Barbie 2


Fort d’un marketing particulièrement offensif et d’une science du teasing appétant ou bourratif (au choix) il est peu de dire que Barbie (Greta Gerwig, 2023) s’était facilement hissé tout en haut de la liste des films les plus attendus de l’été, sinon de l’année. Si ses chiffres de démarrage impressionnants confirment l’efficacité de la machine hollywoodienne, les discours critiques autour du film tergiversent entre glorification de son discours féministe et dénonciation d’un opportunisme mercantile jugé cynique. Et si la vérité était quelque part au milieu ?

Barbie sur la plage avec un maillot blanc et noir, le ciel est couvert, mais de couleur jaune.

© Warner Bros. Entertainment Inc.

Who run the world ?

Ryan Gosling, Margot Robbie et la réalisatrice Greta Gerwig visionnent les rushes sur le tournage de Barbie.

© Warner Bros. Entertainment Inc.

La sortie tonitruante de Barbie (Greta Gerwig, 2023) – 360.000 spectateurs dès le premier jour en France, 155 millions de dollars de recette au box-office US, soit un record – peut rassurer quant à la capacité des majors à vendre leurs films à une époque où l’on prophétise – et nous les premiers – la mort certaine de la machine hollywoodienne et de ses blockbusters. Il faut dire que le marketing autour de ce long-métrage a été particulièrement offensif au point de frôler le contre-productif – nombreux spectateurs.trices témoignent que cette omniprésence de la marque, partout, tout le temps, a bien failli les en dégouter. Pourtant, les chiffres parlent d’eux-mêmes, le film est un franc succès, et comme la très grande majorité de ce genre de production massivement vues, il est assez logique de voir désormais s’affronter sur la toile et ailleurs, les partisans du pour, face à ceux du contre. Comme à notre habitude, nous prenons le temps d’écouter et de lire ce qui peut se dire sur ces productions qui agitent les débats. Non pas qu’on aurait besoin de l’avis des autres pour s’en faire un, mais d’abord parce qu’il nous semble toujours intéressant d’essayer d’étayer nos contre-arguments en prenant acte de ceux utilisés de part et d’autre. Pour être néanmoins assez clair, même si le film divise au sein de la rédaction, je vous dois l’honnêteté de dire que je fais plutôt partie de ceux et celles qui ont été particulièrement séduits par Barbie. Pourtant, sur le papier, je ne suis a priori pas le « public cible ». Petit garçon ayant eu une éducation assez normative, je n’ai pas ou peu joué avec des Barbie. Je n’ai donc aucun attachement émotionnel à cette poupée, ni à ce qu’elle représente. Par ailleurs, sans avoir une quelconque aversion pour sa personne ou ses films, je ne me considère pas non plus particulièrement connaisseur ou amateur du cinéma de Greta Gerwig. Néanmoins, en bon informé, je la sais faisant plus ou moins partie de ce qu’on pourrait considérer comme une nouvelle génération de réalisatrices, investissant des enjeux de représentation moderne – ce qui me semble l’a rendre proche de cinéastes comme Léna Dunham ou Phoebe Waller Bridge – et qu’elle a fait partie d’un mouvement cinématographique avant-gardiste New-Yorkais, le mumblecore – une sorte de cousin du Dogme danois, qui revendiquait de faire des films volontairement « fauchés » tournés en numérique, avec des acteurs non professionnels et des dialogues en partie improvisés – un cadre dans lequel elle signa sa première réalisation, le très beau Nights and Week-Ends (2008). En outre, malgré la réalisation de deux autres productions – Lady Bird (2017) puis Les Filles du Docteur March (2019) – plus proche d’un sous-genre très en vogue à Hollywood qu’on pourrait appeler le cinéma indépendant à Oscar, on imaginait mal une réalisatrice aussi estampillé indie signer une adaptation de Barbie produite par Warner Bros et commandée par Mattel, qui commercialise la fameuse poupée depuis 1959.

Sur scène, Ken et Barbie en représentations de danse : Ken est allongé par terre, la tête sur un coude, tandis que Barbie danse près de lui, en le montrant du doigt.

© Warner Bros. Entertainment Inc.

C’est l’un des axes principaux d’attaques des détracteurs et il convient peut-être immédiatement de s’atteler à en découdre les arguments. On peut lire ou entendre ça et là, que l’entreprise du film serait cynique voire malhonnête. De bien grands mots. On peut toutefois entendre qu’il est étonnant qu’une production qui s’amuse et remette en question – sans grande virulence, il faut reconnaître qu’on est plus sur de la pichenette qu’autre chose – le produit Barbie et ce qu’elle représente de stéréotypes sexistes, qui caricature le discours mercantile et opportuniste de la maison mère Mattel, soit… Produit par Mattel. Aussi, il me semble impossible de nier que le film a quelque chose d’ontologiquement anormal. Pourtant, son entreprise n’est ni neutre, ni consensuelle. Peut-être pourrions nous dire qu’elle est progressiste, ce qui ferait certainement lever des boucliers, tout en admettant que le progressisme peut aussi parfois (souvent) être opportuniste. Bien évidemment qu’avec Barbie et son propos, Mattel s’offre un re-branding de sa marque – terme anglophone de commerciaux pour définir un repositionnement stratégique d’un produit, pour en changer l’identité, l’image, auprès des clients. Mattel n’a certainement pas eu besoin de Greta Gerwig pour constater que sa Barbie stéréotypée (incarnée ici par Margot Robbie) ne répondait plus aux attentes de l’époque. D’ailleurs il faut avoir l’honnêteté de constater – comme le fait le film, qui appuie justement sur cette nuance – que la Barbie, au fil des ans, n’a pas été qu’une poupée mannequin, elle a même été beaucoup de choses – présidente, prix Nobel, avocate, médecin, et j’en passe – ayant toujours représenté une forme de paradoxe dont le long-métrage se fait justement l’écho dans son propos. Aussi on peut admettre que toutes entreprises à vocation mercantile et capitaliste a toujours su muter avec l’époque pour assurer sa pérennité, c’est le cas de la vente de jouets comme du cinéma lui-même. Sans être dupes, on peut toutefois se réjouir de ce que ces repositionnements stratégiques impliquent et permettent, pour peu qu’on puisse admettre que les petites filles ont nécessairement besoin de nouveaux modèles de représentation, moins stéréotypés et plus proches d’elles.

© Warner Bros. Entertainment Inc.

Au sein de la rédaction, sans le nommer par peur qu’il soit harcelé par des fans hardcore du film, un rédacteur a qualifié Barbie de « film McDonald ». Cette dénomination m’intéresse et m’interpelle, d’abord parce qu’elle est partagé par d’autres, les mêmes qui lui reprochent étonnamment de faire la publicité du produit Barbie et de contribuer à doper les ventes de cette poupée alors que l’inverse aurait été parfaitement improbable. Je me demande néanmoins si ces mêmes personnes auraient la droiture de qualifier Small Soldiers (Joe Dante, 1998) de « film Burger King ». La comparaison me semble d’autant plus intéressante que les deux productions ont beaucoup de choses en commun. Le long-métrage de Dante est commandé à Universal par Hasbro et Burger King pour littéralement mettre sur le commerce des poupées articulées de soldats qui rappellent tout particulièrement la gamme des G.I Joe commercialisée par… Hasbro. Pourtant, son scénario s’assume comme un pamphlet, dénonçant là aussi ce que peuvent transporter en tant que représentation (pour les petits garçons cette fois) ces figurines guerrières et masculinistes. Au sein de cette hyper-machine mercantile et là aussi opportuniste, Joe Dante parvient à s’y retrouver, lui, que l’on sait anti-militariste et plutôt à gauche de l’échiquier politique, ne manquant pas de mordant pour faire de ces militaires des abrutis plein de brutalité, et n’hésitant pas non plus à faire un portrait au vitriol des commerciaux et fabricants de jouets. Comme pour Barbie, ces éléments du scénario de Small Soldiers ne sont pas le fruit d’un quelconque piratage du cinéaste dans le dos du studio. Hasbro et Universal étaient totalement conscients du message véhiculé et voyaient dans le projet l’opportunité de dépoussiérer leur identité – les militaires incarnant les méchants s’opposant à une autre gamme de figurines représentant les gentils monstres Gorgonites. Qui considérerait l’entreprise du film Barbie comme cynique devrait partager ce point de vue pour le film de Dante, à raison peut-être dans les deux cas. Car le cynisme, attitude insolente et effrontée, est une caractéristique qu’il convient peut-être de respecter chez un ou une cinéaste. Quand Joe Dante, toujours, accepte contre un énorme chèque de réaliser la suite Gremlins 2 : La Nouvelle Génération (1990) tout en faisant une critique virulente du capitalisme, ne fait-il pas acte de cynisme ? De même, quand Steven Spielberg commente dans Jurassic Park (1993) aux détours de dialogues ou de plans sur des produits dérivés, les dangers du mercantilisme, n’est-il pas, sourire au coin, dans une forme d’acceptation de sa propre contradiction d’auteur à Hollywood ? Il me semble que Greta Gerwig ne fait pas autre chose que Joe Dante et Steven Spielberg mais qu’étonnamment, on l’en excuse moins.

Plan rapproché-épaule sur Ken (Ryan Gosling) l'air arrogant, portant des lunettes de soleil, un bandana noir et une veste en fourrure blanche dans le film Barbie.

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Il me semble pourtant compliqué d’accuser Greta Gerwig d’un quelconque avilissement. A titre personnel, je lui reconnais même un certain bagout. Il faut au contraire s’étonner de la voir aussi brillamment réussir à cocher l’entièreté des cases du cahier des charges Mattel – c’était prévisible – tout en parvenant par le propos, la mise en scène et les dialogues, à affirmer son identité et son propos de cinéaste au cœur de cette machine infernale. Plus encore, elle témoigne sincèrement en entretien (mais cela est aussi très saillant dans le film lui-même) d’un attachement émotionnel sincère et d’une réelle tendresse envers Barbie et ce qu’elle représente. Le long-métrage s’attelle assez fermement à pointer les aspects positifs comme négatifs de cette représentation et là où les discours militants pré-formatés servent parfois des pensées sans nuances – qui ont tendance à déliter les diverses causes défendues plutôt qu’à les solidifier – celui sur le féminisme et le patriarcat que déploie le film a le mérite et l’intelligence d’être bigarré. C’est une caractéristique qui a toujours habité les travaux de Gerwig, principalement en matière de représentation et de féminisme – on pense surtout à sa relecture des Filles du Docteur March (2019) – et qui rend ce Barbie si cohérent avec sa filmographie. Plus encore, elle s’amuse de ces/ses contradictions – ce qui la rapproche de Joe Dante – et insémine son discours politique d’une sorte de portrait auto-reflexif méta. Elle sait qu’elle – comme une grande majorité de femmes, à travers le monde occidental au moins – a grandi avec cette figure structurante dès l’enfance, comme modèle. Les questionnements existentiels qui animent Barbie – Qui suis-je ? ; Qu’est-ce que je représente ? ; Suis-je qu’un physique ? ; Qui puis-je être ? ; Ai-je le droit de changer ? – dans le film sont ceux que beaucoup de femmes sont amenées à se poser, un jour ou l’autre de leur existence. Cette dimension du récit rebondit naturellement sur la place des femmes à Hollywood – au passage, on s’amusera, ou pas, de constater que les responsables du doublage français n’ont vraisemblablement pas accepté que Greta Gerwig soit autrement nommée qu’en tant que « le réalisateur » – et notamment ses actrices. A ce titre, le choix de Margot Robbie est très intéressant tant elle incarne depuis des années la « poupée parfaite » à Hollywood – rappelons-nous de la façon dont elle est utilisée et filmée dans Le Loup de Wall Street (Martin Scorsese, 2013) ou dans Once Upon a Time in Hollywood (Quentin Tarantino, 2019) pour n’en citer que deux. A tel point qu’engoncée dans le stéréotype de la blonde magnifique et longiligne, elle a parfois cherchée la reconnaissance de ses talents d’actrice en s’enlaidissant comme dans Moi, Tonia (Craig Gillespie, 2017) qui lui valu d’être nommée aux Oscars, ou en acceptant de malmener son image d’égérie dans certaines scènes limite scatophiles de Babylone (Damien Chazelle, 2022). En convoquant toutes les itérations modernes de Barbie – couleurs de peaux et morphologies variées, entre autres – et en renommant la Barbie historique en « Barbie stéréotypée », Gerwig célèbre le féminin dans sa pluralité, souligne et encourage les efforts de représentation de Mattel. Mais le discours est néanmoins plus complexe que cela, et au programme affiché par la marque pour sa poupée qui « peut être tout ce qu’elle veut, et son contraire », Gerwig répond par l’entremets d’un monologue entonné par America Ferrera qui met en relief le poids quotidien des injonctions faites aux femmes pour qu’elles soient constamment « tout et son contraire ».

Barbie, vue de dos, fait un coucou à l'immensité de Barbie Land.

© Warner Bros. Entertainment Inc.

A trop parler des atermoiements critiques autour du supposé cynisme de ce Barbie, on oublierait presque de parler du film lui-même. Il serait pourtant dommage de ne pas préciser que la mise en scène de Gerwig est d’une fraîcheur non pas nouvelle, mais retrouvée à Hollywood. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas ressenti la sensation de découverte d’un nouvel univers dans un blockbuster. Même si elle est bien aidée par le budget pharaonique qui lui est alloué – j’ai cherché des exemples récents ou anciens d’une production à 145 millions de dollars confiée à une réalisatrice, je n’en ai trouvé que chez Marvel – la cinéaste offre un spectacle visuel riche et foisonnant, bien aidé par une direction artistique d’une très grande maîtrise. Mention spéciale aux numéros musicaux – si mémorables qu’on aurait presque aimé que le film tout entier soit une comédie musicale, ce qui constitue pour moi un véritable regret – dans lesquelles Gerwig fait montre d’une palette variée : sens de la chorégraphie, aptitude aux gags visuels, inventivité plastique… Il est peu de dire que le long-métrage est généreux et saillant, ce qui peut par endroit sembler affaiblir sa narration, le récit étant souvent prétexte à catapulter les personnages dans de nouveaux décors. Néanmoins, on doit à l’arc principal du récit l’une des meilleures idées du long-métrage et certainement ses blagues les plus drôles. Pour rappeler un peu tardivement le contexte narratif : Barbie ayant des idées noires doit se rendre dans le vrai monde pour retrouver la petite fille qui jouait avec elle et dont elle partage les sentiments – ce qui n’est pas sans rappeler la saga Toy Story (1995-2019) qui exploitait déjà le personnage de Barbie et dont l’ensemble des produits dérivés sont (tiens, tiens) sous bannière Mattel, ainsi chaque nouvel opus était l’occasion de vendre, là aussi, de nouveaux jouets sans que personne n’y ait jamais trouvé quoi que ce soit à redire. Bref, Barbie fait le voyage avec Ken (Ryan Gosling) qui en arrivant dans le « vrai monde » fait la découverte hébétée du système patriarcal. Ces séquences sont d’un mordant ricanant bien senti et offrent à Ryan Gosling – on le lit partout, mais c’est vrai, il est absolument incroyable de drôlerie – l’honneur de prononcer de nombreuses répliques destinées à devenir immédiatement cultes. Ma préférée restant : « Maintenant que j’ai compris que ça n’a rien à voir avec les chevaux, je ne suis pas sur que ça me plait tant que ça le patriarcat ». C’est de très loin ce qui est le plus surprenant et réussi dans Barbie, même si la poupée éponyme n’est pas en reste, le personnage de Ken et sa quête identitaire – lui qui est condamné à être le faire-valoir d’une belle blonde, à n’être qu’un vulgaire accessoire sans utilité, sans passion, sans métier – est plus que centrale. L’idée assez brillante derrière cela est que les spectateurs masculins, si l’on s’en tient à une représentation genrée binaire, vont par le biais de Ken, avoir un socle d’identification… Aux filles du “vrai monde”. Cette mécanique d’inversion des genres et de leur rapport à la société n’est pas neuve au cinéma – on pense entre autres, chez nous, au génial Jacky au royaume des filles (Riad Sattouf, 2014) – mais n’en demeure pas moins assez savoureuse.

© Warner Bros. Entertainment Inc.

Même si l’humour ne semble pas faire mouche chez tout le monde – c’est peut-être la preuve absolue que le film n’est pas tant que ça conditionné pour plaire à toutes et tous – ceux qui y sont réceptifs apprécieront l’acuité des dialogues co-écris par Greta Gerwig et son Ken, Noah Baumbach. Et même s’il faut admettre que bien que pétri d’idées géniales – le prologue singeant 2001, l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968) ; l’incorporation des cocasses réelles publicités des Barbies les plus what the fuck que Mattel ait produit ; le personnage de la Barbie Bizarre (Kate McKinnon), hommage à toutes les expérimentations punk de petites savantes-folles sur leurs pauvres poupées – le scénario s’autorise raccourcis – le voyage de Barbie Land au Vrai Monde en est une forme assumée – et maladresses purement fonctionnelles – faire voyager les dirigeants de Mattel vers Barbie Land n’a aucune utilité sinon permettre un dialogue méta final sur l’aspect mercantile du film. Reste que sans être de bout en bout parfait, Barbie parvient néanmoins à répondre aux besoins de divertissements estivaux – ce qui n’est et ne sera jamais un gros mots en ces lieux – tout en véhiculant avec plus de finesse qui n’y paraît un propos politique nécessaire et en consolidant à Hollywood une jeune cinéaste sur qui il va désormais falloir définitivement compter.


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY


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2 commentaires sur “Barbie