La sortie conjointe de deux grands films du maître italien Mario Bava – Les Trois visages de la Peur (1963) et La Ruée des Vikings (1961) – chez nos camarades du Chat qui Fume nous permet de revenir sur ce cinéaste de chevet pour beaucoup d’entre nous. Deux oeuvres très différentes, de leur conception à leur contenue, mais qui chacune donnent à voir sa poésie : celle d’un artificier amoureux des couleurs et du spectacle.
Le Vrai derrière le Faux
Difficile d’imaginer plan plus emblématique de l’art de Bava que le dernier – et le plus beau – des Trois Visages de la Peur. Boris Karloff, narrateur inimitable des trois histoires, revient comme il le fait à la fin de chacun des sketchs, pour s’adresser à nous. Il (ap)paraît à cheval, dans une nuit brumeuse. Lorsqu’il a fini ce dernier discours, la caméra entame un très élégant mouvement de recul laissant apparaître, par surprise, le décor qui entoure Karloff. Cette nuit était fausse, elle était le fruit d’éclairages en studio ; cette chevauchée n’en était pas une, les arbres défilant n’était que de piteuses branches dans les mains d’accessoiristes tournant en rond ; cette brume n’existait pas, ou plutôt ne s’échappait que de machines à fumée. Il est bien trop tentant de voir dans ce plan génial une somme de l’œuvre de Bava, et on aurait encore plus tort de s’en priver car, à plus d’un titre, Les Trois Visages de la Peur est un film-somme pour son auteur, ne serait-ce que par son statut de film à sketch, répertoriant avec beaucoup de malice ses obsessions et ses fétiches. Dans cette anthologie, et surtout dans cet épilogue malicieux, on pourrait voir une pointe d’ironie déplacée, comme si ce plan n’était qu’un clin d’œil au spectateur pour lui dire, narquoisement, « c’était du faux ». Le spectateur contemporain, saturé d’un méta toujours plus creux, pourrait avoir du mal à y voir autre chose. C’est pourtant tout le contraire qu’il y a à voir et savourer chez Bava : une fascination enfantine pour la beauté du cinéma, de ses moyens techniques, pour cette machinerie magique qui entoure le septième art, pour sa matière même, organique. Pour le vrai derrière le faux.
Vus de loin, La Ruée des Vikings et Les Trois visages de la peur peuvent paraître très différents. L’un est la pièce centrale d’une trilogie censée recycler en Italie un chef-d’œuvre à succès de Richard Fleischer (Les Vikings, 1958) ; l’autre est une anthologie d’épouvante répertoriant les genres de l’horreur qu’affectionnait le cinéaste (giallo, horreur surnaturelle à la Hammer, gothique, etc.). Il faut dire que Bava est un authentique cinéaste de genres dans le sens où tous ses films obéissent à des codes pré-établis et différents à chaque essai. Ce dernier a réalisé des films d’horreur, des films d’aventures, mais aussi des westerns, en bon cinéaste d’exploitation qu’il était. Pour autant, et c’est pour cela qu’on profite de cette sortie conjointe pour revenir sur les deux films en même temps, il est impossible de ne pas reconnaître la patte de cet auteur génial, dans chacune de ses œuvres majeures.
La Ruée des Vikings est donc le deuxième volet d’une trilogie consacrée aux vikings, et il est probablement le meilleur des trois. Film d’aventures à la direction artistique éblouissante, et aux scènes de batailles toujours aussi spectaculaires, il se démarque surtout pour sa vision éminemment plus baroque que celle de Fleischer, traversant des intérieurs excessivement colorées et envoutants. Tout commence par un massacre inouïe de violence – où le regard des enfants apeurés et victimes, renforce l’intensité de la séquence – du baron britannique Rutford, ordonnant l’extermination d’une colonie Viking installée sur la côté écossaise. Ce dernier tue le roi qui fut choqué par son manque de diplomatie, et la reine recueille Erik, un orphelin viking. Alors que ce petit devient commandant de la flotte du royaume, son frère, quant à lui, prépare la vengeance de son peuple. Sur cette base tragique – et, disons-le, parfois un peu laborieuse scénaristiquement – Bava orchestre un sublime ballet coloré et vicié à la fois. Évidemment fasciné par la culture païenne des Vikings, en opposition à la froideur rigoriste des intérieurs britanniques, Bava sature son film de décors fantaisistes, d’érotisme omniprésent, de ludiques tours de prestidigitation. Au fond, alors même qu’il suit une histoire très linéaire, et parfaitement classique dans ses tenants et aboutissants, La Ruée des Vikings provoque le même genre de stimulation que celle ressentie devant Les trois visages de la peur, en particulier dans le dernier plan déjà décrit : celle de se laisser embarquer dans une histoire, parfois profonde, et puis, d’un coup, en sortir pour contempler les moyens de sa fabrication, pour voir les artifices en tant que tels, s’exposer à nous. Il ne s’agit pas tellement d’une distanciation, ou du moins pas d’une distanciation émotionnelle. Car il y a quelque chose de profondément émouvant à regarder cette mise en scène s’accomplir parfois pour elle-même, par unique goût du jeu, pour la beauté du geste.
Ce n’est donc pas pour rien que des correspondances visuelles se trouvent entre certains sketchs des Trois Visages et ce film de vikings – en particulier dans le deuxième Les Wurdulaks. On y retrouve là aussi, ce goût de l’artifice, l’expressionnisme des couleurs, la morbidité de ses visions. Du film de vikings, on ne retient, pour beaucoup que les passages obligés du genre, la grandiloquence Shakespearienne : comme des trois courts films d’épouvante, ce ne sont pas les intrigues qui continueront ici de nous obséder. Du strict point de vue narratif, l’ordre des films dans Les trois visages de la peur est pour autant très signifiant. Le Téléphone est un giallo très épuré, Les Wurdulaks un film d’horreur baroque et macabre dans la tradition des œuvres de la Hammer, quand La goutte d’eau est au fond la rencontre des ses deux inspirations au service cette fois d’un grand film paranoïaque, suivant avec une inventivité renversante, les tourments d’une femme hantée par sa culpabilité. Ce dernier sketch, probablement le plus fort des trois, est certainement l’œuvre où Bava traite avec le plus de sincérité ses obsessions morbides, avec ce qui reste à mon sens son chef-d’œuvre absolu, le très sadien Le Corps et le Fouet (1963) – publié récemment, lui, avec d’autres ouvrages de son auteur chez ESC. Avec sa narration obsédée par un cadavre – au début, l’héroïne est confrontée au cadavre terrifiant d’une vieille baronne, et lui vole une bague au doigt – et son dédale de visions morbides et sublimes, ce sketch constitue l’essence de l’art du maître Italien. Pur poème abstrait, il délaisse les aléas d’une narration trop linéaire pour nous plonger dans un pur délire formel. Les deux films analysés dans cet article obéissent à une même logique de dépassement de la simple narration, mais la liberté de Bava de nous emmener dans cette direction est plus affirmée dans ce dernier segment des Trois Visages de la Peur. Notons derrière que ce long-métrage sort la même année que La Fille qui en savait trop et Le Corps et le Fouet et que c’est sans doute en cette année-là que Bava a définitivement assumé son virage abstrait, plus directement poétique et fétichiste que dans ses précédents films, plus respectueux des codes du genre qui lui était imposé. Ces codes, plus visibles dans La Ruée des Vikings, ne sont finalement encore présents que pour mieux perdre le spectateur : croyant être confortablement installé dans une narration aux péripéties trop connues, il ne peut que mieux se perdre quand la mise en scène s’emballe, les couleurs se saturent, tant l’abstraction rêveuse envahit tout.
Ces deux longs-métrages, ressortis en salles il y a deux ans maintenant en compagnie d’un autre chef-d’œuvre Six Femmes pour l’assassin (1964), jouissent donc aujourd’hui d’éditions prestigieuses mijotées par nos amis du Chat qui Fume. Quelle autre maison aurait pu rendre plus bel hommage à ce cinéaste phare pour tout amoureux du cinéma italien, et des films de genres d’une manière générale ? Ici, les éditeurs accomplissent de nouveau un travail admirable. L’édition blu-ray de La Ruée des Vikings permet bien-sûr de jubiler des couleurs exceptionnelles qui parsèment le film. Le master est d’une qualité remarquable, comme toujours très fidèle au grain d’une pellicule jamais autant flattée que par le génie du cinéaste italien, souvent chef opérateur de ses propres films, ce qui est le cas ici. Dans cette édition simple, il ne faut pas s’attendre à des bonus très riches, même si on note tout de même l’émouvant entretien avec Loris Loddi, l’acteur incarnant Erik enfant. Cela nous permet de revenir sur l’une des plus belles séquences du film, celle du massacre inaugural. L’inoubliable plan de l’enfant pleurant sur la plage ne l’est pas pour rien : en effet, le petit garçon ne savait pas nager et ne pleurait donc pas pour de faux. Pour ce qui est des Trois Visages de la Peur, les éditeurs ont vu les choses en encore plus grand, en proposant aux admirateurs une édition UHD / Blu-ray. Après celle de Possession de Zulawski, ils accomplissent de nouveau ici un travail d’exception. Premier Bava en UHD, cet opus profite d’une édition exceptionnelle, comme toujours remarquablement soignée tant sur le simple plan de l’objet que du mastering. Transfert 4K tout bonnement éblouissant rendant le plus bel hommage à la puissance formelle de Bava, et à la profondeur du travail de la photographie, exécutée cette fois en compagnie d’Ubaldo Terzano ; parfait mixage des effets, musiques et dialogues dans le DTS-HD Master Audio 2.0 ; mais aussi, enfin, une édition cette fois richement servie en bonus. Des entretiens et présentation historiquement très instructifs – avec Gérald Duchaussoy et Romain Vandestichele, auteurs de Mario Bava, le magicien des couleurs et la présentation de Edgar Baltzer – accompagné d’un beau et court moment passé en compagnie de Lamberto Bava, le fils de Mario, lui-même cinéaste, où ce dernier raconte ses souvenirs de jeunesse sur le tournage, avec malice et en insistant sur ses émois sensuels. Deux objets à se procurer donc de toute urgence, pour se délecter de ce cinéma peut-être aujourd’hui perdu. Jamais la matière des films de Bava – leurs couleurs, leurs textures, leur chair, leur artifice – n’avait semblé aussi palpable, hors de leurs copies pellicules d’origines. Aussi vraie.