Ninja Turtles : Teenage Years 1


Entre les robots de l’espace qui se changent en voitures et les poupées névrosées par leurs pieds plats, les vendeurs de jouets investissent dans leur « Cinematic Universe », l’occasion de replacer sur le devant de la scène de vieilles licences : les Tortues Ninja en ont profité pour lancer leur « opération repopularisation » et participent avec Ninja Turtles : Teenage Years (2023) d’une mutation du cinéma d’animation.

Les quatre tortues ninjas de Ninja Turtles : Teenage Years posent sur un toi de nuit, prêtes au combat, tandis qu'une pleine lune luit derrière eux.

© Paramount Pictures.

Mutant qu’il fait beau

Âgée comme une tortue et aujourd’hui trop lente pour se mettre à la page, la licence des Tortues Ninja peine à retrouver sa gloire passée. Partie intégrante de la culture populaire mi-eighties, les quatre frères se sont vite débarrassé de leurs désirs sanglants et edgys pour devenir les « tortues sympa du quartier », une image qui seyait aux chaînes de télévision et aux fabricants de jouets qui n’ont pas manqué de leur apporter une certaine popularité. Passé l’an 2000, la création de Kevin Eastman et Peter Laird s’est noyée en France dans le paysage des séries d’animation pour enfants, s’estompant par conséquent dans l’esprit du plus grand nombre, bien qu’encore chérie par quelques geeks. Aujourd’hui les Tortues Ninja ne sont pour certains qu’une silhouette lointaine, une de ces figures de pop culture qu’on reconnaît sans connaître, à moins d’avoir eu en main un des nombreux jouets encore commercialisés ou d’avoir vu le chef-d’œuvre de 2007, TMNT : Les Tortues Ninja de Kevin Munroe (doux miroir déformant qu’est la nostalgie). Mieux valait-il d’ailleurs rester dans l’ombre plutôt que d’accoucher des suites Ninja Turtles (2014, Jonathan Liebesman) et Ninja Turtles 2 (2016, Dave Green). En bref, mis à part quelques productions anecdotiques, rien d’équivalent à leur âge d’or… Jusqu’à ce que surgisse dans les salles obscures Ninja Turtles : Teenage Years de Jeff Rowe. Reboot pas vraiment attendu de cette licence qui n’intéresse plus grand monde, NT:TY tient-il plutôt du lièvre ?

Tandis que Leonardo boude sur son téléphone portable, les trois autres comparses se moquent de lui, tout autour ; scène du film Ninja Turtles : Teenage Years.

© Paramount Pictures

Leonardo, Donatello, Michelangelo et Raphael fantasment une vie parmi les humains à l’extérieur des égouts de New York. Petit hic, leur nature de chéloniens humanoïdes d’1m75 rendrait la cohabitation dangereuse. C’est pourquoi leur père adoptif, Splinter, lui-même un vieux rat à peine moins grand, les préserve de cette espèce bipède, globalement allergique à la différence, en contrôlant leurs sorties et en les ayant armés de connaissances en arts martiaux. Ces quatre adolescents, dont l’altérité est une souffrance de laquelle découle le sobre désir d’être des lycéens lambdas, se lient d’amitié avec April O’Neil, une humaine tout autant victime de sa marginalité, et élaborent un plan. Pour se faire accepter ils devront se faire aimer. Et quel meilleur moyen de se faire aimer qu’en allant traquer le grand criminel craint de tous, Superfly ?

Un des héros de Ninja Turtles : Teenage Years courent sur une étroite guirlande illuminée en pleine nuit.

© Paramount Pictures.

Inévitablement, NT:TY est traversé par le thème de la tolérance, l’acceptation d’autrui. Pas loin de la trilogie X-Men (Bryan Singer de 2000 à 2003, puis Brett Ratner en 2006), ce thème hélas intemporel se réactualise sans cesse, si bien qu’il donne le ton de chaque époque et des avancées ou reculs sociaux : en moins d’une décennie April O’Neil est passée des traits de Megan Fox à ceux d’une ado afro-américaine, grosse et binoclarde. Comme un produit chimique coulant dans ses veines, la notion de différence contamine le corps du long-métrage, son esthétique. Si le style brush-paint n’est pas sans rappeler un certain film sorti à peine plus tôt dans l’année, ce qui saute particulièrement aux yeux dès les premières secondes est la laideur extrême des personnages. Et c’est là que réside toute la malignité de Rowe et de ses équipes artistiques : les personnages, difformes, ne le sont pas tant à la manière d’un cartoon ou d’une caricature, que du cubisme. Est cultivée une esthétique de la laideur, parfaitement anti-hollywoodienne, allant à l’opposé des standards du star-system. D’ailleurs, elle n’est évidemment pas sans rappeler une certaine frange de l’animation moderne amé-Rick-aine. Mais cette mocheté ne s’applique qu’aux humains, le design des mutants, style vestimentaire, couleurs vives, fourmillement de détails, étant pensé pour transpirer le swag. Finalement, la laideur est affaire de point de vue, et le récit adopte le leur tandis qu’ils arborent fièrement, sous les habits, un héritage télévisuel « power ranger-esque ».

© Paramount Pictures.

D’une volonté de célébrer la culture populaire et ses différents médiums, Rowe fait cohabiter les influences de différentes époques. Réminiscence de jeux vidéo beat them all façon Double Dragon (1987, Yoshihisa Kishimoto) d’abord, lors d’une séquence de baston en travelling horizontal inspirée d’Old Boy (Park Chan Wook, 2003) puis, quand c’est au tour de Splinter de se battre, la mise en scène de l’action dans l’espace mobilise plutôt le système de combat des jeux Batman : Arkham (Rocksteady Studios, 2009 – en production). Enfin, au début du récit, en rejouant à leur sauce Guillaume Tell, les quatre frères transposent sur une véritable pastèque le jeu mobile Fruit Ninja (Halfbrick Studios, 2010). NT:TY ne se prive pas de faire étalage de références et c’est peut-être ce qu’il a de plus agaçant. En citant (deux fois) le manga L’Attaque des Titans (Hajime Isayama, 2009-2021) ou en montrant des silhouettes carton grandeur nature d’acteurs du MCU (pour ne citer que ça), NT:TY n’a de cesse de briser le quatrième mur pour dialoguer en références interposées avec le spectateur, le confortant dans cette culture de masse et la pratique de la citation de surface, non sensée. Certains diraient que cette tendance de la référence est propre au matériau de base. Le Chat Potté 2 : La Dernière Quête (Joel Crawford, 2022) citait déjà bien plus intelligemment L’Attaque des Titans dans la chorégraphie aérienne de sa scène d’introduction, sans ressentir le besoin de le verbaliser pour s’assurer qu’on la saisisse. Le post-modernisme marvellien et ses ravages…

© Paramount Pictures.

Car Ninja Turtles : Teenage Years se veut djeuns, pour le meilleur et pour le pire. Quand April est marginalisée non pas à cause de son poids ou de sa couleur de peau mais à cause de son incapacité à apparaître devant une caméra, le film saisit sans jugement les nouvelles méthodes de socialisation de la génération Insta-Tik-Tok pour qui se filmer, c’est exister. D’ailleurs, « faire exister » les tortues implique pour elles de documenter leurs aventures en les filmant avec son téléphone. Les caméras, des téléphones, d’abord, puis des chaînes de télévision, marquent leur parcours tandis qu’elles élargissent les frontières sociales en donnant à voir leur réalité. Partant d’en bas, les égouts et la rue, pour aller tout en haut, scènes de voltige et bureau d’un simili-Fox News, le récit est celui d’une élévation, par les actes et leur médiatisation, pour atteindre le milieu, le lieu commun. Cependant, une scène où les frères se filment à la verticale riant entre eux ou une autre d’April devant une caméra expulsant une gerbe grotesque de vomi témoignent un retour de ces caméras du quotidien qui créent parfois des espaces excluant, l’humour des uns devenant un malaise pour les spectateur.ices. Les blagues ne font donc parfois pas mouche et trahissent la caricature pataude d’une « jeunesse selon le tonton cool mais quasi quarantenaire » qui utilise les mots swag et djeuns au premier degré.

© Paramount Pictures.

Rowe & Spears avancent à tâtons et cultivent un équilibre précaire dans cette nouvelle formule du film pour adolescents, le classicisme de leur récit et de son thème étant compensé par des idées visuelles innovantes et une mise en scène haletante de l’action. Hélas, NT:TY souffre du système dans lequel il est produit, en ça qu’il est à l’image d’une partie de son héritage : un produit sur un marché, presque un jouet, un « film-vitrine ». Le montage musical en est embarrassant, symptomatique de ces productions à playlist – on pense en vrac à Scream VI (Tyler Gillet et Matt Bettinelli-Olpin, 2023), Super Mario Bros, le film (Aaron Horvath, Michael Jelenic, 2023) ou Renfield (Chris McKay, 2023) – où des musiques non-originales (d’AC/DC à Yungblud, en passant par Girl in Red), plutôt que d’accompagner une scène discrètement, prennent le dessus sur l’action en couvrant les bruitages et en forçant l’adhésion d’un public qui ne peut avoir que de la sympathie en retour car on passe ses chansons préférées ! Lors d’une scène en voiture, dans un contexte intradiégétique, c’est donc à What’s Up ? des 4 Non Blondes, chanson féministe révolutionnaire, de faire la pub de NT:TY. Quant au scénario, il laisse volontairement dans l’ombre une de ses intrigues principales pour en réserver la résolution dans une suite, promise dans une scène post-générique qui s’en assure en teasant l’arrivée prochaine de l’antagoniste légendaire Shredder. Comme un puzzle vendu sans toutes les pièces, on nous promet sa complétion grâce à une seconde boîte qui ne manquera pas d’en proposer un nouveau, lui aussi incomplet… La politique de la franchisation a changé son économie pour subsister dans la consommation de masse et de flux, et prend en otage les spectateur.ices en amputant les œuvres pour en assurer l’attente et la présence dans l’imaginaire collectif. Autre emprunt du cinéma à la culture du jeu vidéo, bientôt des films à DLC ?

© Paramount Pictures.

Voilà quelques années que le cinéma d’animation hollywoodien, fort d’une certaine impasse esthétique, semble avoir provoqué sa progressive mutation. Après une course au perfectionnement technique de la toute puissance 3D entre Disney/Pixar et DreamWorks – on se rappelle l’affrontement entre La Reine des neiges 2 (Jennifer Lee, Chris Buck, 2019) et Dragons 3 : Le monde caché (Dean DeBlois, 2019) – de laquelle a découlé une certaine standardisation esthétique, certains studios ont amorcé ces derniers temps un retour à l’héritage du dessin sur papier, bande dessinée, comics, mangas. Ninja Turtles : Teenage Years semble ainsi explorer le sillon creusé par Sony Pictures Animation – d’abord la révolution Spider-Man : New Generation (Peter Ramsey, Bob Persichetti, Rodney Rothman, 2018), puis Les Mitchell contre les Machines (co-réalisé par Michael Rianda et…tiens tiens, Jeff Rowe, 2021) – que DreamWorks n’a pas manqué d’alimenter – Les Bad Guys (Pierre Perifel, 2022), Le Chat Potté 2… Le monolithe Disney semble s’être enfin décidé à aussi suivre le mouvement : il suffit de jeter un œil à la bande-annonce de Wish, Asha et la bonne étoile (Chris Buck & Fawn Veerasunthorn, 2023). Cocasse, les plus en retard sont ceux produisant, paradoxalement, en avance d’une dizaine d’années le court-métrage visionnaire Paperman (John Kahrs, 2012) qui soufflait le vent de ce nouveau courant.

Film-vitrine et fenêtre sur une époque, Ninja Turtles : Teenage Years est à la fois prise de risque et sécurité, jeune et boomer, surprenant et convenu, magnifique et laid, Jackie Chan et Ice Cube, généreux et brouillon, il est un amalgame de contradictions, un long-métrage qui se cherche dans un monde en crise, tout simplement : un adolescent en pleine puberté.


A propos de Louise Camerlynck

Depuis qu’elle a cassé son cube de Lemarchant, Louise s’occupe comme elle peut : soirée apocalyptique avec Dark, extraction d’organes tatoués de Saul, dîner avec Jennifer… Rien n’y fait, elle s’ennuie. Alors elle écrit, jour et nuit, comme si elle manquait de temps, et s’en remémore un – l’époque bénie des premières creepypasta et let’s play horrifiques – que les moins de quinze ans ne peuvent pas connaître. Fan de SF, d’animation et de cinéma queer, vous la trouverez toujours aux premiers rangs des salles de cinéma ou des concerts, de punk local comme de Taylor Swift. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rit1i


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Commentaire sur “Ninja Turtles : Teenage Years

  • Eva Fournier

    Ayant été une grande fan des tortues ninjas depuis mon enfance, j’attendais impatiemment l’arrivée de ce film, mais je n’ai pas été convaincue, malheureusement. Le scénario a été bâclé et au niveau des effets spéciaux, c’était assez médiocre.