Retour en grâce d’un Clint Eastwood vieilli devant et derrière la caméra, La Mule (2019) s’impose d’emblée comme l’une des pièces maîtresse de sa démente carrière.
Petit à petit, le temps fait son chef-d’oeuvre
En mourant dans un ralenti aussi sublime que tragique à la fin de Gran Torino (2009), Clint Eastwood s’était offert un déchirant adieu au métier de comédien et une conclusion parfaite à une décennie 2000 sans fausses notes. Cet épilogue plein de grâce et d’émotion avait été quelque peu terni quatre années plus tard par un cachetonnage malheureux et amical dans le regrettable Une Nouvelle Chance (Robert Lorenz, 2012). Depuis, sept ans ont passé, durant lesquels le plus prolifique des octogénaires d’Hollywood – quoi que Woody Allen pourrait bien lui damner le pion à y réfléchir – avait éloigné sa vieille carcasse de devant la caméra pour se reposer derrière, bien au chaud dans des projets à l’inspiration en dents de scie. Ainsi, la décennie 2010 de Eastwood avait démarré avec l’un de ses plus mauvais films à ce jour, le malheureux Au-Delà (2010) avant d’en enchaîner d’autres plus ou moins inspirés, de J.Edgar (2011) à Jersey Boys (2014), en passant par sa trilogie des « héros américains ordinaires » formée par American Sniper (2014), Sully (2016) et le tout récent 15h17 pour Paris (2018). Si beaucoup préfèrent confronter le cinéaste à la qualité discutable de ces dernières œuvres, il convient peut-être de rappeler que de 1990 à 2009, Eastwood avait livré une multitude de grands films. Dans les années 1990 d’abord, il enchaîna, excusez du peu, ni plus ni moins que Impitoyable (1992) – parfait – Un Monde Parfait (1993) – magnifique – Sur la Route de Madison (1995) – bouleversant – Les Pleins Pouvoirs (1996) et Jugé Coupable (1998) – moins brillants sur la forme qu’utiles sur le fond. Mais que dire alors de cette décennie 2000, débutée par le génial – ouais, ouais j’assume – Space Cowboys (2000) et qui vit s’enfiler un à un les chefs-d’œuvre comme sur un collier de perle : Mystic River (2003), Million Dollar Baby (2004), Mémoires de Nos Pères (2006), Lettres d’Iwo Jima (2007), L’Echange (2008) et Gran Torino (2009). Ces deux décennies sacrées dans la filmographie de Clint Eastwood – déjà riche de grands objets de 1970 à 1980, cela va sans dire – finirent de dessiner les pourtours, définir les axes, les thématiques, d’une œuvre si solide et prolifique à la fois, qu’elle finit d’introniser Eastwood comme l’un des grands maîtres du cinéma dit « classique » hollywoodien, s’inscrivant dans le sillon traditionnel de monstres tels qu’Howard Hawks ou John Ford.
En grâce en France dans les années 2000 – tous ses films furent d’énormes succès dans l’hexagone et il fut longtemps l’un des rares réalisateurs à parvenir à mettre d’accord la presse spécialisée et le public – le bonhomme est victime aujourd’hui d’une défiance généralisée aussi ridicule que convenue. Bien entendu, la qualité un peu plus moindre de sa filmographie des années 2010 y est pour quelque chose, mais « Clint » paye surtout son engagement politique. Notamment son pitoyable sketch de « la chaise vide » en 2012, lors d’un meeting de soutien au candidat républicain Mitt Romney, puis, plus tard, son soutien timide mais avoué à la candidature de Donald Trump, bien qu’il s’expliqua avoir d’abord soutenu la candidature républicaine que l’homme en lui-même. Depuis, il est fréquent dans les dîners mondains – et dans les soirées raclettes entre amis – d’entendre grincer les dents, taper les pieds et rugir les penseurs de la pensée toute-faite, à la moindre évocation de l’un des plus grands cinéastes vivant. Cette dictature de la bienséance empêche désormais quiconque d’exprimer avoir des sanglots au creux de la gorge en repensant à la fin Million Dollar Baby ou à la séquence du feu rouge de Sur la Route de Madison. Avouer admirer Clint Eastwood devient alors un geste d’approbation supposé de la pensée politique du bonhomme, dont peu de monde n’a pourtant creusé la réelle signification. Lorsque l’on écoute les détracteurs du réalisateur l’attaquer sur ses engagements politiques, on peut parfois se demander s’ils ne le pensent pas membre du Tea Party, extrême droite conservatrice américaine. Or, le « camp » auquel Eastwood s’est toujours admis partisan, le libertarisme, est moins connu en France et de surcroît souvent amalgamé. Cette philosophie politique prône un respect et une protection de la liberté individuelle en tant que droit naturel. Dans cette logique, la liberté est une valeur fondamentale régissant les rapports sociaux, commerciaux et politiques. Elle replace l’individu au centre de la pensée politique, soumis au principe de non-agression, qui impose que nul ne peut prendre l’initiative de la force physique contre un individu, sa liberté ou sa propriété. Plus généralement, il s’agit de penser une société moins régie par l’Etat en lui-même que par une coopération libre et volontaire entre les individus. Sans vouloir faire ni la publicité, ni l’apologie de cette doctrine politique, il convient à mon sens de repréciser ses tenants et d’ajouter des précisions nécessaires face aux contre-vérités et raccourcis qu’on entend régulièrement sur le cinéaste. En vrac, éclaircissons ces fausses zones d’ombres : Clint Eastwood n’a jamais cautionné les politiques interventionnistes de la famille Bush – au contraire, le réalisateur s’est largement exprimé en défaveur de l’intervention en Irak, par deux fois et aux deux époques différentes – la pensée contraire est très répandue dans la critique et leur fit lire American Sniper à l’envers – si le cinéaste a toujours défendu le port d’armes comme une liberté immuable, il n’a jamais fait d’appels aux meurtres pour autant, le libertarisme induisant, par son système, une irréprochabilité des individus face à la morale.
Resituer politiquement Clint Eastwood devient nécessaire pour resituer à son tour, le personnage public vis-à-vis de son œuvre. Car aussi riche qu’elle puisse être, la filmographie de Eastwood-réalisateur est aussi profondément cohérente thématiquement que politiquement parlant. Tous ses films, des plus grands aux plus petits, traitent précisément de cette confrontation de l’individu à l’État, revêt une dimension humaniste et parfois moraliste passionnante. En un sens, il n’y a pas, aujourd’hui, plus américain que ce cinéaste. Ses longs-métrages, tracent tous les pourtours d’une Amérique contemporaine ou révolue, en redessine l’histoire, la grande – de la conquête de l’Ouest à aujourd’hui, du cow-boy au vétéran du Viêt Nam, etc… – par le biais des plus petites. Si on le définit souvent – à tort – comme un cinéaste s’intéressant à la figure reaga-lienne du héros américain triomphant, le cinéma d’Eastwood est en réalité beaucoup plus traversé par l’ordinaire et une recherche de sublimation d’un anti-héroïsme porté par l’individu normal. Ces personnages étant avant toute chose des américains dont le destin et les actions vont les mener à se confronter – presque toujours – à une récupération étatique de leurs exploits, de leurs actions. Dans cet échiquier, l’individu est toujours chez Eastwood une victime, incapable de dompter les codes de la communauté américaine dans laquelle il est forcé de s’inscrire. Loin d’une idéalisation de l’American Dream, le cinéma d’Eastwood tend davantage à dénoncer cette communauté américaine comme une plaie béante, gangrénée par le vice, le mensonge et la corruption (le plus souvent incarné par l’appareil étatique en lui-même). La Mule (2019) interpelle en cela qu’il renoue pleinement avec les grandes thématiques de l’œuvre eastwoodienne – on pourra admettre aisément que le réalisateur ne les a jamais vraiment quittées dans sa décennie 2010 : American Sniper et Sully, en particulier, en sont traversés autant qu’ils marquent un come-back salvateur dans cette période mésestimée de sa carrière.
D’abord – et c’est probablement ce qui fait de La Mule le plus beaux de ses films de la décennie 2010 – le retour devant la caméra de Eastwood, presque dix ans après Gran Torino, émeut, tant la caméra qu’il porte sur lui-même a valeur d’auto-documentation. Car en parallèle de l’intrigue – qui suit ce vieux Earl, papy débonnaire, en pleine introspection à l’aube de ses 90 ans tant il se rend compte qu’il a parfois trop oublié d’aimer, d’accompagner ou d’être présent pour ses proches, privilégiant toujours son travail et sa passion de fleuriste – la majesté d’Eastwood s’insuffle autant dans le regard tendre qu’il porte à son personnage que dans une forme d’auto-portrait assumé et profondément bouleversant. En cela, si l’objet nous semble bien davantage que les essais qui l’ont précédé dans les années 2010 re-convoquer ce qui fit le cinéma de Clint Eastwood des grandes années, c’est très certainement parce qu’il parle autant de son personnage que de son auteur. Notamment en s’affrontant si frontalement à cette thématique de la vieillesse, auscultant et documentant de façon aussi saisissante qu’émouvante la décrépitude d’un corps tout autant que d’une silhouette sacrée de l’histoire du cinéma. En invitant la caméra à s’approcher de ce visage tant marqué, abîmé, cartographié par le temps qui passe, Eastwood invite à désacraliser sa propre figure dans les deux sens du terme.
Ainsi, le fil rouge narratif qu’est cette intrigue répondant aux codes des films de cartel et les trajets répétés de ce papy devenu, presque malgré lui, la mule de narcos trafiquants mexicains tout comme l’intrigue policière adjacente, apparaissent totalement secondaires. Car le réel sujet de La Mule, outre Eastwood lui-même, c’est le temps qui passe et les regrets qu’il peut nourrir. C’est même précisément quand il sort du canevas du genre que le récit touche au sublime et à une émotion bouleversante. Comme toujours chez Eastwood, l’émotion s’incarne dans la simplicité, dans une épure totalement étiolée d’artifices. Ces excursions hors des sentiers balisés du film de cartel, s’incarnent au sein même du récit. Électron libre – il en rend fous les narcos qui doivent le tenir à l’œil – Earl effectue des pauses le long des routes ou dans les motel, se risque à disparaître des radars de ses « patrons » pour aller à l’enterrement de son ex-femme ou à la remise de diplôme de sa petite fille. Dans ses « à côté », le personnage dévoile toute son émouvante complexité tout autant que son pathétique. Sa quête de rédemption (une autre grande thématique du cinéma de Eastwood) consistant à prendre des risques insensés auprès de ses trafiquants de drogues, pour que l’argent gagné lui permette d’obtenir en échange ce qu’il peut de pardons. Earl paye les études de sa petite fille, les funérailles de son ex-femme, aide à rénover un dancing accueillant l’amicale des vétérans du Viêt Nam… Mais parce que le cinéma de Clint Eastwood n’a jamais cherché autre chose que l’expression d’un humanisme idéal, le film conclut sa morale par la phrase prononcée par notre vieux héros : « J’ai cru que je pourrais tout racheter, mais je n’ai pas pu racheter le temps… ». Alors forcément, cette fin à bien des égards crépusculaire – on vous en taira les détails – sonne irrémédiablement comme un adieu. Cet adieu, il serait beau, magnifique, idéal. Sûrement. Mais parce qu’il n’y a pas douleur plus grande que de voir une légende s’éteindre en feu de joie ou de tristesse, espérons qu’Eastwood pourra encore (un peu) faire perdurer son propre mythe. Et pour quelques chefs-d’œuvre de plus.