bellocchio n’a pas chômé depuis, ayant entre temps réalisé un documentaire, et une série télé, Esterno Notte. Cette fois, le cinéaste italien est de retour sur la Croisette et en compétition, pour L’Enlèvement. Au XIXe siècle, une famille juive de Bologne voit un de leurs jeunes fils leur être arraché par l’Eglise catholique. Edgardo, ce jeune fils aurait en effet été baptisé en secret alors qu’il était nourrisson. L’Enlèvement suit en parallèle les batailles menées par la famille Mortara pour récupérer leur fils, et la nouvelle vie de ce dernier à Rome, auprès du Pape, pour suivre son éducation religieuse. Si le film n’atteint peut-être jamais la puissance du Traitre, Bellocchio utilise ce fait divers authentique pour l’inscrire dans son grand projet cinématographique (et télévisuel) de retracer, film après film, l’histoire de son pays par le prisme de trajectoires individuelles. Ici effectivement, outre une réflexion passionnante sur l’origine de la foi et son interchangeabilité en fonction des environnements, le cinéaste parvient surtout à faire de cet histoire individuelle un symbole même de l’émancipation et de l’unification de l’Italie, notamment contre le pouvoir de l’Eglise. Le Pape n’est alors plus un émissaire de dieu mais du démiurge : un pouvoir absolu, une volonté absolue, parfois très injuste, auxquels les individus sont forcés de se plier. L’impossibilité de la famille Mortara de mettre en échec ou remettre en question la décision du Pape de saisir leur enfant, et ce malgré des protestations du peuple et des journaux, devient alors l’illustration parfaite des raisons du soulèvement du peuple et du Risorgimento. Si on peut reprocher un certain classicisme, ou même quelques longueurs, L’Enlèvement demeure un long-métrage passionnant, dans lequel Bellocchio s’accorde des instants de folies mémorables (notamment par les cauchemars et les hallucinations du Pape Pie IX).

Jour 8 • Têtes tranchées et omelettes norvégiennes

“Lassie, New Adventure” de Hanno Olderdissen © Tous droits réservés

Depuis le début de ce festival, tout le monde discute compétition, sélection officielle, sélections parallèles (Quinzaine, Semaine, ACID). Pourtant, il y a également une partie immergée de l’iceberg cannois que l’on aborde plus rarement. Sur les plus de 40.000 accréditations du Festival, environ 15.000 sont trustées par le sous-sol du Palais des Festivals : le Marché du Film. Véritable monde dans le monde, le Marché du Film est un labyrinthe de stands, locaux, petits boxs éphémères où vivent durant 15 jours d’innombrables sociétés de production et de distribution venant troquer leurs films à grand coup d’affichettes et de catalogues. De nombreuses projections, en parallèle de toutes celles accessibles au tout-venant des festivaliers y ont lieu. L’avantage, c’est qu’ici, point de sélection : il est tout à fait possible d’y voir une grande œuvre de patrimoine restaurée, comme un Z calamiteux tout droit sorti de The Asylum, société de production et de distribution spécialisée dans les films d’exploitation tapageurs aux titres aussi évocateurs que Meth Gator, Titanic 2 ou Titanic 666 (la suite de Titanic 2 bien sûr). Il est tout à fait impossible d’être exhaustif sur cette édition 2023 du Marché du Film. En l’absence de véritable synthèse de cet événement majeur pour l’industrie cinématographique, nous vous proposons le synopsis de plusieurs long-métrages ayant retenu notre attention (attention, les projections pour le Marché du Film n’étant pas forcément accessibles à la presse, il est possible que certains des synopsis décrits ici aient été un tant soit peu remaniés). Alors non, on ne parlera pas du chef-d’œuvre en devenir qu’est sûrement Crypto Shadows, thriller dans le monde de la crypto-monnaie (Elon Musk en sueur), ni même du très tentant Kung Fu Italian Style. Pour cet épisode cannois, en honneur au Règne Animal et à Tiger Stripes et aux négociations internationales en faveur de la biodiversité, on préfère évoquer de nouvelles productions, mettant en avant crocs, poils, écailles, truffes et autres serres. On ne peut alors pas passer à côté du film d’animation Katak the Brave Beluga, de Christophe Dalaire Dupont. Katak est « un jeune Béluga, qui contrairement à ses amis, n’est pas encore devenu blanc » (qui, comme chacun le sait, est un phénomène qui arrive à l’âge adulte chez les Bélugas). Parabole poignante contre le racisme et la gentrification à outrance, Katak ravira les petits par son humour décalé, comme les grands, qui pourront mesurer toute la portée politique et militante de l’œuvre. On ne peut qu’être curieux également pour Lassie, the New Adventure. Très célèbre canin du cinéma et de la série télé, Lassie est lassée. Meurtrie par des années de débauche et de vaches maigres à Hollywood, la chienne ne quitte plus sa villa de Beverly Hills que pour ses rendez-vous chez le toiletteur et le vétérinaire. Mixant cocaïne dans ses croquettes du matin et valium dans ses croquettes du soir, Lassie va, après la rencontre d’un jeune et ambitieux Epagneul Nain lui redonnant progressivement goût à la vie, tenter d’enfin trouver sa rédemption. Véritable lettre d’amour au cinéma, grand film sur les affres du Star System et sur la fin de vie, Lassie the New Adventure laisse chancelant et ému. Enfin, impossible d’évoquer les fourmillantes projections du Marché du Film sans évoquer The Furry Fortune. Adapté librement d’un spin-off de fan fiction de 50 Shades of Grey, The Furry Fortune raconte la plongée passionnante et émouvante de Jane, jeune femme de 27 ans, dans la communauté Furries du sud de Londres. Entre amour, solidarité et fétichisme des costumes d’animaux anthropomorphiques, The Furry Fortune est un film nécessaire sur l’acceptation de soi, une charge contre le rejet de l’autre, un plaidoyer pour le vivre-ensemble.

“Kubi” de Takeshi Kitano © T.N Gon Co., Ltd.

Mais ressortons un instant des étages tentaculaires du Palais des Festivals pour retourner aux projections habituelles. D’autant plus que cette édition cannoise marque le retour d’un des plus grands cinéastes japonais. Takeshi Kitano, qui a fait sienne la rengaine de son compatriote Miyazaki consistant à annoncer sa retraite à chaque film depuis cinq films, vient présenter son nouveau long-métrage Kubi dans la section Cannes Premières (destinée généralement aux cinéastes établis, venant présenter leur nouveau projet parfois un peu « à part »). Kubi, c’est la tête en japonais. Et la tête, a effectivement un rôle majeur dans le long-métrage. Le premier plan est d’ailleurs un cadavre décapité, laissé dans une rivière, des petits crabes rouges sortant de sa béance. Pour les samouraïs, ramener la tête d’un ennemi vaincu est la preuve de son triomphe. Le souci, c’est qu’au XVIe siècle, dans le Japon encore sous le contrôle des Daimyos (grands seigneurs contrôlant une province de l’archipel), de nombreux seigneurs se battent pour renverser et remplacer Odu Nobunaga, seigneur démiurge ayant uni une grande partie des provinces japonaises. Le récit devient ainsi très vite un jeu de multiples alliances, trahisons, faux semblants et assassinats en cascade. Kubi est le deuxième Jidaigeki (films d’époques japonais) de Kitano, après Zatoichi (2003). Pourtant au visionnage on pense bien plus à un autre projet du réalisateur, Outrage (2010) et ses suites Beyond Outrage (2012) et Outrage Coda (2017) – dernier long-métrage de Kitano avant Kubi. Kubi semble à ce titre être quasiment le spin-off version samouraï d’Outrage. Le même déchainement de violence, le même humour noir, le même principe : montrer l’absurdité de la soif de pouvoir, amenant à sacrifier tout et tout le monde. Outrage pointait l’hypocrisie du milieu yakuza, bardé de codes, de règles, d’un soi-disant sens de l’honneur, que la moindre secousse faisait voler en éclat pour laisser le réel brut à portée de tous, ces yakuzas ne sont que petits hommes rustres, assoiffés de pouvoir, prêts à rejeter leur humanité pour une once d’influence. La même chose pourrait peu ou proue être écrite pour Kubi, qui semble annoncer malgré la mention de plusieurs personnages du Bushido, de la voie du Samouraï, de leur sens de l’honneur, le déclin de cette caste qui se jette dans un bain de sang insensé pour une guerre de succession. Outrage pouvait ressembler à la confrontation des Yakuzas à la modernité et au capitalisme triomphant. Kubi est la confrontation des Samouraïs à cette même modernité, remplaçant peu à peu les sabres par les premières armes à feu. Kubi n’est peut-être pas le travail le plus abouti de son réalisateur, mais il est définitivement dans la droite lignée de ses thématiques et ses obsessions. Kubi et son intrigue complexe, bardé de personnages pas forcément toujours reconnaissables, est ainsi un incontournable pour tous les amateurs de Kitano, et vaut ses deux heures de visionnage, rien que pour son dernier plan, à la fois drôle et terriblement glaçant.

“Kennedy” de Anurag Kashyap © Tous droits réservés

Dans le genre retour attendu à Cannes, Anurag Kashyap est également un champion. En 2012, il présentait à la Quinzaine des Cinéastes Gangs of Wasseypur, qui avait alors fait forte impression. Cette année, Kashyap est de nouveau présent, cette fois dans la Sélection Officielle hors compétition, dans la case très spécifique des « Séances de Minuit ». Kennedy, c’est un ancien flic, dont la mort a été simulée. Son chef, policier corrompu jusqu’à l’os l’emploie alors pour faire le sale boulot, intimidation, assassinats, etc. Mais si Kennedy se prête à ces besognes, c’est qu’il attend : il a une vengeance au long cours à accomplir. On attendait de pied ferme le retour de Kashyap. Malheureusement, ce Kennedy est une petite déception. Sur le papier, il y avait de quoi intriguer, Kennedy étant un néo-noir made in Bombay avec flic taiseux, flirt avec les bas-fonds, femme fatale, vengeance violente à assouvir. Tous les ingrédients sont là. Justement d’ailleurs : le film ne dépassera jamais le stade de sa recette initiale, de sa structure bien connue. Malgré des acteurs extrêmement charismatiques (Rahul Bhatt en premier lieu), une magnifique photographie et une idée initiale séduisante, ce long-métrage est trop long et a un rythme trop distendu pour son propre bien.

“La Passion de Dodin Bouffant” de Tran Anh Hung © CURIOSA FILMS – GAUMONT – FRANCE 2 CINÉMA

Tous les Cannois le savent, il n’y a qu’un seul ennemi à Cannes. Non ce n’est pas le lever tous les matins à 6h50 pour essayer d’obtenir des billets. Le seul et unique véritable ennemi, c’est l’emploi du temps. Un flux tendu entre ce qui était prévu et ce qui est, entre les séances qui se libèrent et celles pour lesquelles on attend dans la file Last Minute, dans le dernier espoir de pouvoir rentrer. Le temps est une notion bien particulière à Cannes, et il y a un élément de nos vies qui en pâtit en conséquence, les repas. Oubliez les repas à heures régulières et les injonctions à éviter de grignoter. Durant le festival, on est content de trouver un moment pour manger tout court. Quel plaisir étrange alors se saisit de nous quand arrive La Passion de Dodin Bouffant, de Tran Anh Hung dans la compétition de cette année. Encore une fois, ce long-métrage, en théorie, pourrait avoir le pitch d’une dramédie légère, tout ce qu’il y a de plus quelconque. Dodin Bouffant, grand gastronome français et sa cuisinière Eugénie, cuisinent ensemble et attirent les fins gourmets du monde entier par leurs mets exceptionnels. Pourtant Dodin Bouffant révèle très vite une vitalité insoupçonnée. Le film s’ouvre par près de quarante minutes de cuisine. Très peu de paroles. Quelques instructions intimant de retirer ou de mettre un plat sur le feu. Quarante minutes d’un ballet, d’une chorégraphie, d’un dialogue, d’un champ de bataille – on ne sait pas trop – entre les trois personnages s’affairant aux fourneaux. Un moment assez incroyable et unique : prendre le temps de filmer la nourriture, les ingrédients, leur assemblage. Filmer la cuisine et ceux qui la font. Passé ces quarante premières minutes d’une richesse folle, La Passion de Dodin Bouffant perd en radicalité, mais on sort avec la forte impression d’avoir assisté à quelque chose de profondément singulier dans le cinéma. On sort également avec la furieuse envie d’enfin prendre le temps de bien manger durant ce festival.

Jour 9 • Les amours imaginaires

Neuvième journée cannoise. Pour la première fois, il n’est pas obligatoire de mettre son réveil aux aurores afin d’espérer obtenir des billets pour tel ou tel film. Tout de même, à ce stade du Festival, 1h30 de sommeil en plus ne suffit plus à compenser tout le manque de sommeil accumulé depuis le début. D’ailleurs, cela s’observe partout chez les festivaliers. Les projections s’émaillent de plus en plus, d’un ou plusieurs voisins de rang sombrant progressivement dans un sommeil plus ou moins long. Certains sont sur le créneau de la power nap et s’assoupissent pendant une poignée de minutes. D’autres, partent sur un K.O technique complet, s’assoupissant au générique de début, pour ne se réveiller que lors du générique de fin. Nous avons une pensée émue à ce titre pour ce festivalier dévasté d’avoir sombré lors du très prisé Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese. On reprend trois, quatre, cinq cafés pour la route, et on poursuit. Aujourd’hui, le festival n’est pas placé sous le signe de la fatigue, mais celui des amours toxiques ou contrariées.

“L’amour et les forêts” de Valérie Donzelli © RECTANGLE PRODUCTIONS – FRANCE 2 CINÉMA – LES FILMS DE FRANÇOISE

A Cannes Premières, Valérie Donzelli présente un nouveau projet qui détonne assez dans sa filmographie. L’amour et les forêts (qu’elle a coécrit avec Audrey Diwan) tant il est en effet, à ce jour, le film le plus sombre de sa carrière. On y suit Virginie Efira tombant amoureuse d’un Melvil Poupaud, qui se révèle être un homme d’une toxicité absolue et qui bientôt va verrouiller son quotidien, contrôler le moindre de ses faits et gestes, et l’éloigner de sa famille et de ses amis. Donzelli qui nous avait habitués jusque là à un ton assez enlevé, un univers assez décalé – même pour traiter de sujets graves – réalise ici un film passionnant, se rapprochant du thriller vénéneux, qui vient étudier les mécanismes d’un couple pris en otage par un pervers narcissique et d’une femme qui se sent progressivement prise au piège. On retient tout particulièrement la mise en scène fine permettant de ressentir au plus près l’enfermement, la peur, l’épuisement, puis, progressivement, la mise à distance et la libération face à cet homme toxique. On retient également la double interprétation de Virginie Efira qui joue ici deux sœurs jumelles, et l’apparition, soudaine, belle, singulière, de Bertrand Belin, pour une scène-clé dont on ne révélera rien ici.

“L’été dernier” de Catherine Breillat © Pyramide Distribution

Les amours toxiques, c’est aussi le domaine de L’été dernier, nouveau film de Catherine Breillat, après une absence de près de dix ans de la réalisatrice derrière les caméras. Anne est une avocate visiblement spécialisée dans la défense de mineurs ou d’affaires familiales. Elle est riche, a un mari riche, une maison riche, des enfants adoptés riches. Tout bascule pour elle lorsque Théo, 17 ans, le fils de son mari né d’un premier mariage débarque dans leur maison pour y vivre indéfiniment. Commence alors une relation elle aussi toxique, frôlant l’inceste et le détournement de mineur. Sans trop s’avancer, L’été dernier semble être une des pires entrées de la Compétition tant il ressemble à un épisode trop long d’une de ces émissions de témoignages présentées par Sophie Davant ou Jean-Luc Delarue jadis, se plongeant dans l’histoire atypique d’individus du style « Mon mari m’a quitté pour épouser la petite copine de notre fils ». On peut voir le projet initial, l’analyse des conséquences et des dommages que peuvent faire des adultes, et notamment des bourgeois, sur des enfants ou des jeunes : faire leur loi, détruire une vie, imposer le silence. Malheureusement ce projet est contrecarré notamment par des dialogues désastreux qui rendent le film artificiel et vain, doublé de choix de découpages et de montages étranges, rendant parfois des séquences à première vue dramatiques accidentellement comiques. Un dernier plan, un tout dernier plan, particulièrement bien senti semble reprendre les rails et redonner du sens au long-métrage vis-à-vis de sa thématique initiale complexe. Malheureusement il est déjà trop tard, et l’heure et demie qui s’est écoulée a fini de mettre le spectateur de côté.

“A Song Sung blue” de Zihan Cheng © The Seventh Art Pictures

Finissons en douceur, avec un sujet plus simple. Pas d’homme toxique ici, ni de semi-inceste caché. Non ici, c’est plus facile, nous sommes juste face à un bon vieux cas d’amour contrarié. Dans A Song Sung Blue premier film de Zihan Geng présenté à la Quinzaine, on suit Xian, adolescente de quinze ans vivant avec sa mère. Lorsque cette dernière part pour plusieurs mois en mission à l’étranger, Xian doit aller vivre avec son père tenant un studio de photographie. Xian n’est franchement pas heureuse de la situation et de la cohabitation forcée avec son père un poil beauf, jusqu’au jour où elle rencontre au studio une jeune femme d’origine coréenne, qui l’attire et la fascine. Coming of age queer (ce qui est assez rare pour le souligner pour un long métrage chinois) assez réussi, A Song Sung Blue reste pourtant assez classique dans sa structure : un ou une jeune dans son quotidien ennuyeux rencontre un personnage (souvent plus âgé) singulier, pour qui un désir nait, un désir qui amènera avec lui une forme d’évolution, une nouvelle vision du monde. Cela pourrait être le pitch d’un assez grand nombre de teen movies. A Song Sung Blue, sans renouveler réellement le genre du coming of age, en demeure un exemple assez touchant, très bien exécuté.

Jour 10 • Une vie cachée, une vie gâchée

Voici le dernier jour de festival. Demain, il reste encore les rediffusions et le palmarès, mais déjà, tout sur la Croisette sonne comme un petit générique de fin. On démonte les installations temporaires devant le Miramar, permettant d’accueillir la Semaine de la Critique. Le Marché du Film lui aussi est devenu une succession de petits boxes vides, où trainent encore ça et là une ou deux affiches. Déjà les rangs des séances se sont clairsemés. Dehors, c’est un peu comme un géant lendemain de cuite. Le gang des escabeaux – légendaire groupement d’enthousiastes de la montée des marches – installe et cadenasse au début du festival des escabeaux en phase du tapis rouge afin d’espérer voir et photographier les stars qui s’y succèdent. Mais, avant de reprendre le train pour quitter la sphère cannoise qui enfin semble bien vouloir ralentir, il est encore temps d’attraper quelques séances au vol.

“Perfect Days” de Wim Wenders © Haut et Court

Wim Wenders a décidément eu une riche année au festival de Cannes. Il fait partie avec Wang Bing, des chanceux ayant des entrées dans la Célection Officielle, l’une en compétition, l’autre en séance spéciale. En compétition, c’est Perfect Days, film tourné à Tokyo en langue japonaise. On y suit le quotidien rythmé et assez ordonné de Hirayama – joué par l’excellent Koji Yakusho, déjà aperçu dans The Third Murder (Kore Eda, 2017) – entre son travail de nettoyeur de toilettes publiques de Tokyo, l’entretien de ses bonsaïs, ses habitudes dans quelques restaurants, et le sento (bain publique) du quartier. Hirayama est solitaire, parle peu. Il ponctue ses trajets en voiture en mettant ses vieilles cassettes audios de classiques du rock comme Patti Smith, Lou Reed ou The Animals. Les amateurs de narration enlevée peuvent passer leur chemin, ici il s’agit de laisser place au quotidien, à ses répétitions, à ses singularités, et, parfois, à ses quelques éléments perturbateurs qui viennent parfois dérégler ce programme, collègues, famille. Outre quelques éléments d’écritures qui pourraient parfois flirter avec le cliché sur le Japon, Wim Wenders parvient à donner corps à cette tranche de vie, cette vie cachée et sous-estimée, à ses côtés mélancoliques comme à ses instants de grâce insoupçonnés. Rarement dans le cinéma occidental s’intéressant au Japon, on aura filmé avec autant de justesse Tokyo (Lost In Translation, bien que très beau, montrait des situations assez éloignées des réalités de la ville et du quotidien de ses habitants).

“La Mère de tous les mensonges” de Asmae El Moudir © Insight Films

Après la vie cachée, les vies gâchées. La mère de tous les Mensonges, présenté dans la section Un Certain Regard, pourrait en effet avoir « les vies gâchées » comme sous-titre. Asmae El Moudir décide de revenir sur l’histoire de sa famille et celle du Maroc, durant les « Années de Plomb » et notamment les émeutes de 1981 à Casablanca. La cinéaste est cependant confrontée à un problème de taille : de ces moments de répressions et de violences extrêmes, il n’existe que très peu de documentation, très peu d’images, à peines quelques photographies. Pour panser les blessures, briser le silence, mettre la lumière sur les événements qui ont marqué le pays et blessé sa famille, El Moudir fait alors un choix audacieux, celui de la reconstitution. Avec l’aide de son père, elle fabrique de nombreuses maquettes et mannequins, permettant à ses parents et sa famille de relater les faits, de les faire revivre par la modélisation. Le problème, c’est qu’il est difficile de libérer la parole quand sa grand-mère veut absolument faire taire, tasser tout cela, ne pas en reparler. La mère de tous les mensonges est ainsi un documentaire à la forme très atypique, où se mélangent les images de sa famille durant la reconstitution, et celles des modèles réduits. On peut cependant regretter que certains des événements racontés, dont les faits semblent à la fois essentiels et graves, ne soient pas assez bien re-contextualisés : il faut parfois recoller les morceaux, déduire, afin de suivre les propos des différents témoignages captés.

“Rien à Perdre” de Delphine Deloget © David Koskas

Dans le genre vie gâchée, la deuxième entrée avec Virginie Efira dans cette sélection cannoise, Rien à Perdre de Delphine Deloget, fait aussi assez fort. Sylvie (Efira) travaille dans un bar et élève seule deux enfants. Un accident domestique survenant durant ses heures de travail impliquant son plus jeune fils va mettre en branle un mécanisme implacable face aux services d’aide à l’enfance. Sans tomber dans un manichéisme total (la gentille mère contre les méchants services d’Etat), Deloget parvient à mettre en scène la violence inouïe à laquelle peut faire face un individu face à une structure, une institution et ses représentants, aussi bien intentionnés soient-ils. Sans être un pur thriller, Rien à Perdre peut rappeler, dans sa manière de mettre en scène un drame « de tous les jours » avec une tension et un suspens plutôt bien tenu tout le long du film, le très bon A Plein Temps (Eric Gravel, 2022). Finalement, une thématique qui peut-être sous-tend un grand nombre de films est celle de l’intranquillité et de la défiance. Ici de cette mère, qui ne trouve pas d’autres solutions que de s’extraire du système qui la broie. Cette intranquillité qui anime Le Règne Animal ou Tiger Stripes, ou qui manque justement cruellement à la famille de The Zone of Interest, trop occupée à construire leur vie idyllique, sans se soucier de ce qu’il se passe derrière le mur de leur jardin. L’intranquillité de Pierre Goldman, ou celle de Vincent dans Vincent Doit Mourir. Malgré des films de tailles, de formes, et de qualités variées, l’intranquillité est de mise. On retrouve bien souvent une défiance un peu générale face au reste du monde (Kubi, Kennedy, Monster), cette idée que ce qui se trame autour n’est pas tout à fait compréhensible (Asteroid City, Vers Un Avenir Radieux). Du pur film naturaliste ou réaliste au film fantastique, de la comédie au drame, partout on sent, au loin, comme un orage qui gronde, comme un rouage qui ne tourne plus tout à fait rond. Cette généralisation en guise de conclusion peut sembler quelque peu houleuse, mais à bien y regarder, même les films potentiellement les plus légers ou humoristiques visionnés depuis la croisette (Le Livre des Solutions, Simple Comme Sylvain par exemple) charrient avec eux une part sombre, un doute, une faille. Les festivaliers ont pour beaucoup été sans nul doute coupés de la réalité pendant ces deux semaines, mais les films eux, ne peuvent que nous la remettre devant les yeux, si on prend la peine de bien les regarder. Il ne reste plus qu’à espérer que ces carnets auront contribué à les mettre en avant.


A propos de Martin Courgeon

Un beau jour de projection de "The Room", après avoir reçu une petite cuillère en plastique de plein fouet, Martin eu l'illumination et se décida enfin à écrire sur sa plus grande passion, le cinéma. Il est fan absolu des films "coming of age movies" des années 80, notamment ceux de son saint patron John Hughes, du cinéma japonais, et de Scooby Doo, le Film. Il rêve d'une résidence secondaire à Twin Peaks ou à Hill Valley, c'est au choix. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riwIY

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