Après avoir signé deux des meilleurs films familiaux de la décennie passée – Paddington (2015) et Paddington 2 (2018) – le génial Paul King, cinéaste british bien trop mésestimé, revient aux affaires avec un préquel de Charlie et la Chocolaterie centré sur la jeunesse de Wonka (2023). On vous dit pourquoi vous avez peut être encore fait votre top 10 trop tôt.
Gourmandise
Il est peu dire que l’année 2023 aura été fortement associée au nom de Roald Dahl. Fort de son rachat en 2022 de l’ensemble des droits d’adaptations des œuvres de l’auteur, la plateforme Netflix a largement commencé à exploiter son ticket d’or : d’abord au croisement des années avec une nouvelle version de Matilda (Matthew Warchus, 2022) – bien que moins marquante que la première adaptation signée Danny De Vito en 1996 elle se démarquait en adaptant le musical de Broadway – puis avec une flopée de films courts réalisés par Wes Anderson – Le Cygne, La Merveilleuse Histoire de Henry Sugar, Le Preneur de Rats et Venin – adaptés de nouvelles plus confidentielles de l’auteur à succès. Wonka (Paul King, 2023) variation et adaptation libre autour du célèbre personnage de Charlie et la Chocolaterie, marquera donc (peut-être) comme la dernière adaptation pour la salle d’une œuvre de Roald Dahl, puisque mise en chantier par Warner Bros avant que le pavillon au N rouge ne flotte au dessus de cette imposante pile d’histoires. Il faut dire que le projet a pour particularité de ne pas vraiment adapter l’œuvre de Dahl en cela qu’il tente plutôt de s’inspirer de son univers pour livrer une histoire inédite, jamais encore racontée. C’est au cinéaste Paul King qu’a été proposé de prolonger l’esprit et la verve si particulière de l’auteur britannique. Ce cinéaste lui-même anglais n’est pas un inconnu au bataillon : il a œuvré à la réalisation de deux des meilleures productions familiales de ces dernières années – Paddington (2015) et Paddington 2 (2018) – offrant sa plume de scénariste et ses talents de metteur en scène, à deux histoires qui mêlaient admirablement beaux sentiments, morale progressiste, drôlerie, mordant, flegme british et sens de l’aventure. Sur le papier, l’association entre King et Dahl avait donc tout d’une évidence.
Outre ses grandes qualités de réalisateur, Paul King est d’abord un habile scénariste. Diplômé en littérature anglaise au prestigieux St Catharine’s College de Cambridge il est aussi un homme de lettre, fin connaisseur des grands auteurs britanniques dont Dahl est un représentant atypique. Il fallait au moins ce genre de spécimen pour réussir le pari fou de prolonger l’univers de Roald Dahl sans contrevenir à son esprit canaille et provocateur, grinçant et bizarre. Car c’est tout l’enjeu de l’histoire de Wonka, narrer ce que Dahl lui-même n’a jamais écrit : les origines du génial Willy Wonka et de sa chocolaterie fabuleuse. Pour se faire, Paul King avoue s’être plongé corps et âme dans la lecture et l’analyse des innombrables textes publiés par l’auteur – romans et nouvelles – pour en synthétiser les goûts et les saveurs. L’histoire démarre par l’arrivée du jeune Willy Wonka en Europe, après un tour du monde à la recherche des ingrédients les plus fantastiques et chocolatés qui y soient. Son but ultime ? Dévoiler ses créations de magicien-confiseur au monde entier en ouvrant sa boutique aux Galeries Gourmets, un quartier réputé pour ses chocolateries de luxe. Mais c’est sans compter le terrible Cartel du Chocolat qui voit d’un très mauvais œil l’arrivée en ville de ce génie excentrique bien décidé à bousculer les papilles citadines et révolutionner la gastronomie chocolatière. Pour imposer sa vision et réaliser son rêve, Wonka devra s’extirper d’une affreuse machination et de la blanchisserie d’un horrible couple d’aubergistes.
La grande intelligence du scénario de Paul King est de ne pas tout de suite plonger Wonka dans l’univers chocolaté et coloré qu’on lui connait dans le livre et ses deux adaptations – Mel Stuart (1971) puis Tim Burton (2005). Le long-métrage démarre sur des tons plus nuancés, entre les embruns colorés des beaux quartiers et les recoins miteux et sombres d’une ville à deux facettes. Ainsi, le premier tiers embarque Willy dans un cauchemar grinçant, épicé comme un Dahl, et pour cause, puisqu’adapté directement d’une nouvelle assez méconnue de l’auteur intitulée La Logeuse. Dans ce court récit d’horreur publié initialement dans le New Yorker puis réédité dans une anthologie de nouvelles en 1960, l’auteur dépeint le destin d’un jeune homme de dix-sept ans, un certain Billly Weaver, qui débarque en ville à la recherche d’un hôtel peu cher. On lui conseille alors une enseigne tenue par une drôle de tenancière, trop aimable et prévenante pour être honnête… Cette fameuse logeuse prend ici les traits d’une exceptionnelle Olivia Colman – comme toujours – qui campe, quelque peu grimée, une terrifiante Mrs Scrubitt dont le visage atypique monstrueux évoque immédiatement les dessins de Quentin Blake, indissociables de l’œuvre de Dahl. Sans être une pâle copie de ses paires, elle s’inscrit dans la tradition des grands personnages de méchantes de l’auteur – Miss Trunchball dans Matilda, les tantes de James et la Pêche Géante, ou les fameuses Sorcières pour n’en citer que quelques-unes – dont les caractères physiques et comportementaux évoquent les sorcières et ogres des contes. Ici, Mrs Scrubitt est à la solde du Cartel du chocolat – une confrérie gérée par trois familles de chocolatiers dont le lobby consiste à assurer son monopole commercial, à éliminer ses opposants, corrompant élus, curés et force de l’ordre en les rendant accrocs au chocolat. La réception de l’hôtel miteux tenu par Scrubitt n’est alors qu’une façade, puisque l’établissement a plutôt les caractéristiques d’un centre pénitencier de haute sécurité où les malheureux prévenus sont forcés à laver le linge des années durant, pour rembourser leur mirobolante et involontaire note de mini-bar.
Comme dans les deux Paddington, la patte de Paul King s’exprime aussi dans sa grande capacité à faire mouvoir sa narration d’un genre vers un autre. Ainsi, si le prologue de Wonka emprunte immédiatement à la comédie musicale – on y reviendra – le premier tiers du récit surprend en proposant ce qu’on pourrait qualifier comme un film de prison. Ce n’est pas une première chez King qui avait fait d’un centre pénitencier le théâtre d’une grande partie de l’intrigue du génial Paddington 2. Pour accomplir son rêve et sauver par la même ses codétenus de leur destin indéfini de blanchisseurs, Willy va devoir user de son esprit créatif ainsi que de ses talents de prestidigitateur-inventeur de génie. La trame prend alors une tournure de film d’espionnage dont les gadgets seraient remplacés par des sucreries chocolatées aux effets fantastiques – certains font voler, rendent les chagrinés optimistes, certains sont des sérums générateurs d’idées quand d’autres encore permettent d’endormir des gardes trop gourmands. Ces bonbons cacaotés offrent quelques savoureux moments comiques, convoquant cet appétit insatiable de l’auteur pour les transformations corporelles. Ces effets sont certainement parmi les seuls qui rappellent la superbe adaptation signée Tim Burton et permettraient d’en relier les univers. Car fort heureusement, Paul King parvient à s’échapper de cette filiation tentante, en évitant l’écueil d’une direction artistique qui chercherait trop à faire le pont avec l’œuvre qui l’a précédé. Loin de l’étrangeté bizarroïde et souvent effrayante du Wonka incarné par Johnny Depp, le jeune Timothée Chalamet – absolument parfait – offre une interprétation plus tendre et malicieuse, plus proche de celle de Gene Wilder dans le premier film de 1971. L’acteur franco-américain impose sa palette multi-facétieuse, faisant montre de talents comiques – un registre dans lequel il fut peu employé jusque-là – mais aussi de danseur et chanteur émérite.
Puisqu’il en est question, il convient de s’appesantir sur ce qui constitue pour beaucoup la réussite de cette sucrerie de Noël : ses numéros dansés et chantés, fort bien ouvragés par un Paul King inspiré. On avait déjà pu pressentir dans l’une des scènes cultes de Paddington 2 le goût du cinéaste pour les chorégraphies filmées, aussi, le voir ici tant à l’aise dans l’exercice n’est guère surprenant. Néanmoins, la richesse des tableaux et la qualité des chansons – plus nombreuses qu’attendu, suffit de jeter un œil à la bande-annonce qui ne met en avant aucune des neufs chansons présentent dans la bande originale – en fait un véritable divertissement musical, très fortement inspiré par les saveurs si particulières de Matilda, The Musical (Dennis Kelly/Tim Minchin) superbe adaptation scénique de ce classique de Roald Dahl. Les partitions sont signées ici du duo Neil Hannon – leader du groupe de pop-rock The Divine Comedy, qui en signe les textes – et Joby Talbot – qui en compose les musiques et à qui on doit déjà les partitions de deux grandes comédies musicales récentes que sont Tous en Scène (Garth Jennings,2016) et sa suite (2021). Là encore, Paul King semble assumer sa filiation avec la première adaptation signée Mel Stuart, en reprenant comme leitmotiv la sublime et mythique chanson Pure Imagination dont le jeune Chalamet s’empare avec brio. Les chorégraphies ont quant à elle été confiées à une pointure issue de Broadway, Christopher Gattelli, qui a aussi œuvré pour l’écran en concevant l’incroyable scène de bar de Ave, Cesar ! (Joel & Ethan Coen, 2016) ou les nombreuses séquences dansées de la série-bonbon Schmigadoon ! (2021). De l’aveu même de Paul King, sa contribution à Wonka dépasse le simple cadre de sa discipline tant il a accompagné et conseillé le cinéaste pour mieux rendre compte des mouvements et ruptures chorégraphiques des différents numéros. En résulte un spectacle aussi généreux que sérieusement brodé, qui dépasse de loin les craintes qu’on pouvait avoir d’un produit lisse, engoncé dans son apparat numérique.
Reste que, si le visuel a plutôt unanimement convaincu les gourmets critiques qui ont souvent la dent dure, on peut lire ci et là quelques réserves sur le fond, prêtant au film un discours capitaliste et self-made. Or, le Wonka dépeint ici est encore un enfant naïf dont le seul égo est de croire en ses rêves et ses aspirations artistiques. Il veut accomplir son rêve en ouvrant certes une boutique, mais la démarche commerçante n’est à ce stade chez lui qu’un moyen de parvenir à s’exprimer, à trouver sa voie, à être simplement lui. On pourra alors reprocher la naïveté déguisée du récit, puisque finalement Wonka ne fera que reproduire le monopole commercial et la stratégie mercantile contre lesquels il s’est battu. King ne semble pas totalement inconscient des contradictions de son personnage, mais ne fait qu’en esquisser les contours – notamment dans son histoire ombrageuse de pillage de l’île des Oompa-Loompa – comme s’il ne voulait pas empiéter sur son devenir qui appartient davantage aux adaptations précédemment réalisées et à la suite officielle de Charlie et la Chocolaterie écrite par Roald Dahl, L’ascenseur de verre. Il est même intéressant que ce préquel rappelle les origines positives et bienveillantes de la vocation de Wonka et qu’elle invoque alors, assez subtilement, non pas une glorification de l’auto-entrepreneuriat et du capitalisme mais bien une critique timide et larvée de la façon dont l’argent et le business finissent par prendre le dessus sur tout ce qui est d’abord pur et désintéressé. Car oui, Wonka deviendra un monstre d’égo, une marque écrite en gros sur des frontons de boutiques, un chef d’entreprise égocentrique et maniaque exploitant de pauvres créatures oranges. Cette caractérisation n’a jamais été masquée par Roald Dahl, dont le mordant a toujours décrit le chocolatier comme un être bien plus complexe et intéressé qu’il n’y paraît.
Seule ombre au tableau, car il en faut bien une, on regrettera que certains des seconds rôles, pourtant portés par des pointures comme Rowan Atkinson, Keegan Michael-Key – du duo Key & Peele – ou Sally Hawkins soient si peu servis et presque contenus à des caméos. A ce titre, la partition à contre-emploi de Hugh Grant en Oompa-Loompa numérique, sur laquelle le marketing semble tout entier s’appuyer n’est en réalité qu’une sorte de McGuffin doublé de running-gags bien moins conséquents narrativement qu’on aurait pu le croire et essentiellement destinés à faire rire les plus petits des spectateurs. C’est peut-être d’ailleurs une plutôt bonne nouvelle tant le côté criard du personnage – là aussi, il re-convoque le design du film de 1971 avec cheveux verts moutonneux et teint de séance d’U.V – doublé d’effets-spéciaux moins réussis que gênants n’en font pas les séquences les plus mémorables malgré quelques situations amusantes et des dialogues bien sentis. C’est certainement le seul endroit où l’on sent Paul King s’imposer un cahier des charges – il n’y a pas de Willy Wonka sans ses Oompa-Loompa, se dit-il sûrement – alors qu’il aurait peut-être été plus sage de conserver le récit de la rencontre de Willy et de ses chers lilliputiens orangés pour une éventuelle suite à ce préquel. D’autant plus qu’au regard des très bons chiffres au box-office américain et français – rappelons que, fait assez rare, le long-métrage ne souffre d’à peu près aucune concurrence sur son terrain sur la période des fêtes – il est fort à parier que l’idée soit assez vite évoquée. Reste à savoir toutefois si Netflix le permettra. Car oui, à la fin, même avec un magicien-chocolatier de la trempe de Paul King et malgré toute l’abnégation du monde qu’il met à sa tâche, le lobby des confiseurs – vendeurs de sucreries sans goûts et surtout sans bagout – finit malheureusement toujours par l’emporter.