May December


Projeté en compétition à Cannes il y a presque un an, May December, le nouveau film de Todd Haynes nous arrive enfin en France. L’occasion pour lui de développer les thématiques qui lui sont chères tout en se prêtant à un troublant jeu de miroir « à la De Palma » qui justifie à lui seul sa présence dans nos rubriques.

Julianne Moore se maquille face à un miroir, derrière elle Natalie Portman,l'observe en prenant des notes ; plan du film May December.

© May December Productions 2022 LLC

Body Double

Julianne Moore et Natalie Portman amusées, les mains sur les hanches, portant un tablier de cuisine, observent au bord 'un étang un arbre dont nous en voyons que le tronc, fin, au premier plan ; scène du film May December.

© May December Productions 2022 LLC

S’il réalise depuis la fin des années 70 à coups d’expérimentations plastiques, c’est avec Velvet Goldmine (1998) et à plus forte raison avec I’m Not There (2006) que Todd Haynes s’est fait reconnaitre. “Cinéaste des femmes” comme beaucoup aiment à le qualifier, il a souvent dressé des portraits féminins forts et troubles où il explore tantôt leur sexualité comme dans Carol (2015), tantôt la façon dont la société les condamne comme dans Loin du paradis (2002). Nous le retrouvons en ce début 2024 avec un double portrait de femmes, après le très réussi Dark Waters (2019) où il retrouve Julianne Moore, son actrice fétiche et dirige pour la première fois Natalie Portman qu’on sera ravi de retrouver en grande forme après le naufrage Thor : Love and Thunder (Taika Waititi, 2022). À première vue, ce film qui ré-interprète l’histoire de Mary Kay Letourneau – une professeure qui avait entretenu des relations affectives et sexuelles avec son élève de 12 ans et qui fut condamnée à de la prison pour cela – est un drame comme le cinéma peut en produire régulièrement – on pense par exemple à L’Été dernier (Catherine Breillat, 2023) qui traitait un sujet similaire avec beaucoup plus de complaisance. Mais Todd Haynes et ses scénaristes ont l’intelligence de parler de ce fait divers avec une approche quelque peu hitchcockienne. Jugez plutôt : Gracie, jouée par Julianne Moore, est mariée depuis vingt ans avec Joe, interprété par Charles Melton, un homme de vingt-trois ans son cadet. Leur relation a débuté quand Joe avait 13 ans, ce qui a choqué l’opinion publique et enfermé Gracie quelques temps en prison. Plusieurs années après, alors qu’ils essaient de vivre dans l’anonymat, ils reçoivent la visite d’Elizabeth, incarnée par Natalie Portman, une actrice qui doit jouer le rôle de Gracie dans un film en cours de production et en quête d’informations et d’éléments pour la préparation de son personnage. Jusqu’à vouloir pousser le mimétisme, un jeu va s’installer entre eux trois quitte à chambouler les acquis de Joe.

Juliane Moore dans les bras de son amoureux, tous deux assis sur un banc, sur fond de verdure, dans May December.

© May December Productions 2022 LLC

Évacuons-le d’emblée, contrairement à son traitement chez Breillat, le sujet de la pédocriminalité et de l’emprise d’un adulte sur un enfant ne souffre ici d’aucune indulgence ni ambiguïté. Ici, le contrôle qu’exerce toujours le personnage de Gracie sur Joe est clair. Le fait de déplacer le point de vue sur Elizabeth qui, toute immorale qu’elle est et nous y reviendrons, est notre référente en tant que spectateur, permet d’avoir un regard non plus immédiat mais réfléchi sur cette affaire. Il n’est pas question d’une foule en colère contre l’acte pédocriminel, bien qu’on en voie des réminiscences, mais d’une analyse en hauteur des phénomènes en mouvement. Ainsi Elizabeth prend part au quotidien de cette famille qui se voudrait normale et commence son travail de recherches de comédienne, forcée de comprendre ce qui est arrivé et qui sont ces gens dont elle devra restituer l’histoire sur grand écran. Comme elle n’est pas impliquée émotionnellement dans le fonctionnement du foyer, elle soulève des questions et perturbe son fragile équilibre. Le personnage de Julianne Moore, incarné à la perfection, voit alors son monde se désagréger sous ses pieds tout en espérant changer les points de vue sur son histoire. Elle accepte d’ailleurs la présence d’Elizabeth uniquement à cette condition. Mais le plus impacté de tous est le personnage de Joe à qui Charles Melton donne son émotion sourde, lui qui constate à mesure que le film avance tout ce qu’il aura manqué de sa vie de jeune homme et à quel point il est prisonnier de cette relation toxique. La façon dont il regarde ses enfants avec qui il a peu d’écart d’âge de fait, témoigne de cette mélancolie étouffée – on pense notamment à une jolie séquence sur le toit de la maison avec son fils. On met un certain temps à discerner qui est qui et qui fait quoi dans May December. Le premier quart d’heure est volontairement déstabilisant et cela permet d’emblée de brouiller les pistes dans la mesure où l’on débarque dans cette maison en même temps qu’Elizabeth. D’ailleurs celle-ci face au spectacle de l’emprise n’incarne pas pour autant la vertu. Dans un rôle proche de celui qu’elle tenait dans Black Swan (Darren Aronofsky, 2011), Natalie Portman synthétise à elle seule une sorte de critique d’Hollywood où tous les moyens sont bons, y compris la trahison, au nom de l’Art. Todd Haynes se moque ouvertement de la Méthode, cette fameuse façon d’appréhender l’acting chère à l’Actors Studio et lors d’une dernière scène assez hilarante dans sa manière de montrer le résultat de tout ça, il enfonce le clou. On pourrait alors se demander ce que vient faire une satire de l’industrie hollywoodienne dans un long-métrage sur une relation comme celle de Joe et Gracie. Mais cela prend sens quand on le met en perspective avec l’appétence du septième art pour ces sujets dont il se délecte non sans un certain sensationnalisme.

Issu de May December, un plan rapproché-épaule,en clair obscur sur une Natalie Portman qui semble éprouvée, nous regardant dans les yeux, sur un fond uni marron.

© May December Productions 2022 LLC

Comme il l’avait fait dans Loin du paradis, Todd Haynes illustre tout ce nœud de non-dits par une imagerie léchée, presque trop propre pour être honnête. Et c’est bien cela dont il s’agit : gratter le vernis pour y découvrir un dédale de frustrations, de mains mises et de colère. Sa mise en scène impressionne d’élégance, tout comme son usage entêtant du thème musical du film Le Messager (Joseph Losey, 1971) composé par Michel Legrand – et devenu, ironie du sort, la bande son de l’émission Faites entrer l’accusé – qui rassure autant qu’il inquiète. Alors on pense, comme suscité, au cinéma de Brian De Palma par cette façon de montrer une duplicité mortifiante entre ces deux femmes. L’affiche française, plus réussie que celle américaine au passage, avec ce split screen et ces couleurs rouges souligne cet héritage qui, s’il ne saute pas aux yeux au visionnage, s’immisce assez pour y repenser après coup. Todd Haynes dirige à merveille ses deux comédiennes principales – que l’on avait plus vues en aussi bonne forme depuis un moment – et prend un malin plaisir à nous les rendre fort peu aimables. On aurait peut-être aimé qu’il aille encore un poil plus loin dans la méchanceté et dans une certaine déchéance mais qu’importe, lui, choisit de placer le cœur, l’émotion, dans le personnage de Joe. C’est d’ailleurs auprès de lui que sa caméra se réchauffe et retrouve les élans romantiques de certaines de ses œuvres précédentes. May December n’est pas la déception évoquée lors de son passage à Cannes ni le plus grand travail de son réalisateur, mais demeure un film nécessaire de par les thématiques qu’il déploie avec grand soin. 


A propos de Kévin Robic

Kevin a décidé de ne plus se laver la main depuis qu’il lui a serré celle de son idole Martin Scorsese, un beau matin d’août 2010. Spectateur compulsif de nouveautés comme de vieux films, sa vie est rythmée autour de ces sessions de visionnage. Et de ses enfants, accessoirement. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNJuC

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