Equalizer 3


Si les genres peuvent avoir tendance à s’enfermer sur eux-mêmes, les franchises sont de vraies camisole de force. Alors qu’adopter un certain style de cinéma offre une variété de socles narratifs familiers et un ensemble de références esthétiques aussi précises et variées, la franchise n’a qu’un seul point de source, qu’un seul objectif : reproduire son succès initial. Quand JCDecaux nous abreuvait cet été d’affiches d’Equalizer 3 (Antoine Fuqua, 2023), on a senti l’arnaque. Le coup de l’acteur d’action bankable vieillissant qui prend 85% de l’affiche pour encore pointer son flingue vers le vide, on nous l’a déjà fait. Mais parce que c’était Denzel, parce que c’était nous, on a quand même attendu la VOD. La voilà qui tombe et ô surprise : c’est plutôt moyen ! L’occasion de revenir un peu sur cette franchise instantanément oubliable aux millions d’entrées, qui aurait pu, mais qui n’a pas.

Denzel Washington, songeur, est accroupi, dans une église (les bougies brillent en arrière-plan) un petit couteau entre les doigts ; scène du film Equalizer 3

© Columbia Pictures / Photo by: Stefano Montesi

Prière de ne pas recommencer

Denzel Washington tordant le poignet d'un adversaire dans Equalizer 3.

© Columbia Pictures / Photo by: Stefano Montesi

Equalizer, c’est la franchise d’une franchise, le remake à sequels d’une série américaine des années 80 un peu oubliée de Michael Sloan and Richard Lindheim. Après La Chute de la Maison Blanche (2013), grosse production rentable, mais assez moyennement reçue, Antoine Fuqua se permettait un petit plaisir de genre un peu plus simple et retrouvait pour cela Denzel Washington, 13 ans après Training Day (2001). Alors qu’il l’avait laissé en flic corrompu à grande gueule (mythique monologue du « King Kong ain’t got shit on me »), Fuqua le reprend assagi, espion à la retraite devenant vigilante urbain par la force des choses. Sous-genre du thriller noir, on connaît par cœur l’histoire de cette figure pour qui le monde part trop à la dérive à son goût, à tel point qu’il se doit d’intervenir de la plus violente des manières. Films fétiches des réactionnaires qui, bien au chaud chez eux, fantasment un extraordinaire « monde d’avant » et braillent au dîner de famille (et maintenant sur plateaux de télévision) qu’on devrait se faire justice nous-mêmes. Un sous-genre fructueux qu’on a l’habitude de remonter à Death Wish (Michael Winner, 1974) ou à Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) et qui au nouveau millénaire, enfanteront Taken et autres Liam Neeson-eries, mais aussi les John Wick et les plus edgy de nos films de super-héros, du cinéma d’exploitation qui a bien saisi la veine intemporelle du réactionnisme et n’est pas près de la lâcher. N’ayant vraiment rien à dire d’intelligent ou de constructif, ces productions excelleront cependant dans leur parti-pris esthétique. Esquivez une seconde les clichés sur les méchants étrangers, les djeun’s en roue libre, la corruption rampante, le complotisme à deux balles et toute cette imagerie d’un progrès décadent par définition ; concentrez-vous plutôt sur ces villes sombres, oppressantes, vivantes, ces anti-héros dérangés cliniquement, dont le trauma d’une vie d’horreurs reçues et infligées explose avec style sur le premier quidam à l’air louche ; profitez de ces scènes d’actions tendues qui à force d’être répétées partout, tout le temps, sont contraintes de briller par leur créativité pour se démarquer. Impasse donc sur le pourquoi, focus sur le comment.

Equalizer 3

© Columbia Pictures / Photo by: Stefano Montesi

Sorti la même année que le premier John Wick, Equalizer (Antoine Fuqua, 2014) nous proposait une version plus terre-à-terre du vigilante. Plus âgé, plus réfléchi, Denzel Washington offrait aussi à son héros Robert McCall son charme calme, son aptitude au revirement soudain, entre chaleur humaine de petit retraité blagueur et froid glacial d’exécuteur sans pitié. Sans parler de coup de cœur, il était facile de se laisser convaincre par ce Jason Bourne passé chauffeur Uber, usant de ses talents d’investigateurs et de son expertise violente pour aider ses voisins. Le justicier vengeur de la classe populaire combattant les forces invincibles du système qui les domine. On se croirait presque dans un film de kung-fu de la Shaw Brothers, où un moine-combattant shaolin incarne la force d’un peuple se levant face à une société injuste de criminels véreux et de politiques corrompus… Petit rêve de cinéaste accompli pour Antoine Fuqua dont la première réalisation, The Replacement Killers (1998), avec la star hong-kongaise Chow Yun-Fat en vedette, avait l’objectif annoncé d’être le « Taxi Driver des années 90 » mais fut assez moyennement reçue. Il lui aura finalement fallu quinze ans de plus pour affiner son art à cet objectif de faire passer l’action bien par dessus le fond. Seulement dans le monde de l’action, les one-shots à succès n’existent pas. Fuqua et Washington n’ayant aucune franchise à leur nom, n’ayant même jamais participé à l’une d’entre elles, il était grand temps qu’ils s’emparent de leur part du gâteau. Qui pourra leur reprocher, chacun prépare sa retraite comme il le peut… Ce qu’on regrettera tout de même, c’est le gâchis du second opus. Au lieu de nous laisser suivre ce petit vengeur de quartier, de lui trouver de nouveaux petits ennemis et petits alliés, il a fallu en faire des caisses, nous arracher le vieux McCall du coin pour le jeter une affaire fumeuse de vengeance entre services secrets. Un échec assez complet, autant pour son histoire sans intérêt, pour ses égarements sur l’identité de son personnage, que pour ses scènes d’actions et de flashback aux effets spéciaux bâclés. Tout ce beau travail pour poser les bases d’un personnage et de son univers, gâché. Autant dire que ça nous avait laissé un mauvais goût dans la gorge.

Deux malfrats en costume quittent un immeuble le regard méfiant dans Equalizer 3.

© Columbia Pictures / Photo by: Stefano Montesi

Alors quand on nous annonçait un troisième opus en Italie, il y avait de quoi nous laisser de marbre. Qu’allait encore faire notre bientôt septuagénaire dans cette galère ? Et bien, c’est un peu toute la surprise d’Equalizer 3Embarqué dans une incompréhensible affaire de drogue internationale par mégarde (oui oui, par mégarde), et après un massacre sans nom, non-montré, de dealers non-identifiés, McCall est recueilli par les braves gens d’Altamonte, une magnifique ville de la côte Amalfitaine avec ses maisons incrustées dans la montagne et s’ouvrant sur la Méditerranée. Si la franchise avait un poil de second degré, on s’amuserait volontiers avec elle de cette ouverture improbable, mais non. En Italie, faites comme les Italiens : Denzel Washington nous joue encore la carte du martyr christique exilé qui, par une épreuve du Destin, doit s’expier de ses pêchés en sauvant l’humanité (voir Le Livre d’Eli d’Albert & Allen Hughes, 2010). Tout un grand chambardement narratif et moral creux servant d’excuse pour expulser l’internationalisme incompréhensible du second opus et nous ramener finalement sur terre, à l’échelle de quartier qui nous a fait aimer le premier opus. Remis de ses blessures, McCall s’attache donc à cette ville italienne et à ses habitants et tient à les défendre de la menace grandissante de la Camorra, la mafia napolitaine. Un peu n’importe quoi mais on aura du mal à reprocher à Fuqua de s’éloigner de la surenchère écœurante de fast-food à l’américaine pour enfin retomber sur ses pattes, quitte à ce qu’elles soient italiennes… Le décor est assez sublime, plutôt bien mis en valeur par un beau jeu d’angles sur la verticalité et de nombreux plans panoramiques unifiant cette communauté transalpine dans un même cadre et par là dans une même vie. Fuqua parvient même à nous glisser quelques hommages à des peintures du Caravage via d’intenses lumières blanches perçant des décors bien sombres. On en viendrait presque à vouloir que l’action pour laquelle on est venus s’arrête, qu’on cesse de nous servir ces gangsters italiens sans saveur, copiés sans vergogne et sans soin sur ceux de Roberto Saviano. On aurait bien fait l’impasse aussi sur cette inutile intrigue de la CIA, fantôme increvable du second opus, qui se faufile en permanence entre les jambes de cette vendetta de village et l’empêche de prendre son élan.

Annoncé comme un dernier opus, Equalizer 3 donne plus l’impression d’un ultime rattrapage maladroit. La preuve que quand on ne sait plus quoi faire, faire un peu ce qu’on a envie, ce qui nous fait plaisir, peut avoir de bonnes répercussions. Une conclusion qui résume bien l’œuvre plus générale d’Antoine Fuqua et son ambivalence : plus qu’un simple exécutant des studios, moins qu’un grand réalisateur, très capable techniquement, sans grande vision ou questionnement propre… Dur de prédire s’il sombrera dans l’oubli des réalisateurs de franchises comme tant d’autres avant lui ou s’il se relèvera un jour, empreint de sagesse et de courage comme son égalisateur préféré, faisant de nouveau face au système, comme il l’avait osé avec Training Day en nous proposant une belle action subtile, critique et virulente. Vu son prochain projet, un biopic musical sur Michael Jackson prévu à 120 millions de dollars, on peut se permettre d’en douter. Mais l’espoir cinéphile fait vivre.


A propos de Elie Katz

Scénariste fou échappé du MSEA de Nanterre en 2019, Elie prépare son prochain coup en se faisant passer pour un consultant en scénario. Mais secrètement, il planche jour et nuit sur sa lubie du parfait film d'action. Qui sait si son obsession lui vient d'une saga Rambo vue trop tôt, s'il est encore en rémission d'un high-kick de Tony Jaa, d'une fusillade de John Woo ou d'une punchline de Belmondo ? Quoi qu'il en soit, évitez les mots « cascadeurs français » et « John Wick 4 » près de lui, on en a perdu plus d'un. Dernier signalement : on l'aurait vu sur un toit parisien, apprenant le bushido aux pigeons sur la bande-son de son film préféré, Ghost Dog de Jim Jarmusch. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riGco

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