Cinéastes, critiques et public ont toujours été prompts à juger les productions titanesques : dans un monde où Goliath a forcément tort, on veut tous être le David qui le terrassera d’un commentaire cinglant. Une aigreur de prime abord qui nous empêche souvent d’apprécier pleinement l’exploit de ces méga-faiseurs de méga-rêves. Rare sont ceux qui ont su les entendre par delà leurs détracteurs, un homme pourtant l’a fait, et il est français : Robert Hospyan vient de sortir son premier livre intitulé Michael Bay, la fin de l’innocence aux jeunes éditions Aardvark – qui ne font que nous régaler depuis leur naissance – autant une perle de minutieuse analyse qu’un cri du cœur cinéphile. Un travail approfondi aussi complet qu’accessible, aussi plaisant qu’exigeant et nous avons eu la chance de le rencontrer et d’échanger avec lui sur son expérience d’écriture, son approche de la cinéphilie, de la théorie, ainsi que sur l’avenir du cinéma « grand public » et du cinéma d’action.
L’art du blockbuster
Avant de parler du projet de ce livre, peux-tu nous dire d’où vient Robert Hospyan ?
Je me passionne pour le cinéma depuis que j’ai dix ans. À côté d’une option cinéma assez lourde au lycée en 1998, j’allais beaucoup sur les forums ciné, notamment ceux du magazine Première. C’était encore assez confidentiel à ce moment-là, on avait le sentiment d’être une communauté à part. À l’automne 2000, j’ai créé la plateforme FilmDeCulte avec d’autres habitués de ces forums. Même si nos premiers articles étaient aussi catastrophiques que peuvent l’être les premiers jets d’amateurs trop enthousiastes, ça m’a quand même forgé un esprit d’argumentation. L’ambiance de ces forums est compliquée à retrouver sur les réseaux d’aujourd’hui. On a moins de place pour répondre, on est piégé par ce flux continu, l’attention est diffuse…Après l’option ciné, je voulais tenter la Fémis donc j’ai suivi une formation théorique pour obtenir le Bac+2 nécessaire pour passer le concours. En avançant, j’ai préféré continuer les études pour pouvoir accumuler les stages sur des tournages. Ce faisant, je suis resté dans le théorique et j’ai concrétisé un certain savoir critique.
Et comment né cet amour pour le cinéma de Michael Bay dans cette trajectoire cinéphile ?
Michael Bay, je l’ai découvert un peu comme tout le monde avec la sortie de Bad Boys en 1995. Le film ne m’avait pas plus marqué que ça. Le coup de cœur s’est fait avec The Rock (1996) l’année suivante mais c’est vraiment Armageddon (1998) qui a terminé de me convertir. Le montage final des souvenirs du personnage de Bruce Willis m’a laissé ce pur sentiment de « je n’ai jamais vu ça ». La passion Michael Bay est restée depuis. J’en parlais et je défendais beaucoup son travail auprès de mes amis, jusqu’à ce que l’un d’entre eux me défie d’écrire un vrai article poussé sur l’une de ses séquences. J’ai profité de la sortie de Transformers en 2007 pour relever le challenge et ça a donné un texte modestement intitulé La Politique des Hauteurs [rires]. L’article voulait souligner l’aspect pleinement « auteur » de Michael Bay, selon les critères des Cahiers du Cinéma : récurrences de style, de sujets, d’esthétiques…Aujourd’hui, on commence à trouver des gens qui le reconnaissent comme tel, mais à l’époque il n’y avait quasiment personne. Et je ne voulais pas qu’on en fasse juste un faiseur de films parmi d’autres. Il y a quelques années, j’ai posté des threads Twitter consacrés à Michael Bay et ses films. L’idée c’était de donner des analyses assez développées tout en restant sur quelque chose d’assez accessible avec des images et des gifs faits main. Ça a rencontré un certain succès. Le premier thread était sur Armageddon en 2018, à l’occasion des vingt ans du film. C’était important parce que c’est le film du divorce, celui où les fans sont restés et les sceptiques ont lâché l’affaire. En 2019, j’ai fait The Island (2005) parce que c’était l’année où se passait l’histoire du film. Après il y a eu le confinement dont j’ai profité pour faire un nouveau thread sur The Rock. J’ai aussi créé et tenu le compte @bayperfectshot, où je postais un plan de Michael Bay par jour. De fil en aiguille, plusieurs personnes m’ont poussé à faire un livre de tout ça. J’étais hésitant au début, je ne savais pas si j’avais la discipline ou la légitimité pour…De base, je suis surtout scénariste et réalisateur. Finalement à la sortie d’un projet de scénarisation de jeu vidéo, je me suis retrouvé avec du temps pour m’y consacrer. Donc je me suis lancé.
Comment aborde-t-on un tel travail ? As-tu une méthodologie ?
J’ai repris mes analyses, revu tous ses films, pris des notes…Quelques vidéastes Youtube spécialisés dans le cinéma avaient déjà bien abordé sa mise en scène, comme Tony Zhou (Every Frame A Painting) et Patrick H. Whillems. Tout ça m’a amené à un plan de six pages. J’ai demandé conseil à mes amis Marc Moquin et Timothée Girardin qui avaient tous les deux sortis des livres chez Playlist Society et j’ai démarché les éditeurs. Ça été long. Au delà de ceux qui étaient overbookés, j’ai aussi eu des éditeurs intéressés mais qui trouvaient Michael Bay trop clivant pour leur ligne, ou qui auraient préféré une approche plus socio-démographique de son œuvre. Même si j’aborde cet aspect aussi, je voulais que le cœur du livre reste sur la mise en scène puisque la question qui a porté mon écriture l’était. Je voulais trouver où commençait et s’arrêtait le cynisme de Michael Bay, trouver l’auteur et l’homme derrière son second degré. J’ai finalement eu un retour enthousiaste début 2022 de Mathieu Col de chez Aardvark. Il m’a donné une deadline pour juillet 2022 et comme ça, c’était lancé. Ils ont bien suivi la sortie, le livre a pas mal été mis en avant, il y a une vrai volonté que le livre ait du succès. Ça correspond bien à mon intention d’écriture qui était d’autant faire plaisir aux connaisseurs que de faire découvrir de nouvelles choses aux experts. Et même, peut-être, dans le meilleur des mondes, de faire changer d’avis les détracteurs.
Sans trop en dire, comment se structure ton livre ?
L’élan de réhabilitation de Michael Bay des dernières années a surtout porté sur le visuel. Je voulais plus parler de ce qu’il avait à dire, à raconter. Si j’ouvre avec trois chapitres sur son esthétique pour poser le réalisateur, les suivants portent sur ses thématiques phares. Je termine sur des études de cas, centrées autour de ce rapport réalité-fiction qui m’intéressait particulièrement : The Island et la publicité, Pain and Gain (2013) et le culte de l’apparence, 6 Underground (2019) et le rapport à la fiction. Comme toujours dans l’analyse, je fais aussi quelques spéculations sur sa vie privée pour tenter d’expliquer son approche. C’est l’avantage d’être publié en France, je peux dormir tranquille en sachant qu’il ne le lira pas !
Ton parcours et les références dans le livre sont très révélateurs d’une cinéphilie moderne, celle d’internet, des forums et des essais vidéos. On est loin des cinéclubs d’antan…
On en parlait justement avec Sébastien Lecoq qui a sorti le bouquin sur Ringo Lam chez Aardvark. Il me racontait comment il galérait juste pour trouver les films hong-kongais, qu’il devait aller chercher des VCD…Et ce malgré la cinématographie étendue de certains de ces réalisateurs. La cinéphilie elle est là, dans ce besoin de voir à tout prix, d’aller trouver n’importe où, même en téléchargeant parfois. Pour ce qui est des youtubeurs, il y a certes beaucoup de guignols qui font de la critique de surface mais il y a aussi des vrais experts, qui vont plus loin, qui s’attaquent à des sujets précis, avec style. Ce mélange redonne au cinéma son aspect populaire, un endroit où on parle de tous les films. Tony Zhou par exemple n’est pas particulièrement fan de Michael Bay mais il choisit de s’y attaquer parce qu’intéressé, alors que la plupart des médias ne le ferait pas. On a eu Mr Bobine qui a fait une vidéo sur les sœurs Wachowski, Thibault Claudel qui a sorti un livre sur la postlogie Star Wars chez Third…On ne verra pas ces sujets chez Capricci ou chez Rouge Profond, parce que ce n’est par leur ligne éditoriale. Par internet, on a une démocratisation de la cinéphilie, qui donne naissance à des perles et à des nouvelles têtes. Ça m’a vraiment aidé dans mes recherches pour le livre. J’ai beau avoir écumé tous les articles et interviews de Michael Bay, ces vidéastes restent quand même les rares sources existantes sur le sujet. Ils proposent des nouvelles formes en abordant d’autres cinémas abandonnés par la critique classique.
Est-ce que comme ces vidéastes tu as une volonté d’être un pont entre la théorie poussée et la vulgarisation cinéphile ?
Ma famille est un bon exemple je pense. Ils ont tous pris un exemplaire et ont tous plus ou moins réussi à en suivre l’analyse. Mon oncle de soixante dix ans, qui a vu tous les films dont je parle, s’est accroché, d’autres moins, voire pas du tout. Le livre s’adresse aux gens déjà intéressés par le cinéma, qui ont une certaine familiarité avec le langage, une certaine affinité ou au moins une ouverture. C’est accessible au lycéen en option ciné que j’étais. Une amie l’a offert à son neveu fan de cinéma d’action qui veut en faire son métier. J’ai insisté pour qu’il y ait beaucoup de photogrammes afin que ce soit plus parlant et Aardvark a généreusement suivi. Ils m’ont même fait la surprise de les faire en couleur, ce qui n’était pas prévu de base. Autour de moi, le livre a relancé pas mal de gens sur la filmographie de Michael Bay, je ne peux pas demander mieux. En gros, ça peut être un bon outil, ce n’est pas pour le néophyte mais ça reste user-friendly.
Dans cette idée de pont, tu parles de Michael Bay comme d’un auteur alors qu’il est constamment et négativement associé à un cinéma de genre ultra-commercial. Est-ce que tu fais la distinction entre cinéma de genre et cinéma d’auteur ?
Ça n’a vraiment pas de sens pour moi. Carpenter est le premier réalisateur à être cité par les « grands cinéphiles » comme étant un auteur alors qu’il n’a fait que du genre. Bien que je trouve que le niveau médian ait baissé, je reste fan de blockbusters. Même projetés dans une giga grosse machine qui veut vendre du jouet, on retrouve la patte et l’intention des cinéastes. Ce n’est pas parce que les studios ont un objectif mercantile que le réalisateur ne tient pas sa barre, et les deux ne sont pas forcément incompatibles. Même dans les films malades de ce conflit d’intérêts, JJ Abrams avec Star Wars ou Zack Snyder avec les films DC par exemple. J’ai beaucoup de respect pour les faiseurs comme Brett Ratner, Ron Howard ou Richard Donner mais ils n’ont pas de vision du monde ou d’esthétique propre qui se retrouvent de film en film. Brett Ratner – une personne horrible au passage – a plus construit X-Men 3 sur les deux premiers et le travail de Bryan Singer que sur un style vraiment personnel. Et il ne faut pas oublier que Christopher Nolan ou Jordan Peele sont aussi chez ces gros studios.
Il y a quand même dans cette vague de films de super-héros et de franchise cette idée que les cinéastes sont des Yes Man, des exécutants aux desiderata des studios.
La première salve de films de super héros qu’on a eu était quand même portée par de vrais cinéastes. C’est à qui prend le dessus sur le produit final. Black Adam (Jaume Collet-Serra, 2022) était mauvais mais il y avait une volonté apparente de raconter quelque chose d’intéressant. C’est toujours dommage de réduire les choses et c’est facile de prendre la posture de critiquer les très gros films. Tous les réalisateurs s’y prêtent. En cinéma d’auteur américain, on ne parlait que de Tim Burton à un moment. Il suffit de voir son parcours et ce qu’il fait aujourd’hui. Michael Bay a toujours été décrédibilisé à cause de ces cases. Je me souviens d’un podcast que Capture Mag a fait sur lui qui ouvrait sur « si vous êtes fans d’explosions et jolies pépés… ». Ouvrir avec ça pour un podcast de deux heures, c’est annoncer la mauvaise couleur pour moi. Ou encore il y a le livre Des Explosions de Mathieu Poulin. C’est une biographie fictive de Michael Bay qui prête à ses films des intentions archi-profondes, du style Bad Boys (1995) qui parlerait de décolonisation. C’est une parodie sympa mais ça joue sur le présupposé que Michael Bay serait incapable de dire quoi que ce soit au cœur de ses films, il y a une volonté claire de réduire le commercial au premier coup d’œil. Ready Player One (Steven Spielberg, 2018) a été considéré et lynché comme étant du simple fan service ! Alors même que Spielberg y dénonce les univers virtuels qui vendent une ultra-sociabilisation, les identités réelles qui se cachent derrière des références, qu’il y a cette volonté de rééquilibre, de retour à l’humain, à la connexion réelle. Tout peut raconter quelque chose, même si tout ne le fait pas. Le cinéma est bien une industrie, c’est un fait, on le sait. Mais tant que des auteurs auront des choses à dire, ce sera aussi de l’art.
C’est une notion dont Michael Bay est bien conscient, lui-même venant de la publicité…
Il y a une vraie citation du grand-père de Michael Bay que je reprends dans le livre : « Le seul moyen de se faire de l’argent dans ce pays c’est de vendre à l’Amérique moyenne ». C’est la base de mon questionnement : est-ce que Michael Bay serait juste un grand cynique qui fait tout pour flatter un milieu aisé duquel il ne provient pas ?
Tu parles d’ailleurs d’une anecdote de tournage : Michael Bay aurait mis de sa poche pour finir une séquence comme il le voulait, face au refus d’un producteur qui n’en voyait pas l’intérêt. Penses-tu qu’il est entré dans les différents extended universe à cause de cette volonté d’indépendance ?
Michael Bay est un des rares cinéastes à gros budget à avoir le final cut à Hollywood. Il n’y a qu’à voir Transformers 4 (2014) et ses 2 heures 45. C’est aussi intéressant que triste de constater qu’il n’a fait que des films originaux dans sa carrière à l’exception des Transformers (2007-2017) et qu’on le ramène pourtant toujours à ça. Il y a bien eu Bad Boys 2 (2003) aussi mais c’était justement un film charnière, son dernier avec le producteur Jerry Bruckheimer. Après ce projet, Michael Bay se lance sur The Island, qui se plante. Du coup il enchaîne avec Transformers, une marque de jouet iconique qu’il confronte à son propre style, sa propre marque « Michael Bay ». Mais il s’est tellement enfermé dans la saga Transformers qu’il s’y est perdu, même s’il avait de bonnes raisons de le faire : le studio ne lui finançait ses productions originales qu’en échange d’un nouveau volet. C’est un réalisateur à l’ancienne qui veut faire son truc, pour lui et pour ses fans, et s’il est opportuniste c’est pour servir une vision personnelle. Les super-héros ne collent pas à cette vision. Son truc c’est justement de transformer le gars lambda en un surhomme. Les Transformers eux-mêmes sont ceux qui s’approchent le plus des super-héros mais ils ne sont pas les protagonistes dans ses films. Certes ils le sont plus dans les derniers opus, et les petits héros lambdas laissent place à des mastodontes…À mon avis, c’est révélateur d’un certain désintérêt du cinéaste pour sa propre franchise.
Comme le passage d’un Shia LaBeouf style Peter Parker à un Mark Walberg plus imposant…
…Et qui est déjà un actionner reconnu ! Ok, Michael Bay en fait un petit inventeur du Midwest mais c’est plus pour la blague. C’est un rôle que Dwayne Johnson avait d’ailleurs refusé. Heureusement, on aurait été forcément déçu de ne pas le voir se taper directement avec les robots [rires]. Le premier Transformers (2007) était sur un gamin chétif, qui découvre le monde et les responsabilités. C’est le prototype même du héros bayien dont les acteurs proviennent toujours de comédies ou de cinémas indés, jamais de l’action. Même Ryan Reynolds est utilisé dans Six Underground (2019) pour incarner un gars qui vient d’un monde riche et qui va réaliser le concret brutal des choses. Donc effectivement, à part un super héros type Spider-Man, rien ne pourrait a priori correspondre à Michael Bay dans Marvel ou DC. On parlait d’une adaptation du personnage de Lobo il y a un moment, il y a eut des rumeurs sur un Superman…Aucun réalisateur ne répondra définitivement non aux extended universe en interview, à part ceux qui y sont franchement opposés. Mais Michael Bay est de toute façon trop indépendant pour les studios. Il aime créer des mondes mais ceux-ci doivent être des originaux. Il aurait par exemple pu faire le Hancock (2008) qui est finalement revenu à Peter Berg, un réalisateur qui s’inspire clairement de Bay dans son style – je pense à Battleship, Du Sang et des Larmes….Il ne faut jamais dire jamais. Michael Bay s’y pliera sûrement quand son nom, sa marque, ne vendra plus, ou plus autant. Ses meilleurs films ne sont pas ses plus chers de toutes façons. S’il doit revenir à des échelles plus petites pour continuer à faire ses films, c’est tout le mal que je lui souhaite.
La marque Michael Bay s’est d’ailleurs étendue à la production. Des longs-métrages comme American Nightmare (Jame DeMonaco, 2013), Sans un Bruit (John Krasinski, 2018) mais aussi une série comme Black Sails (2014-2017)…Est-ce sa manière à lui de s’approprier ce nouveau monde de franchises et de séries ?
Il est stratège. Au moment de sortir The Island – un film sur des clones, rappelons-nous… – il disait en avoir marre des suites, des reboots, des remakes…Mais au même moment, il lançait sa boîte Platinum Dunes qui ne faisait principalement que des remakes de films d’horreur, au début du moins. Sûrement sa manière à lui de renvoyer l’ascenseur à d’autres jeunes réalisateurs venant de la pub comme lui, d’être un catalyseur mettant le pied à l’étrier à d’autres cinéastes comme Krasinski, DeMonaco…Et Platinum Dunes a continué cette approche jusqu’à pouvoir produire les franchises originales que tu cites.
Il n’a pourtant jamais réalisé lui-même de série. Est-ce que ce serait à cause du format, trop contraignant pour son style ?
Je ne pense pas qu’il soit complètement contre l’idée. On lui a posé la question récemment : s’il devait réaliser un épisode de série lequel ce serait ? Il a parlé de Yellowstone (2018-2023) probablement juste la série qu’il regardait à ce moment mais on peut voir comment le côté americana lui parle. On pourrait l’imaginer faire une série western, ce serait bien ! On prête une certaine noblesse aux cinéastes qui les empêcherait de faire tel ou tel projet. Mais s’ils trouvent un intérêt ou un angle intéressant à aborder, souvent ils le feront et de manière très créative. On est toujours surpris d’apprendre que Tarantino a fait un épisode d’Urgences (1994-2009) ou des Experts (2004-2013) mais au final il l’a fait. Michael Mann n’a jamais réalisé d’épisode de Miami Vice mais il est là depuis le début et décide de toute la charte graphique. Même si Michael Bay n’a jamais réalisé Black Sails ou Jack Ryan (2018-En Cours), c’est sa charte graphique. Rien n’est jamais fermé. On est bien allé chercher Juan Antonio Bayona (L’Orphelinat, Jurassic World: Fallen Kingdom...) pour faire les pilotes des Anneaux de Pouvoir (2022)…
Avec l’explosion des budgets des séries, on pourrait se dire qu’elles s’approchent de son style.
C’est vrai sur les énormes projets comme Les Anneaux de Pouvoir ou sur une dernière saison de Game of Thrones (2011-2019). Sur des premières saisons ou des projets originaux, on est rarement sur ces budgets. Après Michael Bay peut aussi diriger des productions plus petits budgets. Ambulance (2022) par exemple. C’était un retour au Michael Bay des années 90, une sorte d’anti-Transformers avec des effets de plateaux, pas un vrai gros blockbuster à proprement dit…C’était selon lui un exercice sur la tension. On peut penser qu’il pourrait s’attaquer à une série dans cette idée.
Alors quel avenir pour Michael Bay ? Pour les nouvelles générations qui le redécouvrent, pour ses prochaines réalisations et productions dans un paysage audiovisuel qui change ?
Il avait annoncé un film intitulé Black Five qui devait accompagner la sortie d’un jeu vidéo. Ça ne s’est pas fait faute de pouvoir le monter et de Covid mais c’est toujours là. Michael Bay parlait aussi d’adapter Robopocalypse, un ancien projet de Spielberg – je suis content qu’il ne l’ait pas fait, ça sentait mauvais…Malheureusement, on va vers du cinéma de franchise. On se congratule sur le retour du public au cinéma avec Top Gun : Maverick (Joseph Kosinski, 2022) et Avatar : La Voie de l’Eau (James Cameron, 2022) mais ce sont quand même des sorties particulières. Est ce que le cinéma va si bien que ça ? Quels sont les projets originaux et ambitieux qui ont marché ces dernières années ? Combien a fait The Northman (Robert Eggers, 2022) par exemple ? Même Black Panther 2 (Ryan Coogler, 2022) n’a pas fait le score du premier…Peut-être que Michael Bay va revenir aux franchises pour financer son Black Five, ou qu’il va réunir avec un gros cast juste par son nom. C’est possible, des acteurs comme Jake Gyllenhaal qu’on voit chez Bong Joon-Ho ou Denis Villeneuve rêvent encore de tourner avec lui. J’adorerais le voir tourner avec Tom Cruise, ne serait-ce que pour leur amour partagé pour la cascade en dur. Michael Bay aurait même dit à Tom Cruise qu’il ne pourrait pas faire ses propres cascades dans ses films parce qu’il en mourrait !
Tu as la sensation que le cinéma d’action s’est trop déplacé vers l’artifice ?
J’ai beau adorer les prouesses technologique de James Cameron, j’aime aussi les cinéastes qui continuent de faire du cinéma old school, en dur, original…Ça me parle. Et c’est marrant parce que c’est Universal qui a produit les films qui m’ont le plus plu ces derniers temps ou que j’attend le plus : Oppenheimer de Nolan qui sort en 2023, mais aussi Nope (Jordan Peele, 2022), Ambulance (Michael Bay, 2022), The Northman (Robert Eggers, 2022) l’année dernière…J’ai beaucoup d’admiration pour ces réalisateurs. Même les films de Spielberg comme The Fabelmans (2023) deviennent difficiles à financer…Tant que le nom de quelqu’un suffit à la production d’un film, le cinéma restera intéressant. Nolan expliquait ça quand on lui demandait s’il allait revenir à des plus petits budgets : « pour l’instant j’ai la chance d’en avoir des gros, donc je continue ». Effectivement, un jour il ne pourra plus. Je suis sûr qu’il aura des tiroirs pleins de projets à petits budgets à ouvrir à ce moment. Est-ce que les 65 millions de Nope en font encore un blockbuster ? Le dernier vrai blockbuster original remonte. Free Guy (Shawn Levy, 2021) peut-être ?
Free Guy venait surtout avec Ryan Reynolds, qui, comme Michael Bay, s’est entériné dans un style de jeu très précis. Les réalisateurs ont tendance à le laisser coller son style Deadpool, très méta, dans la vanne constante, même si ça ne colle pas forcément au contexte…
Il était sur autre chose dans The Adam Project (Shawn Levy, 2022) dans Buried (Rodrigo Cortes, 2010) dans The Voices (Marjane Satrapi, 2014)… Mais c’est vrai qu’il s’enferme aussi. Mais bon là le Deadpool 3 (Shawn Levy, 2024) avec Hugh Jackman qui reprend Wolverine..[soupir]. J’adore les deux et ça peut être qualitatif mais ils avaient si bien achevé le personnage/acteur…Mais oui, ce n’est pas un hasard si Michael Bay fait jouer Ryan Reynolds dans Six Underground (2019) qui est très auto-réflexif. C’est voulu, réfléchi. Après on peut se poser la question de savoir si ce film aurait cartonné au cinéma avec juste les noms de Bay et Reynolds. Malgré tout ce que dit Netflix, qui parlait franchise pour Six Underground, comme elle en parlait pour Bright (David Ayer, 2017) pour The Gray Man (Russo Brothers, 2022). Est-ce que le public aurait suivi ? Si Michael Bay avait fait un bide au cinéma avec Six Underground et qu’il avait enchaîné avec Ambulance, je m’inquiéterais. Ça n’a pas été le cas. Clairement il a encore des cartes à jouer.
Avec Ambulance, on constate une certaine évolution des thématiques de Michael Bay. On quitte la grande pub cynique des USA pour plus de critique, plus de social, plus d’humain. Michael Bay aurait encore quelque chose à dire sur l’Amérique et le monde moderne ?
On ne peut pas dire que Michael Bay soit progressiste mais il a quand même une réflexion et ce n’est pas à cause de celle-ci que ses films plus personnels et plus directs marchent moins. Ce n’est pas le protagoniste vétéran, malmené par son gouvernement, forcé de se tourner vers une vie de crime qui a fait fuir le public d’Ambulance. C’est juste que ces productions ne correspondent plus à un public biberonné aux franchises et que les noms aux casting ne suffisent plus…Quand Michael Bay se moque ouvertement des culturistes et de la culture Instagram dans Pain and Gain, le gros du public n’y voit même pas forcément sa critique du rêve américain. On vient voir une comédie de gangsters débiles à la frères Coen version Michael Bay. On a pas d’autres attentes. De l’autre côté du spectre politique, les Républicains auraient pu répondre en masse à 13 Hours (2016). Le film reprenait la polémique sur Benghazi, où l’administration Obama aurait abandonné ses soldats sur le terrain. Alors qu’il y a débat sur ce qu’il s’est réellement passé, Michael Bay prend le point de vue des vétérans qui en sont sortis. Il s’est même entretenu directement avec eux pour faire son film. Les Républicains auraient pu le récupérer, mais l’image de ces soldats renonçant définitivement à la guerre ne leur correspondait pas tout à fait non plus. Michael Bay a montré une évolution avec ce film, qu’il n’était plus seulement dans la glorification du soldat martyr et sacrifié comme dans Pearl Harbor (2001)…Mais si le public Républicain n’est pas allé voir en masse 13 Hours, c’est parce qu’il n’attend pas une version à la Michael Bay de La Chute du Faucon Noir (Ridley Scott, 2001) mais juste un autre Transformers ou un Armageddon. Même Pearl Harbor était une déception pour les producteurs qui s’attendaient à un nouveau Titanic (James Cameron, 1997). Personne ne voulait de The Island, parce que c’est une première heure entière sans action. Ça a beau bien péter après, c’est déjà trop tard pour un public venu pour du gros divertissement. Au moins Michael Bay arrive encore à financer ses films plus personnels, ce n’est pas le cas d’autres gros réalisateurs. Christopher McQuarrie par exemple, il s’est justifié sur le fait qu’il ne faisait que des Mission : Impossible : on ne lui finance rien d’autre !
Même si Michael Bay ne faisait que du Transformers, la franchise s’essoufflerait comme elles le font toutes inévitablement. Fast and Furious par exemple qui commençait bien avait une action et un style propre à la franchise, qui s’est perdu peu à peu.
Les derniers surtout. Dans le 7,8,9 on perd l’humain. C’est bien d’avoir une surenchère de séquences d’action mais elles sont de moins convaincantes. Les fils narratifs relèvent de plus en plus du soap opera avec les frères cachés, les morts ressuscités…
Plus largement on ramène le cinéma d’action à des films creux à cause de la simplicité de leur scénario. Michael Bay est bien la preuve qu’ils ne le sont pas forcément, déjà sur un aspect purement technique mais surtout sur les questions de fond qu’ils abordent.
Michael Bay travaille sur des dynamiques et des dramaturgies assez classiques, à la Joseph Campbell : le jeune homme devenant un héros, le rapport dominant/dominé…Mais je trouve qu’il parvient à les dépasser, qu’il trouve sa spécificité dans ces récits. Les Avatar ont par exemple des canevas très classiques narrativement. Ça ne les empêche pas de raconter plein de choses. Sur la famille notamment, sur comment on a tendance à devenir plus conservateur quand on a des enfants, a être finalement plus égoïste en voulant protéger les siens. Et James Cameron y oppose une jeunesse qui refuse de fuir, de s’enfermer, qui veut intervenir et s’y prendre autrement que par la violence. C’est surtout ça qu’il y a derrière ce Jakesully autoritaire, qui en paie le prix. Les films d’actions n’ont pas toujours ces axes de développement. Tant qu’il y a aura des auteurs aux commandes pour amener des nouveaux sujets, on peut être confiant que ces longs-métrages auront quelque chose de concret à apporter.
Avatar où justement les combats représentés semblent assez vains et destructeurs. Truffaut disait que les films de guerre, quoi qu’ils montrent, faisaient forcément la promotion de la guerre. Pourtant la violence et sa justification semblent être de plus en plus remises en question dans les productions. Est-ce ce vers quoi se dirige Michael Bay ?
Ça a toujours été là chez lui je pense. Même dans le premier Bad Boys, qui était bien moins dans le destruction porn que le deuxième. Tout l’arc du héros c’est de vouloir rentrer chez lui. Dès Campbell, il y a cette idée. Le héros d’action doit toujours assurer un statut quo. Même dans Avatar, les natifs de Pandora veulent chasser les colons terriens pour revenir « à la normale ». On est pas dans une remise en question interne des systèmes tribaux Na’avis. Ce serait intéressant de voir un super-héros faisant la révolution. On est toujours sur des gendarmes qui maintiennent l’ordre mais qui ne le remettent jamais en question. La révolte dans le cinéma d’action, ça n’existe quasiment pas. Rambo (Ted Kotcheff, 1982) par exemple c’est un cas fascinant. Dans le premier, on a ce vétéran traumatisé du Vietnam harcelé par ses concitoyens, qui vrille et part refaire sa guerre en forêt…Dans le deuxième opus écrit par James Cameron et retouché par Stallone, on a un Rambo qui accepte de revenir au Vietnam, comme une vengeance. Je ne parlerai même pas du 3 où il part en Afghanistan, ni même du 5 où il fait face aux Mexicains. On est plus en plus sur le super soldat et de moins en moins sur le traumatisme. C’est très difficile pour le public américain d’accepter une autre violence que celle-ci. Le The Dark Knight (2005) de Nolan ou le Joker (2018) de Todd Philipps par exemple, il y a un côté révolte d’un peuple, très Gilets Jaunes dans la représentation, mais d’un peuple majoritairement représenté par des criminels libérés, instrumentalisés par des terroristes. La révolution fait trop peur à la classe moyenne. Dans X-Men : Days of Future Past, (Bryan Singer, 2014) tout se joue dans l’arène de la Maison Blanche. Au final le combat n’y sert à rien, le récit se termine avec un ultimatum posé au président par Xavier et Mystique sur l’avenir des mutants en tant que personnes. Black Panther (Ryan Coogler, 2018) essaie aussi de proposer une alternative mais finit un peu sur un nouveau protectionnisme. Michael Bay qui veut « vendre à une classe moyenne » n’ira pas plus loin non plus. Même Star Wars se fonde sur un système de nobles et d’élus de la Force. Si on est pas fils-de, ou pire, qu’on est génétiquement choisi par les midi-chloriens, pas moyen de devenir Jedi…
La série The Mandalorian (2019 – en cours) montre quand même un héros guerrier-chasseur de primes qui devient père de substitution. On est moins dans la glorification de celui qui se saisit de la violence.
C’est un motif très présent dans le cinéma de Michael Bay. Les héros doivent y perdre leur innocence et quoi de mieux pour ça que de tuer quelqu’un. Même dans Ambulance, le héros doit tuer sa part sombre et ça s’incarne par un vrai meurtre. L’évolution avec d’autres films c’est que le héros fini récompensé pour son acte. Ce n’est pas le cas du général dans The Rock ou des magouilleurs de Pain and Gain, qui malgré leurs efforts et tentatives de se racheter sont punis à la fin. Dans Ambulance, il y a plus de compassion pour ces héros qui n’ont pas d’autre choix que de recourir à la violence. Intéressant quand on apprend récemment qu’il y a une recrudescence des vols à l’étalage de la part des seniors !
On est donc pas dans ces figures propagandistes et dans un jugement de la violence en tant que telle, qu’on a tendance à condamner immédiatement sans réflexion, comme avec les Gilets Jaunes par exemple. Le cinéma d’action est aussi décrédibilisé à cause de cela, s’il n’est pas purement spectaculaire, il est condamnable.
C’est facile de condamner les casseurs quand on les regarde depuis chez soi. Il y a quand même deux violences à l’œuvre, celle de ceux qui cassent des biens et celle de ceux qui tapent sur des gens, celle des gens en galère et celle instrumentalisée par l’État. On a tous ce truc de « la violence c’est mal ». J’ai deux enfants, j’aimerais pouvoir leur dire « t’as le droit de te défendre » mais je préfère qu’ils évitent. Pourtant la légitime défense ça existe. Mais c’est un choix aussi. Un gars m’avait attendu en bas de là où je travaillais pour me frapper, à cause d’une embrouille sur un forum ciné ! Et je ne l’ai su qu’après coup en plus ! Je ne me suis pas défendu sur le moment et je n’ai certainement pas couru après lui pour lui demander pourquoi. La police a insisté en me demandant pourquoi je ne m’étais pas défendu. Mais ça n’avait tellement aucun sens !
La cinéphilie est une passion dangereuse : merci de la défendre avec esprit et sagesse et merci pour cet échange. Des projets à suivre ?
Pas pour l’instant. Ce serait difficile de trouver un sujet sur lequel je serais autant impliqué et où je me sentirais légitime. Et c’est très chronophage. Si on me mettait un flingue sur la tempe, je dirais peut-être Bryan Singer, mais il est trop peu reconnu, en plus d’être canceled, il y a peu de chance que ça intéresse les éditeurs. Sinon, je continue l’écriture de scénarios tout en allant vers plus de réalisation. Le livre sera a priori un one shot, même si je continue les critiques de temps en temps.
Propos de Robert Hospyan
Recueillis par Elie Katz