[Entretien] Le CinématoGrapheur, à propos de Spielberg


Après avoir conquis le YouTube cinéma grâce à ses brillantes analyses de nos blockbusters préférés, Victor Norek aka le CinématoGrapheur, consacre son premier livre au roi du divertissement : Steven Spielberg. Proposé par Third Editions, L’œuvre de Steven Spielberg : l’art du blockbuster plonge en profondeur dans la filmographie du cinéaste le plus connu au monde pour mieux nous en montrer la cohérence, la virtuosité et la profondeur. Un livre inédit et définitif qui méritait bien un entretien !

Portrait du CinématoGrapheur assis sur un fauteuil de cinéma, dans un salon, et s'apprêtant à fermer un clap ; derrière lui, une étagère avec de nombreux DVD.

© Le CinématoGrapheur

A propos de Spielberg

Pour commencer, peux-tu nous dire quel est ton rapport personnel au cinéma de Spielberg ?

Je me considère comme faisant partie de la génération qui a grandi avec les films de Spielberg. Le premier film que j’ai vu au cinéma, c’était Le Petit dinosaure et la vallée des merveilles (Don Bluth, 1987) produit par Spielberg et Lucas. J’avais 4 ans à l’époque et, d’après mes parents, j’ai fait chier tout le monde dans la salle parce que je connaissais le nom de tous les dinosaures ! Je les pointais du doigt à l’écran en hurlant leur noms : “Ça c’est le diplodocus, ça c’est le triceratops ! L’autre souvenir que j’ai, c’est la VHS de Jurassic Park (1993) qui m’avait beaucoup marqué étant enfant. Je pense que ça fait partie des premiers films dont je me rappelle et que j’ai vu beaucoup trop jeune ! Bizarrement, je n’ai pas forcément de souvenirs de cinéma avant ça.

Sam Neill essaie d'écarter le T-Rex de sa voiture retournée sur le goudron avec une fusée éclairante ; scène sous la pluie de Jurassic Park de Steven Spielberg.

“Jurassic Park” © Universal Pictures

Tu es connu avant tout grâce à tes analyses de films très poussées sur ta chaine YouTube Le CinématoGrapheur, procédé que tu reprends dans ce livre. Comment est-ce que l’on passe de l’essai vidéo à la rédaction d’analyse de films ?

A mes yeux, ce livre est vraiment une continuation du travail que je fais sur ma chaîne. Le but n’était pas de faire un traité de philosophie avec un langage trop complexe, mais bien de reprendre le côté “terre-à-terre” de ma chaîne pour parler aux gens sans fioritures et sans garde-fous. Quand tu es vraiment dans l’analyse d’un film, tu n’as pas la protection que te donnent les grandes idées et les concepts. Mon but, c’est de ne surtout pas appliquer une grille de lecture existante sur une œuvre mais, au contraire, d’essayer de décortiquer l’œuvre pour mieux en extraire sa propre grille de lecture. Parce que sinon, c’est trop facile ! Tu prends une grille de lecture freudienne de Spielberg, par exemple, et tu analyses tout son cinéma par rapport à cette grille. Mais pour moi, c’est paresseux. Ça ne m’empêche pas de démarrer mon analyse avec une certaine connaissance des thématiques propres au cinéma de Spielberg, mais j’essaie toujours de me poser la question : “tiens pourquoi est-ce que cette thématique est traitée différemment dans ce film ?”. Le meilleur exemple, c’est Minority Report (2002). On sera bien en peine d’y retrouver les formes de mise en scène habituelles du cinéma de Spielberg parce qu’il s’inspire volontairement de la mise en scène d’autres réalisateurs, et ce dans un but bien précis ! Donc mon approche générale de l’analyse de films ne change pas entre mes vidéos et ce livre. Maintenant, il est certain que je me suis posé beaucoup de questions sur le passage de la vidéo à l’écrit. Difficile de pointer du doigt un élément esthétique dans une image par exemple. Il y a tout de même beaucoup d’illustrations dans mon livre, 650 au lieu des 100 initialement prévues, car il se trouve que les illustrations étaient vraiment nécessaires à la compréhension de mes analyses. Reste qu’avec l’écriture, j’ai tout de suite senti que j’allais pouvoir approfondir ma réflexion en développant davantage certains concepts, ce qui n’est pas forcément faisable en vidéo car tu dois aller très vite, changer d’idée toutes les 10 ou 15 secondes pour maintenir l’attention du public. Finalement, je trouve que mes analyses vidéos sur Jurassic Park, Minority Report ou encore Ready Player One (2018) ne se substituent pas à celles de mes livres, elles se complètent. Je suis justement en train d’écrire la partie consacrée à Jurassic Park pour le deuxième tome et j’ai repris le texte de ma vidéo sur le film en pensant qu’une grosse partie du travail était déjà faite. En réalité, je me rends compte que je dois tout modifier et quasiment repartir de zéro, parce que ce qui fonctionne en vidéo ne fonctionne pas forcément à l’écrit.

Le CinématoGrapheur pose avec le livre sur Steven Spielberg qu'il a écrit, tout sourire.

© Le CinématoGrapheur

Dans ton livre tu choisis de faire une analyse film par film de la carrière de Spielberg mais avec une division thématique. Raconte-nous un peu la manière dont tu as travaillé la structure du livre et ces thématiques.

C’était vraiment compliqué de trouver la meilleure manière d’aborder la filmographie de Spielberg. Nous y avons beaucoup réfléchi avec mon éditeur, d’autant qu’au début, nous étions partis sur un seul volume. Je ne voulais surtout pas traiter les films par ordre chronologique. C’est ce qu’avait fait Nigel Morris dans son livre sur Spielberg, Empire of Light, un livre que j’adore, mais qui est illisible. Déjà, parce qu’il emploie une langue très universitaire et donc compliquée à lire, mais surtout parce que ces idées se perdent dans la chronologie des films. Morris lance une idée dans une analyse d’un film qu’il va reprendre cinq chapitres plus loin. Résultat : le lecteur est souvent perdu et a tendance à lire seulement les chapitres qui l’intéressent au lieu de considérer le livre comme une continuité. Pour ma part, je voulais que mon livre ait un début et une fin et que le lecteur ait l’impression d’aller quelque part. Donc, notre deuxième idée a été d’opter pour l’approche thématique, cette fois dans l’esprit du livre de Jean-Michel Godard (sobrement intitulé Steven Spielberg) qui est génial. Mais le problème de l’approche thématique, c’est que le lecteur doit avoir en tête tous les films et leurs personnages, sinon il est perdu ! Pendant un temps, j’ai réfléchi à une étape intermédiaire, en tentant une approche thématique pour seulement deux ou trois films, mais j’ai rapidement abandonné. Finalement, j’ai opté pour une analyse film par film, non-chronologique, mais construite autour de thèmes (biographie, cinéma, politique) suffisamment larges pour ne pas être trop limitants. De cette manière, le livre donne l’impression d’aller d’un point A à un point B, de raconter une histoire, tout en s’arrêtant sur un film en particulier à chaque fois, ce qui laisse le temps de rappeler ce qui se passe dedans et, si besoin, de le visionner en amont.

E.T l'Extraterrestre et Eliott observent le vaisseau qui s'approche d'eux, et dont la lumière se reflète sur leurs visages en pleine nuit ; scène du film de Spielberg abordée par le Cinématographeur.

“E.T L’Extraterrestre” © Universal Pictures

A quel point la mise en scène de Steven Spielberg est instinctive, ou au contraire très réfléchie, consciente, voire théorique ?

Les films de Spielberg touchent le cœur avant de toucher à la tête, c’est lui-même qui le dit. Et c’est très important parce que Spielberg a un gros problème avec le langage. Il a été diagnostiqué gravement dyslexique dans les années 2010 au moment où Melissa Mathison écrit le scénario du Bon gros géant (2016) et on sait que ce film parle énormément de sa dyslexie. Spielberg est quelqu’un qui ne réfléchit pas du tout comme nous. Comme il n’arrive pas vraiment à articuler ses pensées par le verbe, il les articule par les images. Il va donc agencer les images les unes avec les autres d’une manière qui ne nous viendrait pas à l’esprit. Spielberg construit du cinéma comme on construit une phrase où les images feraient office de mots. Cette image, accolée à cette autre image, va donner telle émotion. Donc on se retrouve avec certains films qui sont tournés de manière complètement instinctive. E.T. (1982), par exemple, a été tourné sans story-board. Mais comme il savait de quoi parlait son film, c’est-à-dire une relation en miroir entre ces deux enfants perdus, cette réflexion l’a amené à filmer E.T. littéralement à hauteur d’enfant, en laissant les adultes à l’écart. Au contraire, Minority Report (2002) est hyper story-boardé, par Spielberg lui-même ! Il affirme d’ailleurs que toutes les idées lui sont venues à la création du story-board. Cette méthode de travail l’a amené à conscientiser davantage sa mise en scène avec des effets de rimes volontaires entre les plans. Pour résumer, je dirais que Spielberg est tout à tour très réfléchi ou très instinctif en fonction de ses projets. Mais, là encore, il ne faut pas trop catégoriser ces principes. Disons qu’il adapte ses méthodes créatives en fonction des sujets qu’il choisit et du rapport qu’il entretient avec ces sujets. Certaines idées arrivent, par exemple, dès le scénario. David Koepp raconte que pour La Guerre des Mondes (2004), Spielberg lui a indiqué quelques idées directrices qu’il souhaitait voir apparaître dès le script comme les concepts de “noyau”, de “famille” et “d’évolution” C’est à ce moment que David Koepp a compris que le film ne parlerait pas tant d’invasion extra-terrestre que d’une famille dysfonctionnelle dont les problèmes vont résonner à l’échelle du monde entier. Il existe aussi une vidéo sur le tournage du Pont des Espions (2015) où Spielberg arrive sur le plateau et n’a aucune idée de comment mettre la scène en boîte. Dans ce cas, il va se baser sur ce que vont lui proposer les acteurs, sur l’architecture du décor, en bref des éléments concrets qui vont lui permettre de sentir la scène. C’est une manière de rester ouvert aux possibilités du réel là où le story-board a tendance à figer la mise en scène. Ce n’est pas une posture, c’est vraiment une manière pour lui de réfléchir honnêtement à la nature de ses projets. Sur Le Pont des Espions, Spielberg s’est trouvé plusieurs fois à faire des insomnies, car il n’arrivait pas à saisir de quoi parlait son film. “Quel était le cœur du film ?! Quel est mon point de vue sur cette histoire ?!” . Et c’est finalement le travail des deux acteurs, Mark Rylance et Tom Hanks, qui lui a permis de mieux saisir que les personnages étaient les mêmes malgré leur séparation idéologique, d’où l’idée du pont comme figure réconciliatrice et moyen de communication entre les êtres. On dit à tort que le cinéma de Steven Spielberg est simpliste et uniquement mu par l’envie d’émouvoir alors qu’en réalité, c’est quelqu’un qui est en permanence en train de se poser les bonnes questions.

Gabriel LaBelle as Sammy Fabelman in The Fabelmans, co-written, produced and directed by Steven Spielberg.

“The Fabelmans” © Universal Pictures

Dans sa critique de The Fabelmans (2022) sur son podcast La gêne occasionnée, François Bégaudeau parle d’auto-glorification de Spielberg dans sa manière de raconter son rapport au cinéma. Il reproche au film de donner l’impression que Spielberg est un génie du cinéma dès le départ.

Contrairement à ce que dit François Bégaudeau dans sa critique, je ne pense pas que Spielberg se mette en scène comme un génie. En revanche, ce que Spielberg montre dans ce film, c’est qu’il a tout de suite réussi à créer une forme de communication, de dialogue avec le public, en le faisant rire ou en cherchant à l’émerveiller. The Fabelmans, c’est le récit d’une prise de conscience. Le jeune Spielberg va se rendre compte qu’en créant des images, il peut susciter des émotions parfois inattendues et très différentes chez les gens. Après, soyons franc, Spielberg a toujours réussi ! Il a toujours du succès auprès du public donc pourquoi mentir ? D’autant que le film le montre quand même en difficulté dans la vie et se faire frapper dans les couloirs du lycée. Spielberg se filme comme un gamin qui ne sait pas communiquer ou se positionner par rapport aux codes sociaux, et le cinéma va être l’unique chose dans sa vie qui va lui donner la sensation d’être à sa place et de pouvoir communiquer avec autrui (il explique ainsi à sa mère qu’il est au courant pour sa liaison uniquement par des images, pas par le verbe). N’oublions pas que le film n’est d’ailleurs pas frontalement une autobiographie. The Fabelmans ce n’est pas The Spielbergs, c’est une image de lui et une image a postériori : ce qu’il aurait aimé être, ou bien sa vie telle qu’il aurait voulu la comprendre à un certain âge.

Steven Spielberg, sur lequel le Cinématographeur a écrit un livre, pose avec Dustin Hoffman en Capitaine Crochet sur le tournage du film Hook.

“Hook” © Amblin Entertainment

Spielberg est-il un inventeur de formes ou un réalisateur talentueux qui ferait la synthèse de formes pré-existantes ?

Spielberg n’est pas, à proprement parler, un inventeur de formes cinématographiques, c’est vraiment un passeur et c’est d’ailleurs comme ça qu’il se représente dans Le Bon gros géant. C’est quelqu’un qui va reprendre les formes du classicisme hollywoodien, le travail de ses maîtres que sont John Ford, David Lean, Frank Capra ou Akira Kurosawa et qui va les remettre au goût du jour, les adapter à une forme de modernité, notamment celle des années 1970, avec des tournages en décors réels, des lumières plus naturelles. Ça ne l’empêchera pas de faire des films intégralement en studio comme Hook (1991) mais ce choix sera très spécifique à ce projet en particulier. Cela dit, Spielberg a créé des effets de style qui lui sont propres et qui ont été énormément singés, comme le fameux travelling avant sur un personnage qui regarde en hors champ ou ces éclairages, ces backlights qui illuminent directement la caméra plutôt que d’éclairer ses comédiens, etc. Et puis, dans l’histoire d’Hollywood, il y a un avant et un après Steven Spielberg. Il fait partie, avec Georges Lucas, de ceux qui ont inventé thématiquement les années 1980 en popularisant ce cinéma de la banlieue américaine et en reprenant l’esprit du cinéma hollywoodien des années 1940, celui de Capra notamment, qui met en scène le common man, le héros du quotidien. En résumé, Spielberg est un agrégateur et un passeur qui crée son propre univers cinématographique et dont l’impact a été énorme sur les générations de cinéastes qui sont passées après lui.

Steven Spielberg en plein échange avec Tom Cruise sur le tournage de Minority Report ; ils échangent devant une tôle blanche sur laquelle est diffusée une image de Frank Sinatra.

“Minority Report” © 20th Century Fox

A la fin de ton livre, tu cites cette phrase du scénariste Tony Kushner : « Spielberg fera toujours en sorte de prendre ces spectateurs par la main sur le plan narratif, mais son cinéma fonctionne sur plusieurs autres niveaux, avec énormément de choses à découvrir qui renforcent le sens de ces films ». Est-ce que finalement le grand malentendu sur Spielberg ne vient pas de notre incapacité en tant que spectateur/critique à se mettre dans la posture que désire Spielberg, celle du déchiffreur, du décrypteur de signes ?

Son cinéma opère à plusieurs niveaux de lecture et, parfois, certaines couches plus profondes peuvent éclairer voire contredire radicalement le discours de surface. Minority Report, par exemple, est vraiment un film qui demande de voir et de revoir les images, car son sujet est justement l’analyse des images et leur sens caché. La Guerre des mondes, pris au premier degré, est un film catastrophe d’attaque d’extra-terrestre mais très rapidement on se rend compte que ça ne parle pas de ça, ça parle du 11 septembre et de son impact sur les fondements de la famille américaine. La critique l’a remarqué à sa sortie parce que les années 2000 sont une décennie où le cinéma de Spielberg a enfin bénéficié d’une plus grande attention. Dans les années 1980, ce n’était pas du tout le cas. E.T. était considéré comme une jolie histoire de gamin avec des extra-terrestres mais rares sont les critiques qui y ont vu une parabole subtile sur le deuil. L’une des raisons est peut-être que, à l’inverse d’autres réalisateurs des années 70, Spielberg ne fait pas des films qui te crient au visage qu’ils ont quelque chose à te dire. C’est toi qui vas devoir faire l’effort de lire les images pour comprendre le message. A mon avis, c’est pour cette raison que beaucoup de critiques, habitués à des sujets plus explicites, sont passés à côté de la profondeur de son cinéma. C’est un peu rageant parce que même la critique française, celle qui avait fait cet effort de réflexion pour reconnaître la dimension auteuriste de réalisateurs comme Hitchcock, Ford ou Hawks dans les années 1950, n’a pas su voir en quoi Spielberg s’inscrivait dans la continuité de la politique des auteurs. A l’exception de François Truffaut qui est peut-être le seul à avoir compris la profondeur de E.T. et Alain Resnais qui, contre l’avis de tous ses collègues, dira : « Si on aime le cinéma d’auteur alors on doit aimer Spielberg parce que c’en est ».

Haley Joel Osment et Jude Law en robot dans le film A.I., regardent devant eux, avec une certaine appréhension ; en fond une pénombre assez peu définissable ; plan tourné par Steven Spielberg qui fait l'objet du livre du Cinématographeur.

“A.I Intelligence Artificielle” © Warner Bros

On a beaucoup reproché à Spielberg d’être un cinéma de l’innocence et de la mièvrerie alors qu’en réalité son cinéma confronte justement l’innocence et la magie à la violence du monde. Comment se fait-il que l’on ne retient souvent qu’une partie de cette équation présente dans presque tous ses longs-métrages ?

Il y a de la magie et de l’innocence mais aussi beaucoup de cruauté et de violence. Certaines personnes semblent le voir et pas d’autres. Par exemple, Rafik Djoumi raconte souvent que A.I. Intelligence Artificielle (2001) a été interdit au moins de 16 ans en Norvège ou en Suède, faisant d’eux les seuls à avoir vraiment regardé et compris le film ! Parce que ce n’est pas du tout pour les enfants. Ce n’est pas parce qu’on met en scène des enfants que c’est un film pour enfants. Plus généralement, le cinéma de Steven Spielberg est universel. Il trouve toujours un moyen de faire d’une histoire spécifique un récit plus large dans lequel tout le monde peut se reconnaître. On lui reproche d’ailleurs parfois des personnages un peu creux, mais c’est parce qu’ils sont le réceptacle du spectateur.

Un jeune garçon en tenue militaire lève les bras au ciel tandis que derrière lui une fumée d'explosion se lève vers le ciel ; extrait du film L'Empire du soleil de Steven Spielberg, sujet du livre écrit par le Cinématographeur.

“Empire du Soleil” © Warner Bros / Amblin

Il existe un aphorisme assez célèbre de Friedrich Nietzsche qui dit : « La maturité de l’homme, c’est d’avoir retrouvé le sérieux qu’on avait au jeu quand on était enfant ». On a taxé Spielberg de cinéaste régressif. Mais n’y a-t-il pas selon toi une vraie qualité éthique au fait de retourner à l’enfance ? Peux-tu nous donner des exemples dans le cinéma de Spielberg qui démontrent cette affirmation ?

Spielberg a connu un succès public dans les années 1970 et au début des années 1980. Par la suite, il a voulu aller chercher une forme de reconnaissance critique, d’où une série de films avec des sujets ouvertement plus adultes comme La Couleur Pourpre (1985) ou Empire du Soleil (1989). C’est pour cette raison que Hook (1991) est un film important dans sa carrière. Contrairement au projet initial, centré sur le thème éculé de l’enfant qui ne veut pas grandir, Spielberg va faire réécrire le film pour qu’il colle davantage à sa sensibilité, donc en mettant en scène un Peter Pan adulte qui va devoir réapprendre à être un enfant. Quoi qu’on pense de Hook, c’est grâce à ce projet qu’il s’est rendu compte qu’il ne devait pas être trop “adulte”, ou trop “enfant” mais les deux ! Après ce film, Spielberg va démarrer une autre partie de sa carrière dans laquelle il va se mettre à faire des films pour lui et non plus pour plaire à la critique ou au public, il a retrouvé le sens premier de Spiel de son nom, qui signifie le jeu en allemand.

Steven Spielberg donne ses indications au cadreur, portant une grosse caméra, sur le tournage d'une scène de Pentagon Papers, dans un salon avec une large bibliothèque ; Meryl Streep attend patiemment debout, les mains jointes.

“Pentagon Papers” © Universal Pictures

Dans la troisième partie de ton livre consacrée au Spielberg politique, on retrouve majoritairement des réalisations de Spielberg de la fin des années 1990 et surtout des années 2000. Pour autant, tu consacres également une analyse nourrie à Poltergeist (Tobe Hooper, 1982), largement chapeauté par Spielberg ! Spielberg est-il politique dès le départ et si oui, comment cela s’incarne dans ses premiers projets ?

Au début de sa carrière, il ne voulait froisser personne ! Il se disait même apolitique et refusait de commenter ses films. Il tenait à ce que le spectateur se fasse sa propre opinion. Pourtant, dès Sugarland Express (1974), son premier long-métrage de cinéma, Spielberg exprime une vision politique. Le film parle tout de même d’une jeune femme qui va lutter contre le système pour récupérer cet enfant qui lui a été injustement enlevé. Chez Spielberg, cette lutte sociale prend la forme d’une course-poursuite symbolique : une voiture contre un énorme convoi de police, oppressés contre oppresseurs. Dans Les Dents de la mer (1975), le plan séquence entre les deux embarcadères sur la barge est également politique. On retrouve sur le même bateau : le maire, le chef de police, le médecin et le journaliste de la ville. Tous les quatre débattent pour savoir s’il faut laisser les plages ouvertes alors que la vie des gens est en jeu ! Brody incarne le seul citoyen qui va s’opposer aux forces conservatrices et capitalistes en rappelant la puissance non-maîtrisable de la nature. Les Dents de la mer ne fait que mettre en scène des tentatives de maîtriser et de cloisonner la nature avec des barrières, à l’image des fameux white picket fences (les palissades blanches) qui représentent les limites de la propriété domestique aux États-Unis. C’est un renvoi direct à la conquête du territoire américain qui s’est faite au détriment de la nature et des autochtones, et que l’on retrouve également dans Poltergeist (1982). Au début de sa carrière, Spielberg n’a pas besoin d’être frontalement politique pour dire qu’il l’est. Il le sera davantage par la suite. On peut même dire que depuis 20 ans, il fait des films sans compromis. Il se fiche de savoir si The Fablemans fait un bide ou si Munich (2005) ne plaît à personne. J’ai tout de même trouvé étonnant qu’à la sortie de Pentagon Papers (2017), Spielberg ait affirmé que ce n’était pas un film politique. On avait l’impression de revoir le Spielberg des premiers temps, celui qui n’ose pas trop se mouiller alors que c’est un de ses films les plus frontalement politiques, une critique à peine déguisée de l’administration Trump ! Ses projets se font bien plus frontaux, mais lui redoute toujours de froisser, on ne se refait pas.

Plan du film La guerre des mondes de Steven Spielberg où Tom Cruise, recroquevillé derrière une planche de bois, tente de se cacher, avec son fils qu'il tient dans les bras et un autre homme derrière eux qui tient un fusil, de l'extraterrestre-robot, composé d'un seul œil mécanique, qui s'approche.

“La Guerre des Mondes” © Paramount Pictures

Comment l’arrivée de Janusz Kaminski à la direction de la photographie a changé son cinéma ?

La présence de Janusz Kaminski à la photographie depuis La Liste de Schindler (1993) a d’abord apporté à Spielberg une certaine liberté en déverrouillant sa mise en scène. De Jurassic Park (1993) à La Liste de Schindler, on voit s’opérer une transition esthétique nette. On passe d’une mise en scène faite de grands mouvements de grue et de plans fixes à un filmage en caméra portée avec des éclairages plus évanescents. On doit ce changement au style de Kaminski qui va apporter à Spielberg une faculté d’expression plus importante et un style beaucoup plus organique. Contrairement à ce que l’on croit, le travail de Kaminski ne se limite pas qu’à l’éclairage, mais également aux mouvements de caméra. D’ailleurs, on a tendance à restreindre son style à des types d’éclairage en clair-obscurs ou des contre-jours très prononcés comme dans Minority Report ou La Guerre des Mondes. Mais sur les autres films, son style est très différent. Cheval de guerre (2011) par exemple, est très flamboyant et Le Terminal (2004) très soft en matière d’éclairage. Kaminski a une certaine propension à surexposer, mais il est plus versatile qu’on le pense et il s’adapte aux sujets. Dans Ready Player One (2018) le monde réel est gris parce que c’est ainsi que le personnage le perçoit, par opposition à l’Oasis. Pour autant, il y a des oasis de couleur dans le monde réel que filme Spielberg (chez sa voisine notamment, la seule qui n’est pas connectée à la machine). Simplement, le personnage n’y prête pas attention et nous non plus. Une manière de traduire notre désenchantement par rapport au réel… En fait Kaminski utilise la lumière de façon thématique, comme un langage. Dans West Side Story (2021), quand Tony et Maria se marient dans cette sorte d’église abandonnée qui est devenue un musée, le vitrail jette sur eux une lumière rouge et bleue qui se mélange de manière complètement irréaliste mais hautement symbolique : une manière de représenter l’alliance des Sharks et des Jets. La lumière de Kaminski représente l’intériorité des personnages, un peu comme la mise en scène de Spielberg.

Couverture du livre L’œuvre de Steven Spielberg l'art du blockbuster volume 1 proposé par Third Editions.Après avoir passé autant de temps à travailler sur le cinéma de Steven Spielberg, est-ce que tu as le sentiment d’en avoir fait le tour au point qu’il ne reste plus de zones d’ombres ?

Je ne suis pas près d’avoir fait le tour de Spielberg ! Depuis la sortie du livre et celle de ma dernière vidéo sur Minority Report, j’ai eu plein de retours de la part de mes lecteurs et ces derniers m’ont soumis de nouvelles interprétations que je n’avais pas vu et qui sont très pertinentes. Luc Lagier disait à propos de son travail d’analyse sur Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958) qu’après avoir analysé en profondeur le film, il n’avait plus de mystère pour lui. Je ne ressens pas ça. Au début du projet, j’avais en tête de faire le livre d’analyse ultime sur Spielberg, en reprenant tout ce qui avait été fait avant et en essayant d’aller encore plus loin, mais je me rends compte que c’est un idéal inatteignable ! Maintenant, je pense tout de même avoir défriché toutes les principales thématiques. Dans le deuxième tome, Il y aura donc une partie sur Spielberg et la guerre, une partie sur le méta récit autour d’Hollywood et une partie sur l’héritage de Spielberg, c’est à dire les films où il va ouvertement s’inspirer d’un réalisateur comme avec Always (1989) qui est le remake d’un film de Victor Flemming ou encore Duel (1971) et Les Dents de la mer qui cite le cinéma d’Hitchcock. Je suis actuellement en train de l’écrire et il devrait sortir dans le courant de l’année.

Propos de Victor Norek dit Le CinematoGrapheur
Recueillis et Retranscrits par Clément Levassort


A propos de Clément Levassort

Biberonné aux films du dimanche soir et aux avis pas toujours éclairés du télé 7 jours, Clément use de sa maîtrise universitaire pour défendre son goût immodéré du cinéma des 80’s. La légende raconte qu’il a fait rejouer "Titanic” dans la cour de récré durant toute son année de CE2 et qu’il regarde "JFK" au moins une fois par an dans l’espoir de résoudre l’enquête. Non content d’écrire sur le cinéma populaire, il en parle sur sa chaîne The Look of Pop à grand renfort d’extraits et d’analyses formelles. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riSjm

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