Possession


Nous avons toujours beaucoup de plaisir à chroniquer les sorties de nos courageux amis du Chat qui Fume qui régulièrement nous gratifient de remarquables éditions. C’est avec une certaine émotion que nous revenons aujourd’hui sur ce qui est peut-être, à ce jour, leur chef-d’œuvre, à savoir la réédition en UHD et Blu-Ray du chef-d’œuvre (justement) d’Andrej Zulawski, l’obsédant et hystérique Possession.

En pleine rue, au premier plan le visage d'Isabelle Adjani possédée, du sang lui coule de la bouche ; derrière elle Sam Neill s'approche d'elle, le regard presque lubrique ; scène du film Possession.

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Le Diable, concrètement

Plan rapproché-épaule sur Isabelle Adjani, le visage lisse et le regard perdu issu du film Possession.

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Il y a des films qui ont tout pour exaspérer – le mauvais goût, l’outrance, l’hystérie – et pourtant qu’on ne peut oublier, à peu près pour les mêmes raisons ; des œuvres dont les furieuses images ne cessent de nous hanter, et même parfois de nous posséder. Possession est de ces métrages impossibles à aimer totalement, et qu’on est pourtant finalement obligé d’aimer car il s’impose à nous. Possession est un amant toxique. Un amant qu’il faudrait quitter à l’instant où on l’a rencontré, et pourtant avec qui, en qui, on se perd éternellement. Chacun le sait, Zulawski a toujours cultivé cette hystérie maladive, parfois jusqu’à l’usure, et pire jusqu’à la pose, jusqu’à devenir une épuisante caricature. Qu’on le veuille ou non, l’identité malade et criarde de son œuvre ne fait que ressasser une même obsession, un même terrifiant rapport au sentiment amoureux, envisagé comme un tourbillon d’angoisses, une infernale spirale dans laquelle sont entrainés des personnages y perdant toute capacité de raisonnement. Peu de cinéastes ont à ce point trouvé leur forme, celle qui entrerait en si parfaite adéquation avec leur psyché, et au rapport incroyablement tourmenté qu’il entretenait avec les sentiments. D’amour, il est toujours question chez Zulawski – de L’Important c’est d’aimer (1975) à La Fidélité (2000) en passant par Mes nuits sont plus belles que vos jours (1989) – et toujours ce sentiment, chez lui, charrie son lot de pulsions néfastes, de jalousie maladive et de toxicité morbide, de hurlements à la limite du supportable. Dans Possession, tout cela est plus que jamais présent, et c’est sans doute ce qui tint tant de spectateurs à distance, même ceux qui avaient pu se laisser charmer par les larmes de Romy Schneider dans son précédent projet. La jalousie, l’hystérie, sont au cœur même du point de départ de Possession, puisque le personnage interprété par Sam Neil retrouve sa femme et, découvrant qu’elle le trompe, se laisse entraîner dans la paranoïa et la folie, pendant qu’elle s’enfonce un peu plus dans des comportements irrationnels et une étrange fuite. Pourtant, jamais ailleurs dans l’œuvre de Zulawski les violentes pulsions, la toxicité des rapports et des sentiments n’auront atteint une telle transcendance presque mystique ou démoniaque, un tel pouvoir de possession, justement, de son spectateur. Dans son remarquable essai Cinémiracles, L’émerveillement religieux à l’écran (publié chez nos copains de Playlist Society), Thimothée Gérardin écrit très justement que le film « pousse encore plus loin l’idée de la possession révélatrice d’une situation sentimentale et politique mortifère. Le film raconte la lente décomposition d’un couple : Anna décide de quitter Mark à son retour d’une mission mystérieuse en lui annonçant qu’elle aime quelqu’un d’autre. Sauf que l’amant s’avère être une bête monstrueuse habitant dans un appartement désaffecté à la lisière du mur de Berlin. La possession est autant celle d’Anna par la créature tentaculaire que celle de Mark, dont l’obsession sur le comportement de sa femme confine à la paranoïa ; un piège circulaire figuré par une caméra mouvante tournant continuellement autour de ses personnages. Le parallèle est expliqué à la fin du film [SPOIL ALERT] par l’apparence que le monstre finit par prendre : celle d’un double de Mark. Le cauchemar dépeint par le film est à la fois celui de la jalousie de couple et d’un système totalitaire, où les peurs auto-réalisatrices vrillent les personnages de l’intérieur. »

Sam Neill et Isabelle Adjani côte à côte regardent devant avec un regard étrange, malicieux et malsain.

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Ce que retient ici l’auteur c’est la façon dont l’imagerie utilisée par Zulawski – celle de la possession démoniaque, de la monstruosité, et d’une certaine manière du film d’horreur – sert à dévoiler des réalités politiques et sentimentales qu’il a lui-même traversées. En effet, les nombreux bonus de cette superbe édition nous l’apprennent bien, le long-métrage est évidemment investi par la vie et les émotions ressenties juste avant par Zulawski. Il a écrit Possession seul, abreuvé d’alcool, noyé dans un sentiment d’abandon sentimental, et après la terrible suspension – pour raison politique – de son pharaonique et donc inachevé projet de science-fiction Sur le Globe d’argent (tourné en 1976-1977, sorti en 1988). Il ne fait aucun doute que le récit porte une forte emprunte cathartique, et une charge politique explicite – le film se déroulant juste devant le mur de Berlin, entre deux mondes, deux folies, comme dans l’espace intrinsèque d’une angoissante schizophrénie – mais l’observation précédente fonctionne tout aussi bien dans le sens inverse. En effet, si Zulawski revient vers autant d’éléments de sa vie – autant ses déboires sentimentaux que sa persécution politique – c’est aussi parce qu’il voit en eux une dimension authentiquement démoniaque, possessive. Zulawski dit qu’il n’a pas fait là un film d’horreur, et cela doit nous renseigner un peu plus. Car si horreur il y a, elle n’est certainement pas fantasmatique. Ici, l’auteur de Chamanka (1996) filme le diable “concrètement”. Rarement le surnaturel, l’horreur démoniaque n’aura semblé aussi concrète : de son monstre terriblement réel – corps avec lequel on cohabite et on baise – à la réalité clinique de ses décors, le mal s’y ébroue dans une réalité certes déréglée, terrifiante, mais terriblement tangible. L’horreur traverse, littéralement, le corps des comédiens et la réalité physique de tout ce qui est filmé.

Isabelle Adjani en transe, les yeux exorbités, contre un mur de pierre dans le film Possession.

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Évidemment, l’inoubliable scène de transe dans le métro correspond parfaitement à cette idée. Isabelle Adjani trouve ici son plus grand rôle. Si beaucoup partagent cet avis – même, parfois, les plus réservés – c’est en particulier pour cette fameuse séquence où la comédienne entre dans un délire totalement épuisant, hypnotisant dans les couloirs d’une station de métro. Plus que le délire presque mystique induit par la performance même de la comédienne – dont les yeux et le corps tout entier semblent se diriger vers un ailleurs insondable, comme si elle était elle-même possédée – c’est le concret de la scène, sa (ou ses) matière(s) première(s) qui impressionne(nt) et terrifie(nt) tant. C’est une scène faite de sécrétions et de matières visqueuses, mais aussi de gesticulations et de cognements, tout cela étant renforcé par le décor naturel, ainsi que la photographie froide et superbe de Bruno Nuytten. Ce mélange d’extase, de mystique et de quelque chose de beaucoup plus sale, de bien plus concret et hirsute est évidemment ce qui fait toute la puissance redoutable et brutale de cette grande œuvre cathartique. L’extraordinaire monstre final – dont Zulawski raconte dans un formidable entretien la drôle et surprenante genèse – confirme ce goût de l’organique, mêlé évidemment à tout un système de métaphores, une forêt de symboles qui n’est certes pas fine, mais toujours stimulante. Surtout qu’ici, c’est bien plus la matière du mal, de la douleur, mais aussi de la mélancolie qui obsède Zulawski, et qu’il filme, et non pas un ciel d’idées désincarnées dans lequel il a pu parfois se perdre. Car le choix qu’a fait Zulawski toute sa vie n’est évidemment celui de la finesse. C’est un chemin périlleux, toujours sur la tangente, jamais loin de sombrer dans le grotesque le plus total – malgré ses défenseurs les plus passionnants, difficile de se laisser embarquer par les hurlements intempestifs d’un Francis Huster particulièrement insupportable dans L’Amour Braque (1985) – mais qui peut atteindre parfois une sorte de grâce malsaine, un moment de stase quasi-démoniaque qui n’est jamais plus puissant, plus émouvant, que quand il fouille au plus profond des angoisses et émotions de ses personnages, et surtout de son auteur malade.

Blu-Ray du film Possession édité par Le Chat qui fume.Curieusement, ce chef-d’œuvre baroque n’avait jamais connu une édition Blu-Ray à la hauteur, et nous ne pouvons que nous réjouir que cette tâche difficile soit revenue à nos amis du Chat qui Fume qui sortent là, probablement, leur plus beau travail jusqu’ici. Les remasterisations HD et UHD sont tout simplement extraordinaires. Les couloirs froids, l’atmosphère poisseuse et terrifiante, les plans mouvementés et oppressants du métrage n’ont jamais été rendus avec une telle précision, si ce n’est peut-être dans quelques copies 35mm que certains auront peut-être la chance de découvrir quand les cinémathèques pourront rouvrir. En plus de ce fabuleux master (tant au niveau de l’image que du son) l’édition est tout simplement une mine d’or de suppléments : analyses, entretiens d’époque ou récents, scènes coupées, retour sur les différents montages, analyses historiques et même le CD de la fantastique bande originale signée Andrzej Korzynski… Enfin, que notre article soit incapable de faire le tour des sentiments et réflexions induites par Possession est une évidence : pour cela, il faudrait se tourner vers le surprenant essai de Jérôme d’Estais publié chez Rouge Profond (Tentatives d’exorcisme). Mais aussi, et surtout, se procurer de toute urgence cette fantastique édition. Elle prend la pleine mesure de l’importance du film. Elle en est, plus que nulle autre, à la hauteur.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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