Le Dernier Voyage du Demeter


Faut-il encore présenter le vampire ? Créature légendaire, archétype jungien, elle est toujours un marqueur de son époque et nous sommes à l’ère des tombeurs torturés – de Lestat de Lioncourt (le roman Entretien avec un vampire d’Anne Rice en 1976) à Damon Salvatore (The Vampire Diaries, Julie Plec, Kevin Williamson, 2009-2017), en passant par l’immanquable Edward Cullen (saga Twilight, 2009-2012)… Unanimement considéré comme à peine moyen mais reconnu pour sa proposition rafraichissante de Dracula, et si Le Dernier Voyage du Demeter (André Øvredal, 2023) avait plus à offrir qu’il n’y paraît ?

Vu de dos, le Dracula à l'apparence de monstre mi-homme mi chauve-souris observe les marins s'activer sur le bateau dans le film Le Dernier Voyage du Demeter.

© Universal Studios / Amblin Entertainment

Les bons Comtes font les bons amis

Sous la pluie, un marin en capuche en train de vouloir réparer un élément du bateau ne voit pas arriver le monstre Dracula derrière lui ; plan du film Le Dernier Voyage du Demeter.

© Universal Studios / Amblin Entertainment

Universal a les dents longues. S’il n’en était pas producteur, le studio a tout de même distribué non pas une mais deux adaptations de Dracula, particulièrement opposées. La première, Renfield (Chris McKay, 2023), est profondément contemporaine : une parodie de la soumission de R. M. Renfield en une relation patron-employé, faisant du Comte une sorte de super-pervers narcissique dont il faut s’échapper de l’emprise en survivant à des scènes de massacres « fun » rythmées par des montages musicaux à playlist – ou plutôt à « mixtapes », puisque cette utilisation opportuniste des musiques populaires pourrait découler d’une pratique popularisée par Les Gardiens de la Galaxie (James Gunn, 2014) – j’en parlais d’ailleurs déjà ici. Le second, dont il est question aujourd’hui, s’intitule Le Dernier Voyage du Demeter et s’inscrit plutôt à première vue dans cette tendance des blockbusters horrifiques “classiques”, à gros budget et moindre risque, proposant juste assez de frissons pour contenter le tout public, uniquement produits pour occuper une place sur le marché. A une époque où le cinéma n’était pas encore reconnu de tous comme un art – les années 20 voient alors en Europe la publication du Manifeste des sept arts de Ricciotto Canudo (1922) et l’émergence des premières théories du cinéma de Germaine Dulac, Jean Epstein, Louis Delluc, puis Sergueï Eisenstein… – il a déjà été établi aux Etats-Unis comme une industrie. C’est pour gagner la guerre commerciale entre studios qu’Universal, dernier des géants encore en activité aujourd’hui, motivé par Irving Thalberg, se lance dans la production en série d’adaptations cinématographiques d’œuvres horrifiques ou fantastiques de la littérature, brandées Universal Monsters. Les seuls réalisateurs entrés dans la postérité sont encore aujourd’hui Tod Browning (Dracula, 1931) et James Whale (Frankenstein, 1931, L’Homme invisible, 1933). Première grande franchisation de l’histoire, la série des Universal Monsters, après presque une centaine de films, des suites de suites et des crossovers, s’est peu à peu dissoute, non sans avoir laissé un héritage dispersé et disparate – le studio, sans succès, a tenté durant la décennie précédente de ressusciter son monstre de Frankenstein sous le nom de “Dark Universe”. Le Dernier Voyage du Demeter semble en être un héritier.

Quatre marins dans la coque du bateau du film Le dernier voyage du Demeter ; ils regardent tous devant eux, comme dans l'attente, tandis qu'un rayon de soleil les traverse émanant du haut ; un enfant est parmi eux, au fond de l’image.

© Universal Studios / Amblin Entertainment

Le film prend place dans un navire marchand, le Demeter, qui échoue sur la côte de Whitby. Aucun signe de vie, d’un quelconque humain ou nuisible n’y demeure. Les fouilles révèlent pour seul fantôme le journal de bord du capitaine dont la dernière entrée met en garde d’une menace terrible que seul Dieu peut préserver de l’Angleterre. De cet ultime témoignage, nous assisterons donc à un flashback testamentaire… Le Dernier Voyage du Demeter est une adaptation, non pas de l’entièreté du Dracula de Bram Stoker (1897), mais d’un simple chapitre du roman The Captain’s Log, servant de transition dans le récit entre le départ du Comte de sa Transylvanie natale et son arrivée dans l’enivrante promesse de modernité qu’est l’Angleterre du début du 20ème siècle. Son argument principal, soulevé partout et par tous jusqu’aux bonus DVD qui s’y focalisent longuement, réside dans sa manière de revisiter la figure du vampire. Plutôt qu’un personnage torturé par son immortalité, abandonné de Dieu et se battant contre sa nature – tendance fréquente des représentations du personnage – le Dracula présent ici n’a rien d’un mélange ambigu de charme, de danger et d’empathie ou de pitié, il est une créature bestiale, hideuse, se nourrissant autant du sang que de la détresse de ses victimes : une personnification du Mal. En n’adaptant qu’un chapitre du roman, Øvredal ouvre et explore une parenthèse sur le personnage, une facette seule, celle de sa monstruosité la plus littérale, comme un retour aux sources de la mythologie.

Gros plan sur le visage monstrueux, chauve avec des dents crochues et des yeux gris, de Dracula dans la pénombre du film Le dernier voyage du Demeter.

© Universal Studios / Amblin Entertainment

Projet initié il y a vingt ans, la version que nous connaissons aujourd’hui tient d’un long processus avant tout motivé par l’idée de donner vie à la créature. Les making of insistent de bien nombreuses fois sur les concept arts et reviennent longuement sur le travail mobilisé par toutes les branches de la production pour lui donner vie. Le récit semble n’être qu’un prétexte pour faire briller la star du film, le monstre. Il faut bien avouer qu’il est le noyau autour duquel tout gravite tandis qu’Øvredal ne s’appesantit pas de réflexions philosophiques quelconques, son Demeter semblant en fait dans la plus grande tradition du divertissement populaire bis. D’abord vieillard cacochyme, le monstre évolue de manière apparente, prenant de plus en plus de forces au fil des meurtres qui chapitrent l’histoire et motive l’intérêt du public : quelle sera sa forme finale ? Interprété par Javier Botet, un de ces acteurs omniprésents mais néanmoins invisibles de l’horreur, hollywoodienne ou non – vous avez vu un de ses rôles, vous ne saurez jamais que c’est lui – Dracula est un mélange entre un artisanat pratique et numérique, entre prothèses, maquillages et modélisations 3D. La mise en scène et la photographie, à son service, piochent comme une évidence du côté d’Alien (Ridley Scott, 1979). Au milieu d’un océan ou personne ne les entendra crier, l’équipage, sans aucune échappatoire sinon l’affrontement, se fait éliminer dans divers lieux par un Dracula qui se joue de l’espace, se cache dans la pénombre, les flous de la mise au point, et ne se laisse d’abord qu’entrevoir. Mais à la différence du xénomorphe, il se montre très vite à la caméra pour arborer son physique changeant – les équipes en sont fières, tandis que l’environnement a lui quelque chose de John Carpenter, à l’extérieur, le brouillard menaçant de Fog (1980), à l’intérieur les couloirs cadrés comme ceux de Dark Star (1974).

Le Dernier Voyage du Demeter

© Universal Studios / Amblin Entertainment

Le Dernier Voyage du Demeter appartient d’une certaine tradition gothique, à la fois échue d’Universal et de la Hammer. Pour ne pas se faire écraser par le lourd héritage cinématographique du personnage, il s’en saisit sans tomber dans la citation, ni le commentaire, pour nourrir ses effets de style. Ainsi plusieurs scènes jouent avec son ombre comme le faisait F. W. Murnau (Nosferatu, 1922) ; son design, par l’ajout de pupilles luminescentes et d’une dentition proéminente, fait la jonction entre le regard de Béla Lugosi (Dracula, Tod Browning, 1931) et la bouche de Christopher Lee (Le Cauchemar de Dracula, Terence Fisher, 1958) ; et la scène finale évoque sans se cacher une partie de l’adaptation de Francis Ford Coppola (Dracula, 1992). Mais ce que le long-métrage gagne en spectacle, il le perd en parlote. Immanquablement, il s’engouffre de manière pataude dans un propos politique, comme obligé par l’œuvre originale. Le bateau se veut être un microcosme de nos sociétés contemporaines, blanches et conservatrices, à l’équilibre menacé par l’arrivée à bord de Clemens (Corey Hawkins), médecin et savant noir, puis la découverte d’une passagère clandestine, Anna (Aisling Franciosi). Une majorité de l’équipage n’a pour elle que l’avarice, des intérêts mercantiles, et accusera Clemens sans raison apparente lorsque les ennuis commenceront. Anna, qui était en fait le garde-manger de Dracula, découverte aux portes de la mort, n’aura d’aide apportée que par Clemens, qui sera le seul contraint de partager ses rations. Les deux personnages, issus de minorités, se révèleront ensuite être les seuls à faire avancer le navire, au sens littéral comme figuré, les seuls à chercher des solutions quand les autres cèdent à la panique, premières victimes de ce monstre symbolisant l’obscurantisme. Ces protagonistes principaux, accompagnés du patriarche bougon mais ultimement juste, Captain Eliot (Liam Cunningham), seront les seuls à véritablement combattre la créature. Une lecture politique qui ne prend pas le pas sur l’œuvre d’autant plus que l’on sent le désintérêt total de son réalisateur. On peut soupçonner les producteurs d’avoir cédé à un progressisme marketing si tendance ces dernières années…

Ce qui intéresse Øvredal, c’est de raconter des histoires. Il est un conteur, un narrateur autour d’un feu de camp. Il explore ce qui se cache dans les virgules, les silences, les ellipses des histoires que l’on connait déjà. Bercé par les mythes et légendes de sa Norvège natale qu’il actualise et spectacularise pour les transmettre au plus grand nombre (The Troll Hunter, 2010 puis Mortal, 2020), ses projets états-uniens – qu’il n’écrit pas – sont mus par cette même envie d’histoires : les légendes autour des sorcières de Salem (The Autopsy of Jane Doe, 2016), ou, presque meta-textuellement, des adolescents qui se racontent des histoires d’horreur (Scary Stories, 2019). En s’intéressant à la tragédie du Demeter, il insiste sur cette dissonance entre le public, qui connaît la menace et l’imaginaire qu’elle convoque – les cercueils emplis de terre, les corps qui prennent feu au soleil, les chauves-souris… – et les protagonistes, vierges de toute connaissance. En revenant à la source de nos récits fondateurs pour y apporter des variations, il invite à abattre le cynisme et célébrer la naïveté, donner l’opportunité de redécouvrir des histoires prises pour acquises – ici celle d’un vampire à la fois pré et post-Stoker, incarnation de sa mythologie première et sa contemporainisation. Quelque part entre premier degré radical, candeur et invitation à un acte de foi envers les histoires comme les images, André Øvredal n’est pas bien loin d’un M. Night Shyamalan. Finalement, Le Dernier Voyage du Demeter n’est pas le navet décevant qu’une grande partie du public s’est évertué à descendre. Il incarne simultanément cinéma populaire dans le sens le plus noble du terme et productions purement pécuniaires. Dans notre Hollywood super-libéral actuel, dominé par les franchises et les reboots exploitants un affect acquis du public envers les oeuvres d’antan, c’est non sans ironie qu’il navigue étrangement à contre-courant en étant un épisode de la série des Universal Monster, premiers représentants de ce système, dans lequel son auteur émerge de toute sa grâce truffaldienne. Cela tombe bien, sorti en Blu-Ray et DVD chez Universal le 10 janvier, l’occasion s’offre à vous de lui donner une seconde chance et de plonger dans les détails de sa conception, richement documentée dans ses bonus.


A propos de Louise Camerlynck

Etudiante en Master 2 à l’UFR des Arts d’Amiens, Louise est atteinte d’une maladie rare qui fait que son cœur s’arrête net si elle ne regarde plus de films. Elle a appris à vivre avec et à même les apprécier, surtout quand ils sont lents, contemplatifs, introspectifs et déprimants tel un "Eternal Sunshine of the Spotless Mind". Entre mise en scène de pièces de théâtre et réalisation de podcast, elle s’intéresse au cinéma sous un prisme queer et féministe. Elle aime un peu trop l’étrange et le bizarre, si bien que si vous la croisez dans les couloirs, fuyez, pauvres fous. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rit1i

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