Indiana Jones et la pierre angulaire du cinéma de Spielberg


À l’occasion de la sortie du cinquième volet des aventures du plus célèbre des aventuriers, Fais Pas Genre ! revient sur la saga initiée par George Lucas et Steven Spielberg dans les années 80. Indiana Jones, son Fedora et son fouet ont façonné l’imaginaire collectif et fait rêver des millions de spectateurs en quête d’aventures, alors rendons hommage à cette quadrilogie culte ! Mais surtout, voyons comme cette franchise a accompagné la carrière de son réalisateur sur plusieurs décennies…

Steven Spielberg sur le tournage d'Indiana Jones, allongé sur une maquette de plaine avec des petits soldats verts, un objectif rivé à l’œil.

© BFI

Les Aventuriers de l’Arche Perdue (1981)

Indiana Jones dans une grotte s'apprête à dérober une pierre dorée.

© LucasFilm Ltd

À la fin des années 70, Steven Spielberg et George Lucas sont les rois du pétrole : le premier a cartonné avec Les Dents de la mer en 1975 avant d’être battu au box-office par le deuxième deux ans plus tard avec La Guerre des étoiles. Les deux amis représentent la face grand public du Nouvel Hollywood, mouvement libertaire au sein de l’industrie, initié par Easy Rider (Dennis Hopper, 1969) et poursuivi par une nouvelle génération de grands cinéastes : John Milius, Francis Ford Coppola, Brian De Palma ou encore Martin Scorsese. Il faut d’ailleurs lire à ce sujet l’excellent livre justement titré Le Nouvel Hollywood de Peter Suskin pour comprendre quel était l’état de la production cinématographique américaine avant la déferlante de cette nouvelle vague américaine, et en quoi elle a tout bouleversé. Lucas et Spielberg incarnent donc la success story au milieu d’auteurs plus confidentiels et arty aux yeux du grand public. Pour autant, les deux ont essuyé de lourdes désillusions. Lucas sort rincé du tournage de Star Wars et ne souhaite plus se consacrer qu’à l’écriture et la production. À ce stade de sa jeune carrière, Spielberg, lui, a enchainé les succès donc, mais vient d’essuyer son premier revers avec 1941, sorti en 1979. Il s’agit là d’une comédie grinçante sur l’Amérique avec un cynisme qu’on ne connaissait pas jusque-là chez Spielberg et qu’on ne reverra plus de sitôt. Certes Les Dents de la mer pouvait être vu comme une satire des USA, déjà, avec son maire qui préfère risquer la vie de ses administrés plutôt que de s’assoir sur les bénéfices de sa station balnéaire. Mais ce long-métrage, tout comme Rencontres du troisième type, en 1977, montrait surtout les ambitions formelles et narratives d’un petit génie doux rêveur. Avec 1941, Steven Spielberg casse le jouet et tente autre chose d’over the top, trop bruyant, trop cynique, trop pyrotechnique, pas assez drôle et maitrisé. Rien que dans sa scène d’introduction où il s’autocite en refaisant la première séquence des Dents de la mer, on sent un Spielberg en roue libre dont les chevilles sont possiblement en train de gonfler à vitesse grand V. Les critiques ne seront pas tendres et lui reprocheront cet égarement proche de l’égo trip. C’est donc un artiste en plein questionnement qui se prépare à affronter les années 80, un cinéaste fougueux qui doit se recentrer et retrouver la formule magique. La légende raconte qu’il désirait ardemment réaliser un opus de la licence James Bond mais qu’il en était empêché puisqu’américain. Frustré, il en fait part à son ami George Lucas qui repense alors à un vieux traitement qu’il avait rédigé sur un archéologue nommé Indiana Smith. « J’ai dit à George que je voulais, pour la deuxième fois, approcher Cubby Broccoli, le producteur des James Bond, pour voir s’il changerait d’avis et m’engagerait pour faire un film de la saga . Et George a dit : « J’ai quelque chose de mieux que ça. Ça s’appelle Les aventuriers de l’arche perdue. » (Steven Spielberg dans Vanity Fair, 2008). Le projet a fait plusieurs allers-retours entre Philip Kauffman et différents réalisateurs, et Lucas voit enfin l’opportunité de concrétiser sa vision : un récit pulp en forme d’hommage aux serials, ces vieilles séries qu’il regardait à la télé. Spielberg trouve l’idée alléchante et désire creuser l’aspect historique du sujet – la Seconde Guerre Mondiale – afin de rendre l’ensemble plus vraisemblable. Alors au fil des mois, Indiana Smith devient Indiana Jones et l’Arche d’Alliance devient le McGuffin ultime de cette première aventure, et Lucas imagine d’ores et déjà une trilogie. Côté casting, tout ce que Hollywood compte de quadragénaires athlétiques est envisagé et Tom Selleck est d’abord retenu puis contraint de jeter l’éponge pour honorer sa participation à la série culte Magnum (Glen A. Larson & Donal P. Bellisario, 1980-1988). Lucas pense fortement à Harrison Ford depuis le début mais le fait qu’il ait déjà joué dans ses American Graffiti et Star Wars le dissuade de vouloir lui proposer. Il ne souhaite pas en faire « son Robert De Niro »… Mais finit par céder sous la pression de Steven Spielberg et se rend à l’évidence : Ford EST Indiana Jones ! Le tournage peut alors commencer entre les États-Unis, la France, la Tunisie et l’Angleterre. Nous sommes alors en 1980 et l’année suivante, le monde pourra découvrir le plus cool des archéologues. L’histoire de ce premier épisode est simple : en 1936, les Nazis souhaitent s’emparer de l’Arche d’Alliance, objet biblique éminemment stratégique dans la quête de pouvoir d’Adolf Hitler. Les services secrets américains chargent alors Indiana Jones, illustre professeur d’université et archéologue à ses heures perdues, de la retrouver avant le IIIème Reich. Il tente de pister la trace de son ancien mentor qui a en sa possession un médaillon pouvant l’aider dans sa quête, mais ne tombe que sur son ancienne amourette Marion. Avec le médaillon et après plusieurs rebondissements, l’Arche d’Alliance est enfin retrouvée et alors que les Nazis, menés par Bellock, un français, tentent de l’ouvrir, tout ce beau monde est exterminé par la puissance de l’artefact. Indiana Jones et Marion en sortent indemnes et l’Arche d’Alliance est finalement classifiée « Secret défense » par les services secrets américains qui la rangent dans un hangar. Fin.

Plan issu du film Indiana Jones où des personnes travaillant sur un chantier d'archéologie brandissant leurs pioches, sont vues en contre-jour, sous un soleil déclinant.

© LucasFilm Ltd

Les Aventuriers de l’Arche perdue sort donc en 1981 sur les écrans du monde entier et devient un succès instantané, faisant du héros de George Lucas et Steven Spielberg un personnage emblématique de la pop culture. Les influences de Lucas, scénariste et producteur, sont connues et puisent largement dans tout l’imaginaire américain comme le western, le serial, Alan Quatermain ou le personnage de Harry Steele dans Le Secret des Incas (Jerry Hopper, 1954). Celles de Spielberg sont plus européennes avec une inspiration directe, notamment, de L’Homme de Rio (Philippe De Broca, 1964). C’est d’ailleurs ce qui vaudra au cinéaste le rapprochement entre Indiana Jones et Les Aventures de Tintin de Hergé. Lors d’une projection française, beaucoup lui font remarquer la filiation entre ces deux héros, mais Spielberg ne connaît pas le personnage de Tintin, assez peu distribué aux États-Unis. En fait, Spielberg s’est imprégné de Tintin sans le savoir puisque le héros interprété par Jean-Paul Belmondo dans L’Homme de Rio est, lui, un hommage de De Broca aux aventures du jeune reporter et au sens de l’aventure cher à l’auteur de bande-dessinée belge. Intrigué, Steven Spielberg dévorera l’œuvre du roi de la ligne claire et s’intéressera de près aux droits du journaliste du Petit Vingtième, ce qui donnera lieu, trente ans plus tard, à la très bonne adaptation Les Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne (S. Spielberg, 2011). En attendant, Les Aventuriers de l’Arche perdue convainc à peu près tout le monde. La simplicité et le côté fun du scénario de Lucas sont sublimés par une mise en scène aussi stimulante qu’inventive de Spielberg. Le duo fonctionne à merveille et livre un film abouti de sa séquence inaugurale jusqu’à son climax, sans temps mort, sans faute de goût. L’usage du scope et d’une musique orchestrale aussi identifiable finit de faire de ce premier film un sommet du cinéma classique de divertissement à l’américaine. Et puis bon, l’alignement des planètes est total grâce à l’interprétation mythique de Harrison Ford qui livre une prestation entre charme, désinvolture, humour et grande classe. Cinq Oscars – techniques, faut pas déconner ! – viendront couronner le projet. Et, puisqu’il en était question dès le début de la conception du personnage, Lucas réfléchit déjà à la suite des événements… Avec Les Aventuriers de l’Arche perdue, Steven Spielberg trouve donc le ton juste entre action, humour et histoire attrayante. Tout ce qu’il avait raté avec son film précédent, il le réussit parfaitement ici. « Ce que nous mettons au point, c’est une attraction Disney. Il faut que ce soit le genre de film où l’on espère les péripéties habituelles, mais qu’elles arrivent quand on s’y attend le moins afin de les rendre captivantes. » expliquera Steven Spielberg (Mad Movies, Hors-série n°18, 2011). Si la fluidité du récit est à mettre au crédit de George Lucas, le cinéaste fait montre d’une grande mesure dans son dosage du spectacle et d’un sens de l’image formidable. Le jeune électron libre de 1941 s’est canalisé et a trouvé la formule magique. Pour autant, cet épisode séminal d’Indiana Jones reste le plus difficile à analyser au regard des autres réalisations de Spielberg. En effet, il est assez éloigné des préoccupations habituelles et futures du cinéaste. Si le merveilleux, marque de fabrique du réalisateur, est présent et plus encore, il n’est pas encore question de famille éclatée ou de père déserteur. Puisque le scénario est signé Lucas et qu’on sent davantage sa patte, c’est plutôt du côté de la mise en scène pure que Spielberg a expérimenté. Couchers de soleil que l’on retrouvera plusieurs fois dans sa filmographie, jeux d’ombres pour introduire ses personnages, perfectionnement de la fameuse Spielberg’s face que l’on avait déjà entraperçue dans Les Dents de la mer, mais qui trouve ici sa forme définitive et qui deviendra la signature esthétique du maitre, l’apport orchestral de John Williams qui jusqu’ici, chez Spielberg, était plutôt apparu dans un registre expérimental, etc. Sans que ce soit son film le plus personnel d’un point de vue thématique – bien qu’il soit au demeurant le premier à évoquer, par le biais de l’Arche, la judéité de Spielberg et qu’il aborde tout de même la Seconde Guerre Mondiale qui sera un motif récurent de sa filmographie – ce premier épisode est avant tout un laboratoire géant où le cinéaste cherche encore son approche visuelle en ayant parfaitement conscience du divertissement en forme de grand huit qu’il emballe.

Indiana Jones et le Temple Maudit (1984

© LucasFilm Ltd

Une fois Le Retour du Jedi (Richard Marquand, 1983) sorti et la saga Star Wars conclue, en tous cas pour l’instant, George Lucas s’attelle à la suite des aventures de notre archéologue préféré. Cette fois, il souhaite une aventure plus tribale qui s’éloigne des quêtes bibliques et des Nazis. Alors il s’intéresse aux divinités indiennes pour imaginer un film prequel au film séminal. Car oui, le second volet se déroule un an avant la quête de l’Arche d’Alliance, et on se demande encore pourquoi. Qu’importe, Steven Spielberg qui a depuis lu l’œuvre de Hergé imagine le personnage de Demi-Lune, croisement entre Tchang et Zorinno, et s’embarque corps et âme dans le projet, avant deux films plus sérieux : La Couleur pourpre en 1985 et Empire du soleil en 1987. Juste après la sortie du premier Indiana Jones, Spielberg a enchainé avec le mythique E.T. L’Extraterrestre en 1982. Il a alors confirmé tous les espoirs qui étaient placés sur lui et est devenu pour tous le cinéaste de l’enfance. Derrière ce terme un peu fourre-tout, on peut comprendre que le réalisateur est associé au merveilleux, à ses héros souvent gamins, à l’insouciance, etc. Effet qui sera amplifié par son travail de producteur, qu’il s’apprête alors à devenir, puisqu’on lui devra entre autres Les Goonies (Richard Donner, 1985), Retour vers le futur (Robert Zemeckis, 1985), Gremlins (Joe Dante, 1984), etc. Autant de productions cultes qui ont permis à Steven Spielberg d’assoir définitivement toute son imagerie que l’on appellera communément Amblin, du nom de sa société de production, et qui inspirera des décennies plus tard les Super 8 (J.J. Abrams, 2011) ou autres Stranger Things (Matt & Ross Duffer, depuis 2016). En plus d’être devenu le golden boy d’Hollywood, le cinéaste s’est métamorphosé en figure pop. Son nom est alors entré dans toutes les têtes du monde, et est synonyme de succès. Ainsi il est à un moment de sa carrière où il souhaite être pris au sérieux par ses pairs. Autrement dit, il souhaite aborder des sujets plus « adultes » en se confrontant notamment à l’Histoire avec un grand H. La Couleur pourpre et Empire du soleil seront donc ces films « de la maturité », selon l’expression consacrée… Comme lors de la conception du premier épisode, Spielberg et Lucas ne sont pas au mieux quand ils abordent ce nouvel Indiana Jones. En effet, l’un comme l’autre est alors en plein divorce et broie allègrement du noir. Rétrospectivement, ils avoueront tous deux que cet aspect plus personnel aura largement déteint sur le film, en faisant le plus sombre de la saga. Lawrence Kasdan, qui avait participé à l’écriture du premier volet, voyant la tournure que prend le scénario, préfère se retirer et dira plus tard : « Je ne voulais pas être associé au Temple maudit. Je pense que c’est un film horrible, méchant. Rien n’y est agréable. Le Temple maudit représente une période chaotique dans la vie de George et Steven, ce qui en fait un film laid et mesquin. » (Mythmaker, John Baxter, 1999). Propos corroborés par l’appréciation que Spielberg a lui-même aujourd’hui : « Il n’y a pas une once de mon propre sentiment personnel dans Le Temple maudit. C’est le film que j’aime le moins dans la trilogie. Le seul bénéfice qu’il m’ait apporté, c’est ma rencontre avec Kate Capshaw devenue ma femme » (Making of Indiana Jones and the Temple of Doom, Laurent Bouzereau, 1989) avant de nuancer en 2008 dans L’Express cette fois : « Cela étant, j’ai revu le film récemment et je l’ai apprécié un peu plus: il y a des choses que j’aime bien, comme la course-poursuite en chariots dans la mine, le sauvetage des enfants ou les moments de comédie entre Harrison et Kate. Mais il y a toujours une atmosphère très sombre, au milieu de l’histoire, qui continue de me déranger. ». La représentation des Indiens ne convient absolument pas aux autorités indiennes qui refusent à la production de tourner sur son sol, délocalisant le tournage au Sri Lanka. Celui-ci se déroule presque sans accroc si ce n’est que Ford se blesse au dos obligeant l’équipe à revoir les plans pour le final dans la mine où Vic Armstrong, très grand cascadeur, doit assurer la quasi-totalité des prises repensées pour être presque entièrement des plans larges. Une fois terminé, le film est présenté à la MPAA – comité d’attribution des visas d’exploitation – qui juge l’objet bien trop violent et invente le fameux PG-13 pour l’occasion. Et pour cause. Indiana Jones et le Temple maudit raconte donc les péripéties du Docteur Jones en terres asiatiques. Après une introduction où Indiana Jones est rejoint par Willie, une chanteuse de cabaret, et le jeune Demi-Lune, tout ce joli petit monde atterrit dans un village indien où ont été dérobées des pierres sacrées et où les enfants des villageois ont été kidnappés. Jones et ses compagnons d’infortune se rendent alors dans un palais pour retrouver leur trace et font rapidement face aux Thugs, sorte de secte qui vénère une déesse maléfique et qui réduit en esclavage tous les enfants des villages voisins. S’en suit des événements voyant Indiana être possédé, des courses poursuites en charriot dans des mines, des ponts coupés, etc. L’histoire se conclut sur un Indiana Jones victorieux ramenant au village les enfants enlevés et les pierres sacrées de Sankara. Fin.

Indiana Jones l'air circonspect, cerné par les autochtones du film Indiana Jones et le temple maudit, qui lèvent les mains vers lui comme une prière.

© LucasFilm Ltd

Le film était en général le moins apprécié de la trilogie originale jusqu’à ce que Shia LaBeouf jouant à Tarzan dans le quatrième épisode vienne faire relativiser tout le monde. Pour beaucoup, il est en effet beaucoup moins lumineux que le premier opus et encore moins que le futur troisième épisode. Arrachage de myocarde, dégustation de cervelle de singe, enfants fouettés, des visions dont on a alors peu l’habitude chez un cinéaste qu’on associe volontiers à l’enfance et qui nous a habitués à des histoires beaucoup moins torturées. Le Temple maudit, au-delà des situations maritales de ses géniteurs, préfigure néanmoins un premier virage dans la carrière de Spielberg. Après une série de films traitant de l’enfance et de l’innocence, il s’apprête en effet à roder son versant « plus adulte » avec ses deux projets suivants traitants de la Seconde Guerre Mondiale et de l’esclavage. Le Temple maudit, vu des années 2020 et quoiqu’en dise le cinéaste, porte en lui l’ambivalence de la carrière de Spielberg. Il préfigure donc les films « matures » à venir, mais surtout la noirceur dont on peine à le suspecter. Spielberg, quand on analyse sa filmographie des années 2000, n’est pas que le petit garçon innocent auquel il a longtemps été réduit. Cet épisode frappe par sa violence car il inscrit des motifs à venir dans un personnage et ses aventures que l’on croyait connaitre et sur lesquels on imaginait moins de désespoir. Dans ce film, on sent que Spielberg amorce un changement et souhaite apporter un peu de lui dans le scénario de Lucas. Il créé le personnage de Demi-Lune pour coller davantage à ses intérêts – l’enfance et l’innocence – mais parasite tout à fait ce à quoi il nous avait habitués. Il confronte l’enfance de Demi-Lune et des enfants kidnappés à l’horreur. Le Temple maudit verse littéralement dans la même horreur que Poltergeist (Tobe Hooper, 1982) que Spielberg a produit et amplement chapeauté. Un malentendu se créé avec ce second volet d’Indiana Jones : Steven Spielberg n’est-il que le cinéaste de l’insouciance ? Il faudra dix ans pour répondre à cette question par la négative, et que le cinéaste ne soit pris au sérieux par la critique et la profession au milieu des années 90, grâce à La Liste de Schindler, en 1993, et Il faut sauver le Soldat Ryan, en 1998. La violence est présente depuis toujours chez Spielberg : ce sont le camion de Duel, le requin des Dents de la mer, les adultes dans Rencontres du troisième type et E.T. L’Extraterrestre. Il vient ici pirater une saga que l’on croyait plus lumineuse et rendre hommage à un autre versant de sa cinéphilie : Le Tombeau hindou (Fritz Lang, 1959). Pour autant, malgré les passages plus sombres et sanglants, Indiana Jones et le Temple maudit n’oublie jamais d’être généreux en spectacle. Pour l’auteur de ses lignes, il fut même longtemps le film le plus divertissant et fou de la saga. De son introduction très jamesbondienne où Harrison Ford se pare littéralement du costume de Sean Connery dans Goldfinger (Guy Hamilton, 1965), à sa folle course poursuite dans de petits wagons, ce second opus offre de très bons moments cinématographiques qui font preuve d’une très grande science de la mise en scène et du tempo filmique. On le sent dans chaque séquence, Steven Spielberg est alors en pleine possession de ses moyens et en dépit du caractère plus noir de son récit ne rechigne pas à lâcher les potards. Plus sombre certes, mais aussi plus fou, tout aussi généreux et culte, Indiana Jones et le Temple maudit, quarante ans plus tard, met encore à l’amende les trois quarts de la production hollywoodienne de grand spectacle. Harrison Ford, doublé dans sa version française par le grand Francis Lax (après le tout aussi grand Claude Giraud dans le premier film), assoit son personnage et achève d’en faire une icône inoubliable dans une dynamique imparable avec Kate Capshaw, moins insupportable que l’ont laissé croire les détracteurs du film. Le succès critique et public sera un peu moindre et les créateurs de la saga comprendront rapidement que la noirceur de ce Temple maudit a pu jouer contre lui-même. Ils décideront donc de revenir aux fondamentaux pour la conclusion d’une trilogie annoncée.

Indiana Jones et la Dernière Croisade (1989)

Gros plan sur un jeune River Phoenix avec de la suite sur le visage, le regard froncé et interrogateur, dans le film Indiana Jones et la dernière croisade.

© LucasFilm Ltd

En 1989, Steven Spielberg a donc pu tourner ses deux projets « sérieux » – La Couleur pourpre et Empire du Soleil – qui ont reçu un accueil réservé et souhaite une petite récréation pour conclure ces folles années 80. George Lucas de son côté n’a plus grand chose sur le feu sinon la production de films plus ou moins réussis – Willow (Ron Howard, 1988) ou Howard, une nouvelle race de héros (Willard Huyck, 1986) – et le décompte de ses dollars qui continuent de pleuvoir grâce au merchandising de Star Wars. Les deux compères jugent le moment opportun pour faire revenir leur archéologue lors d’une dernière aventure de derrière les fagots. Fini les délires sectaires, cette fois Indiana Jones doit revenir affronter du Nazi et se mettre en marche pour la plus noble des quêtes : le Saint Graal, ni plus ni moins. Dans cette nouvelle aventure, que Spielberg souhaite toute personnelle, Indiana Jones sera accompagné de son père, Henri Jones Sr. Et qui de plus indiqué pour le père d’un personnage inventé dans le sillage de James Bond que le 007 originel ? Qu’importe que Sean Connery n’ait que douze ans de plus que Harrison Ford, il est tout légitime pour en incarner le père. Ford reprend son rôle avec plaisir, d’autant que ses passages plus discrets chez Peter Weir, avec les magistraux Witness en 1985 et Mosquito Coast en 1986, l’ont légèrement éloigné des gros succès publics. Cela tombe donc à pic. La conception du film se fait donc dans une volonté de retour aux sources du personnage. L’histoire débute par un flash-back où nous découvrons un jeune Indy, incarné par le regretté River Phoenix, qui va, lors d’une scène aussi culte qu’astucieuse, s’emparer de tous les éléments qui constituent le personnage : fouet, cicatrice, phobie des serpents, Fedora… Cette scène, à y regarder de plus près, par ses symboles, son déroulé, augure tout ce que le film nous racontera par la suite, à savoir la quête d’Indiana Jones pour retrouver son père enlevé par les Nazis cette fois à la recherche du Graal, encore une fois pour assouvir les recherches occultes de Hitler. Au cours d’une aventure riche en action, Indy et son père, d’abord incapables de dialoguer, se rapprochent. Le récit se conclut sur une séquence versant toujours plus dans le fantastique via un jeu d’énigmes avec le fantôme d’un croisé où Indiana Jones sauve son père blessé. Fin.

© LucasFilm LTd

Dès sa séquence introductive, Steven Spielberg renoue avec l’esprit plus léger et insouciant du premier volet. Comme une note d’intention, il semble dire à son spectateur qu’il a compris ce qui a pu le dérouter sur le second film. Dès lors, Indiana Jones et la Dernière croisade, qui sort donc en 1989, joue constamment à un jeu dangereux où il pourrait tomber dans l’écueil inverse et devenir une comédie que le contexte historique rapprocherait de La Grande vadrouille (Gérard Oury, 1966). Oui, le personnage de Sean Connery peut parfois agacer tant il est volontairement outrancier dans sa position de comic relief. Mais c’est sans compter sur Steven Spielberg qui dégaine sans crier gare un nœud narratif bien profond dont il a le secret. À travers la relation des deux Henry Jones, Senior et Junior, il aborde l’un de ses thèmes de prédilection à savoir celui du père et de son inconséquence. Pour qui a vu l’excellent documentaire HBO Spielberg (Susan Lacy, 2017) ou même plus récemment le merveilleux The Fabelmans, en 2023, on sait que Spielberg entretient un rapport trouble à la figure paternelle. Sans entrer dans le détail, il a longtemps cru que son père était responsable du divorce de ses parents avant d’apprendre qu’il a surtout voulu protéger sa mère aux yeux de Steven et ses sœurs. Dans les premiers films du réalisateur, le père est donc soit absent comme dans E.T L’Extraterrestre, irresponsable comme dans Rencontres du troisième type, lâche comme dans Duel, et j’en passe. Mais en 1989, Steven Spielberg, qui a depuis appris la vérité sur le divorce de ses parents, voit les choses autrement. Et de fait, on sent dans La Dernière croisade et dans ce rapport père/fils tout le propos d’un homme qui se réconcilie avec son géniteur. Car si les querelles entre Indiana et son père rythment le film, en filigrane, Spielberg nous parle surtout du dialogue impossible entre père et fils, et de la possibilité d’un terrain d’entente. « J’ai toujours senti que mon père mettait son travail au-dessus de moi. Je pensais qu’il m’aimait moins que son travail et j’en souffrais. Quand j’osais aller vers lui avec mes choses à moi, celles qui répondaient à mon caractère enthousiaste et passionné, il les prenait de façon très analytique et, inévitablement, ça finissait dans le conflit. » disait le cinéaste (The Steven Spielberg – Part 1, Rafik Djoumi, 2018).

Harrison Ford et Sean Connery dans un avion biplace ; Sean Connery est à l'arrière, et joue les sentinelles pour Indiana Jones qui pilote à l'avant.

© LucasFilm Ltd

Un propos qui conclut habilement la première partie de sa filmographie et qui en amorce la suite où se croiseront des paternels beaucoup plus valeureux comme celui de Frank Abagnale dans Arrête-moi si tu peux (2002), endeuillé comme Anderton dans Minority Report (2002) ou héroïque comme dans La Guerre des mondes (2005). Entre les lignes d’un grand spectacle débridé, Steven Spielberg se raconte donc encore toujours plus, et fait la paix avec une partie de sa vie. Sur les huit années que la saga a couvertes, en 1989, dans la carrière de Spielberg, on peut déceler les évolutions flagrantes d’un cinéaste qui s’est approprié une saga écrite par un autre, là où au début, il ne souhaitait « qu’être le bon artisan » servant les idées de George Lucas. La saga, tel le laboratoire évoqué plus haut, aura servi à expérimenter, doser, équilibrer les formules pour que le cinéma de Spielberg en ressorte grandi. Sur ce troisième chapitre, il transcende le scénario de George Lucas mais semble se désintéresser un tout petit plus des finitions de son film. En effet, des trois premiers films, La Dernière croisade est possiblement celui ayant le plus subi le poids des années, la faute notamment à de vilaines incrustations lors des séquences aériennes par exemple. Nous sommes à l’aube de la révolution des effets visuels numériques et là où la même année, James Cameron expérimente avec brio les CGI sur Abyss (1989), Spielberg n’en est pas encore à l’esprit de pionnier qu’il aura sur Jurassic Park en 1993. Malgré son propos touchant sur la filiation, La Dernière croisade est donc – ça n’engage que l’auteur de ses lignes ! – le plus faiblard de la trilogie originale bien qu’adoré des spectateurs pour la dynamique entre Connery et Ford, et n’étant pas l’épisode qui ose le moins. Il faut relativiser, ce dernier épisode avant le comeback des années 2000 est bien au-dessus de bien d’autres productions à grand spectacle, mais il lui manque sûrement un tout petit peu plus de folie pour pleinement convaincre… Une conclusion inégale où excelle toujours Harrison Ford, cette fois doublé par le légendaire Richard Darbois (qui ne le quittera plus)… Au début des années 90, George Lucas va réembarquer son personnage fétiche pour un nouveau projet : Les Aventures du jeune Indiana Jones. Une série qui voit un jeune Indy donc, voyager à travers le monde et rencontrer des figures historiques importantes telles que Patton, Churchill ou Hemingway. Lucas produit cette série avec Rick McCallum qui sera coproducteur de la prélogie Star Wars. Quelques cinéastes viennent se faire la main sur certains épisodes comme Frank Darabont, Joe Johnston ou René Manzor réalisateur du culte 3615 : Code Père Noël (1990) et frère de… Francis Lalanne ! River Phoenix ne reprend pas le rôle du jeune Indiana puisqu’occupé à tourner pour le meilleur du cinéma indé américain, et c’est Sean Patrick Flanery qui interpréta le héros naissant avec réussite. La série, pas toujours homogène, est passionnante à suivre pour tout enfant ayant grandi dans les années 90. Elle fait figure à la fois de cours d’Histoire pour les spectateurs, et de laboratoire géant pour Lucas afin d’expérimenter les dernières avancées en matière d’effets visuels, qui lui serviront bientôt pour son retour à une galaxie très très lointaine.

Indiana Jones et le Royaume des Crânes de Cristal (2008)

Indiana Jones et son jeune associé joué par Shia LaBoeuf sont dans une grotte, et observent le sol avec des lampes.

© LucasFilm Ltd

En 2008, soit presque vingt ans après La Dernière croisade, le monde a bien changé. Steven Spielberg a continué sa brillante carrière et est devenu le cinéaste sérieux qu’il cherchait depuis longtemps à être. La Liste de Schindler (1993) et Il faut sauver le Soldat Ryan (1998) sont passés par là, et les années 2000 l’ont vu assombrir son cinéma comme jamais. Depuis A.I. – Intelligence Artificielle en 2001, qui coïncide avec une période trouble pour les États-Unis qui se relèvent à peine du 11 septembre, il a étalé un pessimisme inédit sur pellicule avec des oeuvres comme Minority Report (2002), La Guerre des mondes (2005) ou Munich (2005). Son cinéma s’est politisé, le malentendu sur sa noirceur s’est dissipée et il n’est clairement plus le réalisateur qu’il était dans les années 80. Comme s’il avait été galvanisé par son diptyque sur la Seconde Guerre Mondiale, Spielberg souhaite s’emparer de l’Histoire et prendre le pouls, par la même occasion, de son pays et de son époque. Minority Report interroge le repli sécuritaire des États-Unis, La Guerre des mondes rejoue la panique post-attentats du World Trade Center, et Munich s’empare d’un sujet brulant à savoir la violence centenaire entre Israël et Palestine. Il n’est plus celui qui enchantait le public, mais celui qui essaye de les placer face à leurs travers, dans l’inconfort. Alors quand George Lucas lui propose ce nouvel Indiana Jones, autant dire que Spielberg accepte de s’en charger moins par cohérence artistique avec sa filmographie d’alors que par pure amitié avec le papa de Star Wars. George Lucas a lui, entre 1999 et 2005, fait un retour remarqué à la réalisation puisqu’il s’est chargé de mettre en boite La Menace fantôme (1999), L’Attaque des clones (2002) et La Revanche des Sith (2005) afin de compléter son opéra galactique, le tout pour un résultat que l’on pourrait poliment qualifier de contrasté… L’idée de faire revenir Indiana Jones agite depuis quelques années les deux amis qui ont d’ailleurs voulu confier l’écriture à M. Night Shyamalan et à Frank Darabont si bien que nous avons failli avoir droit à des aventures d’Indy à la poursuite de l’Atlantide, de la fontaine de jouvence, etc. Des histoires qui ont finalement été déclinées sur support papier. Quand les deux créateurs de la saga pensent avoir la bonne idée, ils la soumettent à Harrison Ford qui, alors dans le creux de la vague niveau carrière, accepte bien volontiers. Le trio est de retour et le tout Hollywood est en ébullition ! On parle alors de passage de relais entre un vieil Indy et une nouvelle génération d’aventuriers. Finalement, l’histoire raconte un Indiana Jones vieillissant qui a perdu son père et qui continue malgré son âge avancé à parcourir le monde en quête de vieilles reliques. Nous sommes désormais dans les années 50, en plein maccarthysme, et les Nazis ont laissé place aux Soviétiques qui sont à la recherche d’un vieil ami d’Indy pour retrouver une mystérieuse cité Inca. Entre-temps, Indiana fait la rencontre du jeune Mutt qui s’avèrera être le fils qu’il a eu avec Marion, son amour de jeunesse. Tout ce beau monde se retrouve dans un final où se mêlent lianes, singes, fourmis tueuses et extraterrestres. Tout est bien qui finit bien, Indy et Marion se marient et notre archéologue préféré fait comprendre à son fils et au public qu’il n’y aura jamais qu’un seul Indiana Jones. Fin.

L'ombre d'Indiana Jones prenant une photo se projette sur une jeep de la US Army.

© LucasFilm Ltd

Indiana Jones et le royaume des crânes de cristal sort en 2008, et ce n’est pas peu dire que la douche fut froide pour tout fan de l’homme au Fedora qui se respecte. Tout ou presque a été reproché à cette production : les extraterrestres, le personnage de Mutt, le manque de Nazis, le krach boursier de la même année et j’en passe. Pourtant, il y a des choses à sauver ! Eh oui… Les retours tardifs de nos héros d’antan prennent souvent le risque de perdre la sève des personnages. Par exemple, dans Die Hard 4 : Retour en enfer (Len Wiseman, 2007), le personnage de John McClane, pourtant toujours interprété par Bruce Willis n’a plus rien à voir avec l’homme à la gouaille iconique des films de John McTiernan. Il est devenu absent à lui-même, peine à tenir l’action et à servir des répliques qui tuent. Dans le cas de ce Royaume des crânes de cristal, dès le premier plan et la façon dont Steven Spielberg réintroduit son héros, Indiana Jones est bel et bien de retour mais il a subi le poids des années, il a certainement vécu d’autres aventures, des traumas, etc.  Il n’est ni figé dans le temps comme les anciens héros de Jurassic Park venus passer une tête dans Jurassic World 3 : Le Monde d’après (Colin Trevorrow, 2022), ni travesti comme McClane dans les derniers Die Hard, il a évolué tout en conservant sa nature et ce qui fait tout son intérêt. Les scénaristes l’ont bien compris. On a reproché au film de verser dans la science-fiction dans son dernier acte. Ce serait oublier que la saga a toujours cherché à rendre hommage à un certain type de divertissement, le serial, et à embrasser le cinéma de genres dans son ensemble. À y regarder de plus près, l’envol d’une soucoupe volante ne parait pas plus farfelu que le fantôme d’un chevalier surveillant le Graal. De même que le coup du frigo qui protège des radiations nucléaires n’est pas plus invraisemblable en soit que le saut d’un avion à dos de bateau gonflable. On peut reprocher au long-métrage son exécution pas toujours heureuse, mais lui houspiller des thématiques fantastico-SF ou des séquences délirantes, ce serait se tromper de combat. Spielberg, dans ses dernières réalisations, avait opté pour une approche plus sombre et désaturée de son esthétique comme en témoignent les photographies délavées et arides de Minority Report ou de Munich. Sa mise en scène s’est beaucoup imprégnée de sa collaboration avec Janusz Kaminski avec qui il travaille depuis La Liste de Schindler. Mais la première séquence des Royaumes des crânes de cristal le voit revenir à certains de ses anciens motifs avec notamment tout le jeu d’ombre iconisant instantanément Indy. Tout ce retour à son cinéma décomplexé des années 80 est plutôt réussi. Pourtant les reproches sur cet Indiana Jones et le royaume des crânes de cristal viennent essentiellement de sa tenue visuelle. Pour commencer, car cela se voit comme le nez au milieu de la figure, la photographie très numérique de Kaminski jure parfaitement avec l’héritage du grand chef opérateur Douglas Slocombe qui avait jusque-là officié sur la saga avec un travail digne de l’âge d’or du Technicolor. La gestion des effets visuels est aussi aléatoire notamment avec ces fameuses scènes où le personnage de Mutt se balance de liane en lianes auprès des singes, ou lors d’une course poursuite véhiculée au beau milieu de la forêt amazonienne. Il y a comme une forme de décalage entre l’effet old school recherché et qui a toujours fonctionné sur les trois autres volets, et les nouvelles technicités dont George Lucas s’est fait le chantre. C’est plus ou moins le syndrome de ces années post-Seigneur des Anneaux (Peter Jackson, 2001 à 2003) où l’industrie hollywoodienne se cherchait sur les VFX et où sortaient des films pas toujours heureux sur la qualité de leurs effets visuels… Un équilibre difficile à trouver pour ce quatrième Indiana Jones et qui, on le sent, est appuyé par le désintérêt évident de Spielberg pour cette petite récréation cinématographique.

© LucasFilm Ltd

A ce titre, le cinéaste a régulièrement expliqué que sa présence au générique relevait moins d’un désir concret que d’un service rendu à Lucas. Il va même jusqu’à assumer n’avoir pas été en total accord avec le contenu scénaristique : « Je ne désirais pas voir en ces choses des extra- terrestres ou même des êtres inter-dimensionnels. Mais je suis loyal envers mon meilleur ami. Quand il écrit une histoire dans laquelle il croit – même si moi je n’y crois pas – je vais tourner le film de la manière dont George l’a envisagée. J’y ajouterai mes propres petites touches, j’amènerai mon propre casting, je le tournerai à ma façon, mais je resterai toujours fidèle à George en tant qu’auteur de l’histoire de la série des Indy. Je ne le combattrai jamais sur ce point. » (Steven Spielberg dans Collider, 2008) S’il est toujours irréprochable dans le costume de l’archéologue, Harrison Ford compose un Indy vieillissant, ce qui interroge sur la capacité ou tout au moins la passion que Spielberg peut avoir à filmer des personnages sur le déclin physiquement. Cinéaste de l’enfance, on l’a vu, il n’a que très peu abordé finalement la question de la vieillesse. Qu’il s’agisse de John Hammond dans Jurassic Park, de Lamar Burgess de Minority Report ou de Henry Jones Sr dans La Dernière Croisade, les personnages âgés, dans son cinéma, sont souvent des parents, des mentors, des sages voire des ennemis, mais rarement les personnages principaux, au centre et moteur de l’histoire. Le voir appréhender un Indiana Jones sexagénaire est donc une curiosité et il est vrai que le film ne sait jamais vraiment comment le traiter. Autant le récit insiste sur le fait que l’archéologue ait du mal à se relever d’une chute et installe une dynamique dans ce sens entre Mutt et Indy, autant la vérité du propos, sa morale, est qu’Indiana Jones est et restera Indiana Jones. C’est d’ailleurs tout le symbole derrière la fameuse dernière scène où Spielberg semble interdire tout passage de relais entre notre héros préféré et une autre génération. C’est en cela que le personnage de Mutt Williams crée un décalage : on sent qu’il n’est là que pour apporter une touche de jeunesse au scénario et que Steven Spielberg serait tenté de le mettre au centre de l’histoire, là où jusqu’ici, il avait très bien dosé l’apport des sidekicks d’Indy. Là où le prochain opus, Indiana Jones et le cadran de la destinée (James Mangold, 2023), semble raconter le crépuscule d’Indiana Jones, Le Royaume des crânes de cristal nous déroule un épisode tardif faisant fi de l’âge de son interprète et qui traduit un véritable talon d’Achille dans l’approche de Spielberg, puisque celui-ci est fasciné par la jeunesse de ses héros et le prouvera avec son film suivant.

Les Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne (2011)

© Sony Pictures Releasing France

Car, juste retour des choses, Steven Spielberg adapte enfin Les Aventures de Tintin en 2011 ! Un projet de longue date puisqu’il décide d’en acquérir les droits au début des années 80. « J’ai découvert Tintin après avoir lu une critique des Aventuriers de l’Arche Perdue dans un magazine français, dans lequel le journaliste comparait le film aux albums de Tintin. Je ne le connaissais pas et il a fallu que je me documente. C’est là que j’ai découvert qu’un certain Hergé m’avait coiffé au poteau, avec une vingtaine d’albums. Ces aventures étaient un petit peu comme celles d’Indiana Jones et je me suis dit que ça ferait d’excellents films.” (Steven Spielberg, TF1, 2011). Il fait alors tout le nécessaire pour rencontrer Hergé, cela doit se faire en 1983 mais ce dernier décède peu avant leur rencontre. Fort heureusement, l’auteur avait pris le temps d’avertir ses proches qu’il pensait que Steven Spielberg était la personne idéale pour signer l’adaptation de Tintin. En 2010, Spielberg annonce finalement travailler à ce projet rêvé pour tout tintinophile raisonnable. En collaboration avec Peter Jackson, Steven Moffat (la série Sherlock, c’est lui), Joe Cornish (Attack the block, 2011) et Edgar Wright (on le présente ?), il décide d’adapter plusieurs albums, Le Crabe aux pinces d’or (1941), Le Secret de la Licorne (1943) et Le Trésor de Rackham le Rouge (1944). Et pour se faire, ils décident de tourner en motion capture qui a depuis peu convaincu tout le monde grâce à Gollum du Seigneur des anneaux : Les Deux tours (Peter Jackson, 2002) et aux Na’avis de Avatar (James Cameron, 2009). C’est une première pour Spielberg qui se libère du poids de la physique pour proposer une caméra virevoltante loin des mouvements ankylosés du quatrième Indiana Jones. Son Secret de la Licorne est en effet une démonstration de force et un doigt d’honneur tendu à tous ses détracteurs qui pensaient peut-être avoir perdu le Steven Spielberg spectaculaire. Il suffit de voir la célèbre course poursuite dans les rues de Bagghar pour comprendre que le cinéaste nous livre ici le véritable nouvel Indiana Jones. Une authentique ode à l’aventure décomplexée doublée d’une très bonne adaptation de la bande dessinée originelle. Comme quoi ce n’était pas l’état d’esprit pessimiste du Spielberg qui était à mettre en cause dans l’échec artistique du Royaume du crâne de cristal, mais bel et bien un désintérêt quasi-total pour les vieux jours de son héros. Ici, Spielberg retrouve la fougue et l’entrain de la jeunesse via son reporter à houppette qu’il met en image comme le petit frère d’Indy. Même sens de la présentation dans la scène du marché, même MacGuffin, même gout de l’aventure : hormis le fait que Tintin soit asexué et peu impertinent contrairement à Indiana Jones, tout est là ! On peut se demander si Steven Spielberg n’a pas réalisé ici son Indiana Jones 5 finalement. Lui qui finira par laisser les rênes du nouvel épisode à un cinéaste plus habitués aux héros crépusculaires, n’a-t-il pas voulu signer le film d’aventure ultime avec son Tintin ? S’il est difficile de savoir où Disney souhaite aller avec l’homme au fouet, Spielberg, même s’il reste producteur du dernier volet, en a terminé avec ce héros qui aura traversé sa filmographie. C’est une rareté pour un réalisateur qui, à part Le Monde perdu : Jurassic Park 2 en 1997, n’a autrement jamais souhaité signer de suite à ses films. Indiana Jones représente plusieurs mouvements dans une carrière riche qui met en exergue les bons comme les mauvais passages d’une filmographie exceptionnelle. Si la saga a toujours représenté un travail de commande pour Spielberg, elle a considérablement transformé son art et traduit ses évolutions, du cinéaste de l’enfance et du merveilleux au réalisateur inquiet ayant du mal à filmer la vieillesse. Aujourd’hui, l’homme a rendu son film somme avec The Fabelmans et continue année après année de faire évoluer sa filmographie qui trouve dans les années 2020 un équilibre passionnant entre rêve et sagesse, optimisme et conscience aiguisée des travers de nos sociétés. C’est tout le discours de sa relecture de West Side Story en 2021 ou de son Ready Player One sorti en 2018. C’est tout le discours d’un cinéaste qui du haut de ses 76 ans, continue de se réinventer en permanence, qu’Indy soit là pour y l’accompagner ou non.


A propos de Kévin Robic

Kevin a décidé de ne plus se laver la main depuis qu’il lui a serré celle de son idole Martin Scorsese, un beau matin d’août 2010. Spectateur compulsif de nouveautés comme de vieux films, sa vie est rythmée autour de ces sessions de visionnage. Et de ses enfants, accessoirement. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNJuC

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.