[Entretien] Jude Poyer, au coeur de l’action


Voilà une semaine qu’une anomalie est à l’affiche de nos cinémas : Farang, un film français d’action pur et dur réalisé par Xavier Gens (Hitman, Budapest, Gangs of London…). Un Nassim Lyes en béton armé (Made in France, En Passant Pécho…) y interprète un ex-taulard champion de boxe thaï réfugié en Thaïlande contraint de replonger dans le sombre univers des trafics pour retrouver et venger ses proches. Un récit assez classique et rachitique dans un cadre somptueux, déployant une mise en scène d’action digne des cinémas à la pointe du genre. Comment Xavier Gens est-il parvenu à soudainement rattraper notre retard en la matière ? Sans surprise, il est allé chercher le talent à la source, en collaborant avec le bientôt illustre développeur d’action anglais Jude Poyer, que nous avons la chance de rencontrer.

Jude Poyer règle le cadre de sa caméra ; vue en contre-plongée et en noir et blanc.

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Jude Poyer, au cœur de l’action

Avant de rentrer dans le vif du sujet et de nos échanges, il convient peut-être de faire un peu les présentations. Car si Jude Poyer est une pointure, son métier demeure dans l’ombre. Tentant sa chance à Hong Kong dès sa sortie du lycée, Jude Poyer y travaille pendant huit ans en tant que cascadeur avec les plus grands acteurs et réalisateurs connus (et méconnus) du cinéma d’action : Zhang Ziyi (The Grandmaster), JCVD, Choi Sung-fai (Detective Dee), Jackie Chan, Jet Li, Benny Urquidez, Donnie Yen… Infusé par cette approche de la cascade à l’efficacité implacable et à l’audace sans bornes, il devient coordinateur de cascades puis “développeur d’action”. En 2017, Jude Poyer entame sa fructueuse collaboration avec un autre cinéaste britannique ayant fait ses gammes en Asie : Gareth Evans, réalisateur des The Raid (2011 et 2014). Une rencontre qui marquera profondément son approche du cinéma, comme Jude Poyer nous le raconte lui-même avec autant de passion que de gentillesse…

Dan Stevens dans le Bon Apôtre supervisé par Jude Poyer, prêt à en découdre avec un bout de bois dans les mains.

“Le Bon Apôtre” de Gareth Evans © Netflix

Vous avez travaillé sur huit épisodes de Gangs of London, créé par Matt Flannery et Gareth Evans, en tant que “développeur d’action” et “régleur de cascades”. Xavier Gens a réalisé trois de ces épisodes. Comment êtes-vous arrivé sur ce projet et comment s’est passée votre première collaboration avec Xavier Gens ?

Gareth Evans m’a embarqué sur Gangs of London [GoL] (2020) après notre collaboration sur Le Bon Apôtre (2018). Beaucoup de gens ne réalisent pas que si Gareth n’a réalisé que trois épisodes de la série, une grande partie des scènes d’action lui sont dues, notamment celles des épisodes de Xavier Gens et de Colin Hardy. Mais il y avait aussi des scènes actions que j’ai réglées en aidant ces réalisateurs. Il y a eu trois mois de développement de l’action avant le tournage, avec ma petite équipe, Gareth Evans et Matt Flannery. Pour la bagarre dans la chambre d’hôtel de l’épisode 8, réalisé par Xavier Gens, nous avions conçu un combat assez ambitieux qui nécessitait probablement trois ou quatre jours de tournage. Il a dû être réduit pour cause de temps et de budget. Xavier avait aimé la previz que j’avais fait du combat et nous avons décidé ensemble de faire quelque chose de différent. Je crois que je n’avais eu que 9 heures pour tourner cette séquence. Xavier a réalisé tous les moments qui précédaient et suivaient directement le combat, mais le résultat restait assez homogène. C’était une relation de travail confortable : il me confiait les rênes pour tourner les combats, n’avait pas de problèmes à ce que je sois sur le plateau pour aider quand lui réalisait… Une vraie collaboration détendue, ce qui n’est pas toujours facile à obtenir avec d’autres réalisateurs. Il me parlait non pas en termes de techniques de combat mais en termes d’émotions et de développement de personnage. Nous avons une appréciation commune du genre, de certains cinéastes, et nous pouvons échanger sur des idées très librement. Bien sûr, nous en avions discuté précédemment. Avant GoL, Xavier avait l’habitude de tourner l’action d’une manière occidentale, plus traditionnelle. On filme sous plein d’angles pour couvrir un maximum de l’action, puis on voit au montage. Gareth et moi avons l’approche hong-kongaise, beaucoup plus spécifique, où on planifie à l’avance les plans pour le montage. Xavier avait déjà travaillé comme assistant-réalisateur de cinéastes hong-kongais comme Ringo Lam. Il était donc déjà familier avec ce système.

Dites-nous en plus sur ce système des previz.

Essentiellement, c’est une version très low-tech de la séquence de combat. On filme avec une caméra basique, des cascadeurs à la place des acteurs, des boîtes en carton à la place du décor, le tout pour avoir la chorégraphie du combat au plan près. Avec ça en main, on sait exactement quoi tourner une fois arrivé sur le plateau. On ne perd pas de temps avec des angles et des caméras qui ne seront pas utilisés. On n’épuise pas pour rien les acteurs en leur demandant de rejouer en boucle l’intégralité de la séquence, on ne brise pas les cascadeurs en leur demandant de tomber à répétition sans garantie que le plan soit utilisé au final. Dans Farang ou GoL, on peut voir que j’aime quand on ressent le coup, j’aime ces cascades qui ont l’air douloureuses. Les cascadeurs vous le diront, c’est le plus souvent une question d’angle. Une fois qu’on l’a, on n’aura plus à la refaire. Nous avons donc une séquence de combat pré-montée en arrivant sur le plateau. À chaque prise de vue de la vraie caméra, les images sont transférées sur l’ordinateur portable et j’ai juste à remplacer les plans de la previz par les images réelles de la caméra. C’est ce que fait Gareth Evans et c’est ce que j’ai fait sur Farang.

Contre-plongée sur un homme s'apprêtant à fracasser le crâne d'un autre sur une table de billard ; le plan est baigné dans une lumière de néons roses et violets ; issu du film Farang, supervisé par Jude Poyer.

“Farang” de Xavier Gens © T. Arkmanon – StudioCanal

Vous avez parlé de la façon dont Xavier Gens décrivait ses scènes de combat en parlant d’émotions et de développement de personnages. Est-ce que vous avez retrouvé cette approche sur Farang ?

C’est l’une des choses que je trouve géniales chez Xavier. Il peut partir d’une base narrative assez classique, déjà vue, et y infuser une vérité émotionnelle. Il sait tirer des performances de ses acteurs qui vont vous accrocher, vous émouvoir. On a tous déjà vu ce film où la partenaire du héros se fait assassiner. Mais je me souviens avoir été sur le plateau et avoir vu le moment où Loryn Nounay se fait trancher la gorge. Olivier Sa, le coordinateur des cascades, et moi étions tétanisés. On a vraiment ressenti le moment où la vie quittait ses yeux. Pour moi, c’est un témoignage de son talent d’actrice mais aussi de celui de Xavier en tant que réalisateur. Il sait pousser ses interprètes vers une vérité émotionnelle à laquelle le public peut s’identifier. Si on ne se soucie pas de nos personnages, si on ne comprend pas leurs motivations, c’est juste un spectacle de cascades. C’est bien aussi, mais ce n’est pas aussi satisfaisant sur autant de niveaux. On peut tous penser à des films avec beaucoup d’action qui nous laissent quand même de marbre, ou pire, éreintés en sortant de la salle.

Comment a commencé votre partenariat avec Xavier Gens et comment avez-vous collaboré sur ce film ?

C’était peut-être pendant le confinement. Xavier et moi avons eu un appel vidéo durant lequel il m’a juste parlé des grandes lignes du projet, l’histoire en gros. J’étais heureux à l’idée de retravailler avec Xavier, après qu’on se soit déjà retrouvés sur Havoc (prévu pour 2023), un film de Gareth Evans. C’était aussi l’occasion de retravailler avec des cascadeurs thaïlandais et de revenir en Asie, où je me suis construit professionnellement. En termes d’arts martiaux, on ne peut pas faire grand-chose en Europe avant d’étioler la crédibilité. Un quidam qui se met à faire des arts martiaux orientaux en plein Paris, c’est un peu difficile à accepter. Mais déplacez le tout en Thaïlande, avec un héros boxeur combattant des Thaïlandais… Tout de suite, ça fonctionne. Ça ouvre le champ des possibles pour les chorégraphies. Mon prochain projet allait être Farang, je le sentais dans mes tripes. J’ai donc lu le scénario et je l’ai décomposé. Il a évidemment été modifié par la suite, mais on pouvait déjà identifier les séquences d’actions clés et les préparer. Je crois avoir demandé trois ou quatre semaines pour créer ces chorégraphies avant d’aller en Thaïlande. Les producteurs français n’étaient pas habitués à ce genre de demande, mais Xavier s’est battu pour. On était encore à l’époque du COVID. J’ai fait le gros des chorégraphies et des previz avec une petite équipe de cascadeurs britanniques et allemands, au Pays de Galles et au Royaume-Uni. J’envoyais les previz à Xavier, en pré-production en Thaïlande et, une fois validées, je les envoyais à Olivia Sa qui entraînait Nasim en France. Une vraie expérience à distance, mais aussi un défi. À l’approche de Noël, l’Allemagne a déclaré que les voyageurs du Royaume-Uni devraient passer deux semaines en quarantaine. Je me suis retrouvé sans deux de mes cascadeurs, alors qu’on venait à peine de commencer à travailler sur la séquence de l’ascenseur, un moment majeur du film ! On n’a pu reprendre les previz qu’une fois à Bangkok, pendant que Xavier tournait des séquences ailleurs, avec les cascadeurs thaïlandais qui joueraient le combat sur le plateau. Les décors nous avaient même construit un petit ascenseur aux bonnes dimensions. Nous avons tourné et monté la previz en trois jours. C’était une excellente répétition pour toute l’équipe de cascades réunie, du coordinateur thaïlandais à la doublure de Nassim, et surtout pour moi au cadre, puisque j’allais cadrer certains plans sur le plateau.

Vous aviez une idée de ce que seraient le vrai décor, le lieu, les lumières ?

Xavier a commencé à m’envoyer des photos et des vidéos de repérages vers décembre 2021. Il me disait : « Ça, c’est le couloir de l’usine, ça, c’est la maison de Nassim… », « On va faire une scène de combat ici… Qu’est-ce que tu en penses ? »… Il me faisait des suggestions à partir desquelles je pouvais développer des idées. Dans la bagarre du bordel par exemple, Nassim attrape la jambe d’un gars et le fait tomber à travers la vitre d’un meuble, au ralenti. En étudiant les photos du décor, je me suis dit qu’on pourrait placer le meuble dans l’une des portes afin qu’on puisse filmer le mouvement comme si l’on était à l’intérieur du meuble. C’est une des choses que j’aime chez Xavier. Il n’a pas peur des idées folles. Beaucoup de réalisateurs auraient été frileux, n’y auraient pas cru parce que la caméra donnait le point de vue d’un mur. Pour moi, c’est un plan stylisé, un peu abstrait, mais qui met le spectateur dans une perspective intéressante.

Dans quelle mesure le réalisateur doit contribuer aux séquences d’action selon vous ?

Previz de tournage conçu par Jude Poyer, montrant la répétition de la cascade en haut, et sa version tournée présente dans Farang.

© Previz de Farang Tous Droits Réservés

Je dirais que ça dépend de la séquence et du film. La plupart du temps, les séquences finies que vous voyez dans Farang sont incroyablement proches de la previz. Nous en avions déjà discuté en amont avec Xavier, il était très rare qu’il veuille des changements. C’est évidemment son travail et son droit de donner son avis, mais la plupart du temps, il n’y avait juste rien à changer. Il y a aussi d’autres séquences auxquelles je n’ai pas touché. Le match de boxe thaï en Thaïlande par exemple. J’ai laissé la séquence à Nassim et aux coordinateurs de cascades Olivia Sa et Charlie et c’est Xavier qui l’a tournée. Pour moi, ce n’était pas tant une séquence d’action qu’un passage quasi-documentaire dans lequel Farang entre parfois pour poser son univers. Il n’y avait pas non plus de previz pour l’attaque de la maison de Sam et Mia. On avait bien une chorégraphie, mais la manière de la tourner s’est trouvée sur le plateau en discussion avec Xavier. Mais même ces échanges de prise en main de la réalisation sont pensés et collent avec la progression stylistique du film. L’arrivée en Thaïlande commence assez réaliste alors que le personnage a retrouvé un semblant d’équilibre. Puis advient la catastrophe et on plonge progressivement dans un monde stylisé de violence exacerbée, de plus en plus fou. L’attaque brutale de la maison où Sam perd tout, c’est le point de jonction entre le style de Xavier et le mien, c’est pourquoi on assume d’y mélanger nos styles. Ce qui vient ensuite vient essentiellement de mon approche. Xavier est avec moi sur le plateau la plupart du temps, il m’aide à obtenir ce que je veux, mais il m’aide surtout à diriger Nassim. Il conserve cette vérité émotionnelle pendant que je me concentre sur les aspects techniques. C’était déjà notre mécanique sur GoL. Je montrais à Xavier la chorégraphie et où je voulais mettre la caméra et puis à un moment, il a juste dit « Ok, je veux un plan ici, sur le couteau ensanglanté sortant de la plaie au ralenti ». Je lui ai tourné son plan et c’était une réussite, il a même fini dans la bande-annonce. Même chose pour la séquence de combat dans l’ascenseur de Farang. Xavier voulait ajouter un gros plan du bras cassé de Nassim pour plus d’intensité. Nous avions la prothèse pour, alors on l’a tourné, et ça s’est avéré formidable.

“Farang” de Xavier Gens © Thanaporn Arkmanon / Studio Canal

La façon dont le personnage de Sam se bat en dit plus sur son état mental que ses mots assez rares. Fuyant la violence, perdu et désespéré face à elle, puis l’embrassant en devenant un vengeur implacable, comment raconte-t-on une histoire uniquement par le corps et le jeu ?

Pour moi, cela commence par le personnage et son interprète. J’étais très heureux de travailler avec un acteur de la trempe de Nassim qui est un aussi bon acteur qu’il est un artiste martial compétent. Chris Webb, mon assistant chorégraphe, et moi-même étions ravis de la première séance de travail que nous avons faite avec lui à Londres, avant d’entamer l’entraînement. Cette première séance d’évaluation n’est pas quelque chose qui se réussit ou se rate. Elle nous sert à déterminer par exemple avec quelle jambe l’acteur se sent le mieux, quels mouvements lui sont familiers, et parmi ceux-ci, lesquels seront les plus flatteurs à la caméra, lesquels seront à éviter… Ensuite, quand on chorégraphie, on pense personnage. Très tôt dans le film, on sait que Sam a fait de la prison et qu’il sait boxer. On apprend plus tard qu’il fait plus précisément du muay thaï. Une fois que ces éléments sont installés, on peut lui faire utiliser ses coudes et ses genoux, donner des coups de tête, utiliser des étranglements… Cette exposition au début du film nous offre un glossaire de mouvements adaptés au personnage et au contexte. Quand je travaille sur un projet, je veux que chaque combat soit différent, pas seulement en termes de chorégraphie, mais aussi en termes d’émotion et de motivation. Parfois, je demanderai à un réalisateur de juste me donner un mot-clé. De quoi parle cette scène de combat ? Dans la séquence de l’ascenseur par exemple, le mot c’est survie. À ce moment, toutes les pensées de vengeance ou de retrouver sa fille ont quitté Sam, il s’agit juste de rester en vie. Pareil pour ceux qu’il affronte qui pensaient avoir le dessus sur lui au départ, mais qui commencent à paniquer alors qu’ils s’effondrent les uns après les autres entre ses mains. J’aime mettre de l’humour dans ce genre de moment. Farang est un film très violent, avec un lourd poids émotionnel. Le traumatisme de la mort des personnages proches de Sam doit être bien ressenti pour que l’on croie au chaos qui va suivre. Mais je crois aussi qu’on peut trouver de l’humour, de l’absurdité, dans les incidents les plus traumatisants et les plus tristes de la vraie vie. J’espère que les gens qui regarderont le combat d’ascenseur trouveront cet humour. Pas un humour de grosse comédie, seulement ces élans de folies qui nous gagnent lorsque les choses tournent mal et nous mènent dans des situations et des états dont on ne se serait jamais cru capables. Il y a ce moment où Charlie et Nassim se battent pour une arme à feu que Nassim finit par pointer sur Charlie. C’est venu assez naturellement quand on l’a chorégraphié. Mais ensuite, un de mes cascadeurs a dit : « Ce serait drôle s’il n’avait plus de balles ». C’était une excellente idée alors on est partis dessus, même si cela voulait dire revenir en arrière et tout re-chorégraphier pour que six balles soient tirées avant ce moment, de façon à ce que le public ne les compte pas pour que ça soit une surprise. J’aime jouer avec les attentes du public. Quand ils pensent que le gars va enfin se faire tuer, oups, plus de balles. C’est un trait d’humour qui vient brièvement soulager les personnages et le public. Mais immédiatement, on revient à un couteau qui arrive et à Nassim sacrifiant sa main pour le bloquer. Pour moi, une scène de combat est comme un morceau de musique. Il doit avoir des pics et des relâches, des moments de respiration et des moments où l’on retient son souffle. Je veux que le public se sente impliqué dans le combat et physiquement épuisé en en sortant.

Où se situe l’équilibre entre une action spectaculaire et une action qui raconte une histoire ?

Cela dépend entièrement du projet. Après Farang, j’ai travaillé sur Furies (Jean-Yves Arnaud & Yoann Legave), 2023) une série Netflix française. Je n’y suis jamais aussi brutal ou explicite que dans Farang. C’est quelque chose que j’établis avec le réalisateur. Pour Farang, je demandais à Xavier jusqu’où on pouvait aller en termes de violence, et il était toujours ok pour aller plus loin. C’est comme ça qu’on se retrouve avec une femme qui se fait transpercer l’œil au couteau. Je ne ferais pas ça dans Furies. La série a beau être violente aussi, l’action y est un peu plus fantaisiste, un peu plus amusante, parce que c’est ce que désiraient les showrunners. L’action que je développe dans Apostle est différente de celle de GoL et de celle de Havoc, même si ce sont tous des projets de Gareth Evans. On est toujours dans de l’action, mais c’est un peu comme s’attendre à ce qu’un compositeur de musique de film travaille pour un seul type de cinéma. J’aime me diversifier, faire du fantastique, des beaux mouvements. J’aime chorégraphier les femmes par exemple parce que je trouve que leurs mouvements sont plus esthétiques. L’important, c’est de trouver le ton approprié.

Plan du jeu vidéo Sifu où un personnage armé d'une batte, vu de dos, s'apprête à avancer dans un couloir exigu dans lequel l'attendent des adversaires ; jeu vidéo qui a inspiré Jude Poyer dans son travail.

“Sifu” © Slocap

En parlant d’esthétique de genre, y a-t-il des références ou des hommages à d’autres réalisateurs que vous avez utilisés ? Peut-être Old Boy pour la séquence du couloir ?

Pour être honnête, absolument pas le couloir d’Old Boy (Park Chan-Wook, 2003). Du moins pas en termes de chorégraphie. Ce serait plus une référence dont Xavier discuterait avec Gilles Porte, le chef opérateur, et Gregory, le chef éclairagiste. Dans Old Boy, le combat est très latéral, il est une fin en soi, là où j’ai tendance à toujours cadrer l’ascenseur au bout du couloir. Sam est là, l’ascenseur qui le mènera au méchant et à sa fille est là-bas. C’est là qu’il doit aller, c’est son objectif, mais des sbires apparaissent un à un avec des gourdins et des couteaux pour l’en empêcher. Ce qui est drôle, pour parler de références, c’est qu’à l’origine, la previz le faisait commencer à l’intérieur de l’ascenseur avec les méchants, puis la porte s’ouvrait sur ce couloir où plein d’autres gars se précipitaient sur lui. C’était très rapide, très chargé. Arrivés au tournage, le ton et le rythme sonnaient faux. J’ai proposé à Xavier une nouvelle façon d’entrer dans ce combat, quelque chose de plus lent, avec moins de monde. Ainsi, on se retrouve avec Nassim à une extrémité du couloir, avec un premier gars qui apparaît, puis cette caméra qui recule lentement et révèle de plus de gars. C’était mieux construit, plus musical. Le reste où Nassim commence à courir et à se battre, c’était dans la previz. Quelques semaines après la fin du tournage, l’un des producteurs a joué au jeu vidéo de combat Sifu (Slocap, 2022). Il nous a envoyé une séquence du jeu qui ressemblait beaucoup à ce que nous avions fait dans le couloir. À ce moment-là, je n’avais jamais entendu parler de Sifu, je ne l’avais jamais vu, mais il y avait des similitudes évidentes. Ce sont des choses qui arrivent. Il y a tellement de croisements diffus entre les œuvres. Je pense honnêtement n’avoir jamais eu une seule idée originale. Tout est influencé. Parfois, c’est très conscient. Quand Nassim récupère une arme et la pointe sur l’un des gars qui l’attrape, tout ça pour se faire tirer une balle dans la tête, c’est du Eastern Condors (1987), c’est un hommage assumé à Sammo Hung. Je peux aussi revisiter de vieux films un an ou deux après un tournage et découvrir qu’ils avaient inspiré mes idées. Quelques semaines après GoL, j’ai revu Rambo (Ted Kotcheff, 1982) et je me suis rendu compte que la scène dans le commissariat où la police essaie de raser John Rambo a directement influencé l’un des combats que j’avais fait pour la série. J’ai même envoyé des captures d’écrans à Xavier, qui a trouvé ça génial. Pareil pour une séquence dans Furies où je rends beaucoup plus hommage à James Cameron et John Woo. C’est ce dialogue entre les œuvres, ces hommages conscients et inconscients aux œuvres qui nous inspirent, qui rendent le cinéma si beau.

Votre entretien avec Scott Adkins pour The Art of Action révèle d’ailleurs votre connaissance approfondie des films d’action, en particulier pour ceux de Hong Kong. Quelle importance ce savoir a-t-il dans votre travail ?

Je suis un professionnel du cinéma, c’est mon métier, mais je suis aussi un cinéphile. J’adore le cinéma, c’est ma passion. J’ai une collection folle de DVD et Bluray et je fréquente souvent les salles. Hier, je suis allé au cinéma à Paris avec ma copine pour voir Kramer contre Kramer (Robert Benton, 1980). On ne s’attendrait pas à ce qu’un créateur d’action soit intéressé par ces films, mais pour moi, c’est juste un chef-d’œuvre avec des performances exceptionnelles, une très bonne écriture et une réalisation minimaliste, où l’on perçoit à peine la main du réalisateur. La plupart du temps, ce sont juste des choses qui se sont infiltrées dans mon subconscient. Je suis un produit de tous les différents films d’action, séries, et même clips musicaux que j’ai regardés. Je suis aussi influencé par les images fortes que je vois aux infos. Par exemple, l’attaque de la maison dans l’épisode 5 de GoL. Quelques idées là-dedans me sont venues de reportages télés diffusés il y a longtemps. Quand j’en étais conscient, j’ai retrouvé mes sources pour les montrer à Matt Flannery et à Gareth. L’idée n’était pas de les reproduire à l’identique, mais de s’inspirer du réel.

“The Raid” de Gareth Evans © D.R

Les impressionnants mouvements de caméra sur Farang, suivant l’action au plus près, sont en lien direct et assumé avec la technique déployée par Gareth Evans dans ses projets. Quelle configuration nécessite cette approche musclée de l’action ?

Nous avons juste tourné avec une Sony Venice et des caméras plus petites pour certains plans, mais c’est surtout Fig Rig qui permet ces effets. C’est un stabilisateur en forme de grande roue qui permet ces mouvements stables malgré la caméra portée. C’est ce que Gareth utilise sur les The Raid et GoL et c’est complètement dépendant du système de previz. J’aime les plans qui racontent l’action, mais aussi qui la complètent, comme lorsque la caméra tombe avec un personnage. On aurait pu utiliser plus d’objectifs larges pour l’ascenseur, voire placer la caméra à l’extérieur pour plus de détails et de visibilité sur l’ensemble. Mais je voulais être à l’intérieur, avec un objectif 18 millimètres. Ce cadrage place directement le public dans cet environnement claustrophobique du combat. Vous ne pouvez pas détourner le regard parce qu’il se passe quelque chose partout où va votre œil. Le choix de l’objectif et le mouvement de la caméra sont très importants. C’est aussi pourquoi j’aime les previz. Cela vous donne du temps et de l’espace pour explorer ces idées, ces mises en place, pour essayer différentes choses. Farang n’est pas un film à gros budget. Chaque heure de tournage comptait, rien ne pouvait être laissé au hasard. Au final, tous les plans tournés ont été utilisés.

Pensez-vous que la technique de Gareth Evans marque un tournant majeur dans la manière de filmer l’action ?

Je pense qu’il a changé la donne, que c’est effectivement un génie. Il assume sans problèmes d’être influencé par Jackie Chan, John Woo, Yuen Woo-Ping, mais ne se contente pas de copier leur style. Il a développé une approche à lui. Trois choses ressortent vraiment pour moi. D’abord, il est passé maître dans l’art de faire monter la tension, de l’étirer au maximum puis de la relâcher. Ensuite, il est très doué dans l’établissement d’une spatialisation claire à l’image. Quelque soit l’anarchie apparente du combat, le public saura ce qui se passe et où cela se passe. Enfin, la manière dont il utilise la caméra, comment les rythmes et les impacts sont ponctués. The Raid est clairement une œuvre exceptionnelle, pas seulement parce qu’elle met en scène l’art martial méconnu du silat, mais surtout pour le travail de la caméra, les perspectives, le mouvement. Beaucoup de cinéastes essaient de copier sa méthode sans en comprendre les motivations, et vous vous retrouvez avec des plans tremblotant ou chutant pour aucune raison apparente.

Rey met en déroute plusieurs gardes impériaux rouges dans le film Les derniers Jedi dont les combats sont supervisés par Jude Poyer.

“Les Derniers Jedi” de Ryan Johnson © LucasFilm/Disney

L’influence de son travail est en effet conséquente sur le cinéma moderne. Avez-vous l’impression que les films d’actions en général évoluent dans le bon sens ?

Je pense que certains évoluent, mais qu’en général, c’est une dévolution. Beaucoup des séquences d’actions du cinéma hongkongais des années 80 et 90 sont supérieures à ce qui sort actuellement. Hard Boiled (1992) de John Woo par exemple, un film qui a 30 ans maintenant. Si l’action semble datée, c’est justement parce qu’elle a eu une influence majeure sur tous les films ultérieurs. Ils n’avaient pas les effets spéciaux qu’on a maintenant et malgré cela, le film reste un chef-d’œuvre inégalé. De nos jours, on peut filmer en numérique, voir immédiatement le résultat. La technologie des cascades a progressé à pas de géant. Et pourtant on ne peut pas dire que c’est par manque de talent quand on a encore des gens comme Donnie Yen qui font de l’action, ou comme Brad Allan, qui n’est malheureusement plus parmi nous. C’était l’un des meilleurs concepteurs d’action travaillant en Occident. La plupart du temps, ces gros films d’action ont une longue pré-production. Ils ont bien des previz, mais seulement un ou deux jours pour tourner le combat, là où Jackie Chan y aurait consacré un mois dans les années 90. Il y a aussi ce truc où on veut absolument que l’acteur fasse ses propres cascades. Tous les acteurs n’en sont pas capables. Jason Statham ou Sope Dirisu de GoL le peuvent certainement. Mais même ces gars-là, si vous leur donnez deux jours pour tourner une séquence de combat, comment peut-on s’attendre à ce qu’elle soit comparable à une autre qui aurait demandé une semaine ? Il s’agit d’avoir une vision unifiée. Je suis très heureux de l’ascension hollywoodienne de réalisateurs issus de la cascade comme Chad Stahelski, David Leitch ou Sam Hargraves. Mais parallèlement, vous vous retrouvez avec des nouveaux Star Wars, complètement à côté de la plaque en termes d’action. Je pense à cet affrontement final dans Les Derniers Jedis  (Rian Johnson, 2017), celui avec des gardes vêtus de rouge. C’était tout simplement horrible. Cela n’avait rien à voir avec la qualité de l’équipe de cascadeurs. Je connais certains de ces artistes et chorégraphes, ils sont incroyablement talentueux. C’était clairement à cause de la façon dont le combat a été tourné et monté. Je pense que beaucoup de réalisateurs ne savent pas faire de l’action, du moins pas au niveau du Yuen Woo-Ping ou de Gareth Evans. Et certains réalisateurs ne veulent pas savoir. Mais si vous n’êtes pas disposé à collaborer avec votre département, autant faire faire de l’animation en dessinant, en faisant les voix et la musique soi-même. Le cinéma, c’est une collaboration. À Hong Kong, c’était tout à fait normal d’avoir un réalisateur pour le film et un autre pour les séquences d’action. C’était encore mieux s’ils se synchronisaient sur le ton et les émotions pour éviter de faire ressentir une dichotomie. L’Occident a une encore une réticence à cette approche, les gens embauchés pour faire de l’action n’en ont souvent jamais fait auparavant. Parfois, les studios auront le bon sens de prendre des pointures comme J. J. Perry, Andy Cheng ou feu Brad Allan. Engager de vrais maîtres de l’action ne devrait pas être différent d’engager un maître chorégraphe pour des numéros de danse. Le réalisateur a toujours la possibilité de dire au spécialiste de l’action ce qu’il veut, qu’il s’agisse d’un plan précis ou d’une intention plus abstraite. Cela peut devenir une belle collaboration. Malheureusement, j’ai travaillé avec plusieurs réalisateurs trop peu sûrs d’eux-mêmes pour l’accepter.

Vous avez mentionné l’utilisation des effets visuels dans l’action moderne, qu’en pensez-vous ?

Honnêtement, j’adore les VFX quand ils sont bien utilisés. Tout dépend du temps et du soin que vous y mettez. Ce qu’on peut faire maintenant était impossible il y a 20 ans. Gareth utilise beaucoup de VFX dans GoL. Le top shot dans l’immeuble en construction au début de Farang n’aurait pas été possible sans. Le combat de l’ascenseur non plus, avec ses lames transperçant les bras et les jambes des personnages. Nous n’avions pas de superviseur VFX sur le plateau mais Xavier et moi avions notre expérience. On savait de quoi les artistes VFX avaient besoin : un manche de couteau pour poignarder la jambe de Charlie pendant la chorégraphie, puis on filme un vrai couteau dans les mêmes conditions d’éclairage. Même chose avec le cascadeur qui se fait tirer dans la tête à bout portant. Aucun danger, tout le sang et le flash du tir sont faits en post-production. Les VFX permettent aussi d’effacer les fils de sécurités sur les cascadeurs qui tombent, à faire disparaître les tapis sur lesquels ils atterrissent, comme ceux qu’on a utilisé dans le combat du couloir que les VFX ont modifié pour qu’ils ressemblent à un sol en béton. C’est le genre de luxe qu’ils n’avaient pas à Hong Kong dans les années 80, où ils étaient forcé de camoufler ces tapis en dur, d’où ces sols qu’on voit bouger à l’impact, si on revoit ces scènes avec un peu d’attention.

Sous la pluie, Superman tente de raisonner Batman dans le film qui les oppose, sur lequel aurait aimé travailler Jude Poyer.

“Batman V. Superman” de Zack Snyder © DC/Warner Bros

Avez-vous l’impression que les films de super-héros, qui combinent ces rythmes de production acharnés et une surabondance d’effets visuels, donnent un mauvais exemple ?

Je ne pourrais pas donner une réponse tranchée à cette question. Je connais des cascadeurs ayant travaillé sur certains de ces films qui me partageaient leur frustration de se voir remplacés par une doublure numérique après tout leur travail. Et en même temps, il y a des films de super-héros avec d’excellentes chorégraphies et une action percutante. Il y a ce combat de Batman dans Batman VS Superman (Zack Snyder, 2016) par exemple, très bien chorégraphié, très brutal. J’adorerais travailler sur ces films, mais je pense que les mêmes règles s’appliquent quel que soit le film. On doit comprendre les personnages et le monde dans lequel on travaille, et en respecter les lois. On ne peut pas découvrir à mi-chemin qu’un personnage est à l’épreuve des balles ou qu’il peut voler, sans que cela ait été présenté auparavant. C’est paresseux. On peut créer quelque chose d’incroyable en respectant ces règles. Souvent, les effets visuels seront trop présents ou ils ne donneront pas ce sentiment de gravité, de réalité concrète. Mais à côté, il y a aussi Logan (James Mangold, 2017) avec ses combats puissants et viscéraux. Je pense qu’il y a une lassitude du public de ces séquences sans poids et qu’il y a une demande globale pour des styles plus ancrés dans le réel.

Il y a des discussions en ce moment sur la création d’un Oscar pour les cascades. Considérez-vous cela comme le signe d’une valorisation du genre de l’action et l’action dans les films en général ?

Il y a beaucoup de snobisme dans l’industrie cinématographique en ce qui concerne le cinéma d’action, mais je pense que cela est en train de changer. En ce qui concerne les Oscars pour la cascade, je ne le relierais pas nécessairement au genre de l’action. Des films ayant remporté de nombreux Oscars comme Braveheart (Mel Gibson, 1995), Il faut sauver le soldat Ryan (Steven Spielberg, 1998), Tigre et Dragon (Ang Lee, 2000) ou Titanic (James Cameron, 1997), n’étaient pas purement des films d’action, mais n’auraient pas fonctionné sans leurs cascades. Un Oscar aiderait à faire reconnaître la cascade comme cette partie essentielle du processus de réalisation, qui rend ces films formidables et qui a pourtant la plupart du temps été ignorée jusqu’à présent. Je pense que ça va changer parce que les gens de l’industrie ne sont que trop au courant de l’importance des développeurs d’action, des cascadeurs et des doublures. Mais je me souviens de cette section commémorative des Oscars qu’il y a eu il y a quelques années, où ils ont montré la photo de Brad Allan, l’appelant coordinateur de cascades. Il était bien plus que cela. Il était concepteur d’action. Il était réalisateur de deuxième équipe. Il est la raison pour laquelle l’action dans les Kingsman (Matthew Vaughn, 2014-2021) est si bonne : c’est lui qui réalisait ces séquences. Comme j’ai mentionné, certains réalisateurs ne veulent pas reconnaître la contribution créative du département des cascades pour des raisons d’ego. Il en va de même pour certains acteurs. D’autres sont beaucoup plus ouverts à l’idée, je pense notamment à Dave Bautista, avec qui j’ai travaillé. Il a beau être l’homme par excellence, être un athlète, un combattant, un artiste martial, il n’hésite pas à reconnaître et mettre en avant le travail de Rob De Groot, son cascadeur. Parce que Dave n’a rien à prouver, il n’est pas inquiet. D’autres acteurs prétendront qu’ils ont tout fait tout seul alors que c’est simplement faux.

Vous avez mentionné Sam Hargrave, David Leitch et Chad Stalheski, qui viennent de la cascade. Pensez-vous que leur ascension hollywoodienne est signifiante pour l’avenir du cinéma ?

Ils ont fait leurs preuves en tant que réalisateurs de deuxième équipe. L’idée selon laquelle les cascadeurs sont des athlètes creux et des têtes brûlées traînent encore dans l’industrie. Bien sûr que Chad Stahelsky est un artiste martial et un dur à cuire, un athlète, mais il est aussi brillant. C’est un conteur, un vrai cinéaste, on peut le voir avec ses John Wick (2014-2023). C’est une perception qu’il faut changer. Personnellement, je ne suis pas surpris par leur succès. Beaucoup de grands réalisateurs de Hong Kong sont d’anciens cascadeurs. Jackie Chan, Sammo Hung, Corey Yuen, Yuen Woo-Ping… Ils venaient tous de la cascade, ont appris le métier sur les plateaux et sont devenus réalisateurs. Cette perception réductrice est encore présente chez moi, en Angleterre. J’ai dû me battre pour y être considéré comme un cinéaste. J’ai trouvé la France plus accueillante à ce niveau. Mon passé de cascadeur y était accepté et mon travail compris comme celui d’un conteur qui raconte ses histoires par l’action.

“Le Pacte des Loups” de Christophe Gans © Metropolitan FilmExport

Que pensez-vous du cinéma d’action français ?

J‘étais assez ignorant, car je pensais que la France était plus branchée genre. J’étais resté sur des films comme Yamakasi (Julien Seri & Ariel Zeitoun, 2001) ou Le Pacte des Loups (Christophe Gans, 2001) et des réalisateurs comme Luc Besson. L’influence asiatique dans ces films est évidente, le style Hong Kong est prégnant dans les Banlieue 13 (Pierre Morel, 2004 ; Patrick Alessandrin, 2009). Ça m’a surpris d’entendre Olivia Sa, le coordinateur de cascades, dire de Farang que c’était un projet vraiment spécial et différent pour le cinéma français. Pourtant, je savais que de nombreux concepteurs d’action hongkongais avaient travaillé en France. Je suppose que c’était il y a un moment et qu’entre-temps sont passés les films d’Europa Corp, avec leur caméra tremblante et leurs séquences sur-coupées. Ça a dû fatiguer le public français. C’est pourquoi j’essaie de concevoir mon action spécifiquement pour que le public, qu’il sente qu’on lui sert quelque chose qui a fait l’objet de beaucoup de soin et de réflexion. J’ai l’impression que la France apprécie davantage le genre. Si vous allez dans une librairie française, vous trouverez des livres sur Johnnie To, sur John Woo. C’est beaucoup plus courant qu’au Royaume-Uni. Les Français semblent aussi s’emparer un peu plus du manga et de l’anime, ils ont l’air plus ouverts aux différentes influences culturelles. J’espère que le public en France donnera sa chance à Farang.

Et en ce qui concerne le cinéma d’action au Royaume-Uni ?

Je ne pense pas vraiment qu’on fasse des films d’action. Il y a les James Bond, bien sûr, mais l’argent vient d’ailleurs, c’est une affaire hollywoodienne. Beaucoup de films d’action sont tournés au Royaume-Uni, mais ce ne sont pas des films britanniques. À l’exception peut-être des films de Scott Adkins, la plupart des films de genre britanniques ont un très petit budget et ne sont pas réalisés avec autant de soin. En remontant plus de 10 ans en arrière dans ma carrière, je me souviens avoir travaillé sur certains films britanniques qui se voulaient être des films d’action ou des films d’horreur. Mais la plupart du temps, c’était surtout un coup des producteurs qui voulaient vendre du DVD au supermarché avec une bande-annonce et une jaquette flashy. Faire de l’action de qualité ne les intéressait pas. J’aime beaucoup le travail d’Edgar Wright et certains films de Guy Ritchie, mais je ne sais pas si je les considère comme des films d’action. Scott Pilgrim vs. The World (Edgar Wright, 2010) est vraiment sous-estimé. Encore une fois, Brad Allan y fait les séquences d’action. Mais je pense qu’il est temps que la Grande-Bretagne fasse de vrais films d’action, réalisés avec le même soin que ces films avec de l’action. L’évidence pour mener ce mouvement, c’est Gareth Evans. Il est Britannique, c’est un maître de l’action, et j’espère qu’il pourra faire plus de films au Royaume-Uni. J’ai régulièrement des producteurs qui m’approchent pour me demander de refaire quelque chose dans le style de GoL. Je dois toujours m’assurer d’abord qu’ils comprennent que cette démarche demande du temps et de la préparation, non seulement de la part des cascadeurs, mais aussi des costumes, des accessoires, des VFX, de la coiffure, du maquillage… Tout le monde doit être sur la même longueur d’onde. C’est ce que j’ai vraiment apprécié sur Farang. Ce n’est pas un gros film avec un gros budget. Mais Xavier a su réunir une équipe qui a travaillé avec acharnement pour tirer le meilleur des séquences d’action. Je suis tellement reconnaissant à Gilles Porte, le chef opérateur, il a vraiment su transformer mes previz en œuvres d’art.

Quelles sont les prochaines étapes pour vous ? Travaillez-vous sur quelque chose en ce moment ?

Jude Poyer règle une scène de combat entre les barreaux d'une prison pour le film Farang.

© Tous Droits Réservés

Après Farang, j’ai travaillé sur la série Netflix française Furies pendant neuf mois. Maintenant, je vis la plupart du temps à Paris. Je commence la préparation d’un autre long-métrage français. Je peux m’imaginer avoir un avenir à Paris, avec plus de conception et de réalisation d’action sur des films français, mais j’ai aussi des projets au Royaume-Uni. Je commence un nouveau projet avec Gareth Evans la semaine prochaine. Pour moi, le plus important n’est pas de travailler sur les plus grands films ou avec les plus grandes stars, je veux juste l’opportunité de créer de bonnes séquences d’action que le public appréciera. C’est aussi important pour moi de passer un bon moment en le faisant, de travailler avec de bonnes personnes. C’est pourquoi je chéris autant mes collaborations avec Xavier et Gareth, parce que ce sont avant tout des gens bien et des passionnés de cinéma. Beaucoup de gens me demandent si je veux passer à la réalisation, un jour peut-être… Quand j’étais au Royaume-Uni, il y a quelques années, je travaillais parfois avec des réalisateurs assez moyens qui me faisaient dire que je pourrais. Mais je veux être un bon réalisateur, et on a qu’un seul premier film. Je suis actuellement très confiant dans ma capacité à réaliser des séquences d’action, de la fusillade au combat à mains nues ou à armes blanches. C’est en travaillant avec des réalisateurs comme Gareth ou Xavier que je vois tout ce qu’il me reste à apprendre. La manière dont ils travaillent avec leurs acteurs, comment ils obtiennent des performances… Je suis plutôt content de réaliser de l’action pour l’instant, de rencontrer de bons réalisateurs, de bons acteurs. Je prends le temps de me préparer, je ne suis pas pressé de réaliser mon premier film.

Alors on sera ravi de voir vos prochains projets, quels qu’ils soient. Merci beaucoup pour cet entretien.

Merci à vous !

Propos de Jude Poyer IG : @reelpowerstunts
Recueillis et Retranscrits par Elie Katz


A propos de Elie Katz

Scénariste fou échappé du MSEA de Nanterre en 2019, Elie prépare son prochain coup en se faisant passer pour un consultant en scénario. Mais secrètement, il planche jour et nuit sur sa lubie du parfait film d'action. Qui sait si son obsession lui vient d'une saga Rambo vue trop tôt, s'il est encore en rémission d'un high-kick de Tony Jaa, d'une fusillade de John Woo ou d'une punchline de Belmondo ? Quoi qu'il en soit, évitez les mots « cascadeurs français » et « John Wick 4 » près de lui, on en a perdu plus d'un. Dernier signalement : on l'aurait vu sur un toit parisien, apprenant le bushido aux pigeons sur la bande-son de son film préféré, Ghost Dog de Jim Jarmusch. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riGco

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