[Entretien] Martin Jauvat, Hors Zone


Grand Paris, le long-métrage de Martin Jauvat suivant les aventures de Renard et Leslie, deux habitants de Chelles qui partent à l’aventure au fil des transports en commun de la région Île-de-France, était sans doute une des propositions les plus audacieuses de l’année par son mélange entre comédie, aventure et science- fiction. Alors que la fin d’année approche et avec elle la saison des prix et des « tops », Fais Pas Genre a proposé un entretien à Martin Jauvat pour discuter de son étonnant premier film.

Échange entre Mahamadou Sangré et Martin Jauvat, sous un échafaudage de travaux, dans le film Grand Paris, de jour, dans une lumière où le fluo de leurs joggings bleu et rose ressort particulièrement.

© Ecce Films

Hors Zone

Je pensais commencer par une présentation selon nos « transports en commun ». J’ai grandi dans la grande couronne, presque la campagne. Cela correspond au bout du bout du RER E.

Je connais aussi ! Dès que je dis que je viens du 77 maintenant je me méfie, on me l’a déjà reproché, parce qu’en fait je suis à la frontière. Chelles c’est la première ville du 77. Donc en fait si je dis que je viens du 93, on va dire que je me la joue gangster, mais on m’a aussi reproché de pas venir du vrai 77. Une fois à une soirée je me suis fait embrouiller par un gars comme ça. Dans une boîte de nuit il m’a reconnu et m’a dit « Ouais, dans tes interviews tu dis que tu viens du 77, il y a le vrai 77 et ce n’est pas ça du tout, Chelles, ce n’est pas le vrai 77 ! » Et je me suis rendu compte pour la fin de l’anecdote que le mec n’avait même pas vu le film, il avait juste vu une interview et il se basait sur ça pour venir m’embrouiller dans une boîte de nuit. Tout ça pour dire, moi je viens du terminus du RER E, mais c’est sur une ligne beaucoup plus courte. Pour l’instant, parce qu’ils sont en train d’agrandir.

En voyant Grand Paris et un court-métrage que tu as coécrit Ville Eternelle (Garance Kim, 2022), un grand point commun est apparu : celui de la dépendance à ces lignes de transport en commun pour les personnes habitant « en périphérie ».

Complètement, ça se ressent peut-être le plus dans ces deux films là. L’idée que t’est vraiment très démuni quand le moyen de transport dont tu es dépendant te fait faux bond, et ouvre complètement un autre rapport au temps et à l’espace. En l’occurrence ça a créé la possibilité d’une rencontre dans Ville Eternelle, d’une aventure dans Grand Paris. Après tous les autres courts que j’ai faits, en fait il y a toujours un truc lié à la solitude, un personnage qui est perdu dans une zone, dans une sorte de ville fantôme. Et c’est ce contexte-là qui va créer une rencontre, et de la rencontre les blagues, l’émotion, toutes les thématiques qui pour moi sont importantes. Mais c’est vrai que quand tu es démuni et que tu n’as pas ton transport en commun, tu es dans une situation de solitude et d’ennui aussi beaucoup. C’est une thématique qui se retrouve beaucoup dans tout ce que j’ai fait.

© Ecce Films

Ce sont des films où on attend beaucoup.

L’attente oui. Je ne connais pas très bien, mais il y a un petit côté Beckett, parce qu’il y a ces gens qui attendent à l’arrêt de bus pour des durées indéterminées. Et puis, la situation devient absurde tellement on attend. J’aime bien la scénographie de l’arrêt de bus, ça me plaît beaucoup. J’étais en Martinique la semaine dernière et c’était encore un autre rapport, parce que les bus là-bas n’ont même pas d’horaires fixes, pour prendre un bus, tu peux attendre trois heures quoi. Il y a beaucoup de poésie là-dedans aussi, tellement le rapport au temps qui s’installe ne peut plus du tout être utilitaire. Tu ne peux plus du tout être dans l’urgence à partir du moment où tu sais que le bus ne va peut-être pas passer, ou alors à la fin de la journée. Donc tout ton rapport à un agenda, à comment tu vas envisager ta journée, est différent. C’est ce qu’on retrouve dans Grand Paris et Ville Éternelle, mais c’est aussi parce que ce sont des gens qui sont désœuvrés à la base, donc ils peuvent se le permettre. Et ce n’est pas forcément une volonté de faire passer un message politique, de faire l’apologie du « prenez votre temps » c’est plutôt que de base ils sont poussés dans cette situation où ils n’ont que ça à faire de prendre leur temps. Parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire.

Justement, j’allais te dire qu’une phrase m’a marqué dans Ville Eternelle et qui je trouve s’applique pas mal aussi à Grand Paris et ses personnages. Le personnage de Garance Kim dit à ton personnage « T’as que ça à faire de m’accompagner ?» et il répond « Ouais, aujourd’hui j’ai rien de prévu ».

Ça m’évoque aussi une phrase qui revient dans Grand Paris, c’est « On est là ». Parce que c’est un truc qu’on se dit tout le temps avec mes potes quand on demande « Ça va ? » : « Ouais, on est là ». On n’a pas bougé quoi, on reste toujours ici, on est toujours à la même place, ça veut tout dire.

Ça me rappelle le meme : « Rien de spécial, mais on est là quoi ».

J’aime cet humour un peu con et absurde. Dans le même style maintenant par exemple il y a Jonathan Cohen, il me tue.

Deux garçons jouent à la console, concentrés, à côté d'une jeune fille qui a le menton sur la main, l’air blasé ; scène de nuit du film Grand Paris de Martin Jauvat.

© Ecce Films

Il y a un petit côté Serge le Mytho dans Grand Paris d’ailleurs. Cette idée que les personnages, qui s’ennuient un peu s’inventent une vie rêvée.

Ils ont beaucoup ce côté « tchatche ». Je pense que c’est encore plus le cas dans mes précédents courts, Le Sang de la Veine, et encore plus dans Vacances à Chelles, qui fait plus directement référence à Serge le Mytho et à Bloqués, avec des scènes où ils sont dans un canapé en train de jouer à la console et ils parlent en même temps, ils racontent des conneries. Les Vacances à Chelles, c’est un court métrage où j’ai joué en plus de réaliser, et ça m’a beaucoup plu en fait. Donc Grand Paris, et le fait de jouer Renard, est parti de là aussi.

Tu as joué dans beaucoup des projets dans lesquels tu es impliqué, en tant que réalisateur, ou scénariste.

Ce sont des projets où de manière générale j’étais hyper investi sur la prépa, sur le tournage, sur le montage, que ce soit les miens, que ce soit le film de Garance Kim (Ville Éternelle) ou celui de Mahaut Adam (Mon p’tit papa) qui a réalisé son court l’été dernier aussi.

Martin Jauvat assis sur une barrière de travaux, fragile, juste en dessous d’un pont taggé ; à ses pieds, Mahamdaou Sangaré l'observe.

© Ecce Films

Sophie Letourneur disait pour son dernier film Voyage en Italie, où elle tient un des premiers rôles, qu’il y a aussi pour elle une notion économique là-dedans. Jouer dans son propre film, quand on a un petit budget, c’est aussi économiser « un salaire ».

Carrément. Pour moi aussi c’était une économie de salaire sur Grand Paris, et une économie de place aussi, parce qu’on voulait être le moins le moins nombreux possible en termes d’équipe. On tournait beaucoup en extérieur dans des zones où on n’avait pas les autorisations, on ne voulait pas se faire repérer par la police qui viendrait nous contrôler. Dans les transports en commun encore pire, on avait aucune autorisation, on voulait être vraiment le moins possible. Là on était en équipe réduite alors qu’on était déjà en équipe assez réduite, donc réduite de réduite quoi ! Quasiment juste le micro, juste la caméra. On était cinq max. Il y avait cette idée aussi de légèreté. Plus on est nombreux, plus il y a une une inertie, où c’est dur de bouger le décor etc. Et puis même dans plein d’endroits, dans les RER, dans les voitures, dans des décors assez petits, j’avais peur de me faire virer du décor en fait, parce qu’au son et à l’image, ils sont plus importants, et tu te retrouves à regarder de loin sur un combo. Cette idée de diriger de loin me plaisait pas trop, et franchement sur Le Sang de la Veine j’étais un peu frustré par ça. J’avais envie de participer. Du coup, être acteur, c’est aussi être plus proche de ses personnages, plus proches de tes comédiens, et je trouve que pour discuter du jeu et pour travailler ensemble, la façon dont on va incarner la scène, c’est beaucoup mieux d’être au milieu avec les autres. Ça veut dire participer aux galères de projo qui te crame la gueule, du placement qui est compliqué…. Partager ça, ça aide encore plus à incarner et à ressentir la même chose que les comédiens, et à mieux les diriger.

Au bord d'un cours d'eau, sous un pont en travaux, avec une douce lumière ensoleillée, Mahamdou Sangaré fait le signe de Jul avec ses mains, deux pistolets côté à côté ; plan du film Grand Paris de Martin Jauvat.

© Ecce Films

Tu éprouves donc des difficultés à diriger si tu n’es « que » réalisateur ?

Je me sens presque comme un spectateur du jeu dans ce cas-là. En plus mes films sont souvent basés des relations d’intimité et d’amitié qui se nouent au fil du récit, notamment dans Grand Paris, et le fait que d’être tout le temps avec Mahamadou (Leslie) dans les scènes, je pense que ça a créé une complicité en plus, qui n’aurait pas été là sinon. J’aurais eu du mal à faire naître ce duo avec quelqu’un d’autre, parce qu’on était vraiment complices, parce qu’on traversait les mêmes galères, on avait froid ensemble, on était fatigués ensemble etc… On partageait exactement le même sort et ça crée un truc en plus.

Jouer est donc une raison assez pragmatique en soi, une décision de mise en scène ?

Pas seulement, parce que ça me plait aussi. Je me régale quand je joue la scène, je m’éclate trop, et j’ai envie de faire les films en tant qu’acteur également. Ça me touche au plus profond de moi, ça m’anime d’une force… Je joue dans mes films parce que j’ai envie de prendre un peu de plaisir comme ça aussi. Et en même temps j’ai décidé de jouer parce que quand j’ai commencé à faire Grand Paris ou bien Ville Éternelle je me suis dit que je ne voyais pas trop quel acteur envisager pour le rôle, car la façon d’être des personnages étaient trop proche de la mienne. Je pensais à Vincent Lacoste, ou à d’autres jeunes acteurs français mais je trouvais que ça ne collait pas tout à ce personnage non plus, Vincent Lacoste est déjà plus adulte.

Plan rapproché-poitrine sur le sourire benêt de William Lebghil devant le coffre ouvert de sa voiture, illuminé par des guirlandes et un robot ; plan de nuit extrait du long-métrage Grand Paris de Martin Jauvat.

© Ecce Films

Peut-être William Leghbil qui joue un autre rôle ?

William est un peu plus vieux que moi, il commence à être dans la trentaine là. Je cherchais un truc encore un peu adulescent dans le personnage, où tu n’arrives pas à trop savoir si c’est un ado attardé ou vraiment un jeune adulte. J’avais l’impression que je pouvais venir proposer un profil, quelqu’un d’à la fois niais et maladroit.

Faire de ce personnage une figure de comédie à part entière.

Grave. Ça pourrait être aux États-Unis une figure comme Steve Carrell un peu  Quarante ans toujours puceau (Judd Apatow, 2005) tu vois ? Enfin je ne me prends pas pour Steve Carrell du tout, mais ce genre de figure me plaît ! J’ai tendance à me référer au cinéma que j’aime. Par exemple un pote à moi, qui joue le grand blond dans le film, je pense toujours beaucoup à Travolta dans Pulp Fiction (Quentin Tarantino, 1994) ou Carrie. (Brian De Palma, 1976). J’identifie souvent mes personnages comme ça, en me référant à des « archétypes ».

© Ecce Films

La photo de Grand Paris est assez travaillée, douce et lumineuse à la fois. C’est quelque chose qu’on voit assez peu dans les productions parlant de Paris et de la banlieue.

C’est marrant, en interview un journaliste m’a dit que la photo du film était un peu comme « instagramer le monde », je crois que ce n’était pas totalement péjoratif dans sa bouche. Et si je suis tout à fait sincère, il y a ce truc-là dans le film, passer un filtre qui embellit la réalité, quitte à la traficoter un peu, à la manipuler. Je choisis d’être très optimiste sur la banlieue tout en ayant conscience qu’il y a plein de choses qui ne sont pas terribles. C’est une question de point de vue, d’angle d’attaque. Et ce programme-là qui est presque philosophique ou politique, il s’incarne dans l’image. Et surtout dans la couleur d’une part, et de l’autre dans les cadrages. Je dis ça de façon très profane, mais je voulais mettre en scène la comédie comme si c’était une bande dessinée pour enfants, ou en tout cas l’idée que je me fais d’une bande dessinée pour enfants. La vision, les souvenirs, cette ambiance là, mais sans tomber dans un procédé qui va être technique. J’aime bien le travail du cadre chez quelqu’un comme Wes Anderson. J’aime beaucoup ce cinéaste mais en même temps il me saoule lorsque ça devient trop conceptuel, j’aime beaucoup ses premiers. Pour moi il y a l’idée d’essayer de toujours connecter ça à une forme de réalité. Je n’aime pas quand c’est complètement déconnecté ou quand c’est hors sol ou quand ça parle plus du tout du monde. En fait, j’aimerais que la photo soit comme un miroir déformant du monde, mais de façon vraiment positive. Avec Grand Paris, je suis allé très loin dans cette idée de la bienveillance. Tout le monde est sympa, tout est cool. Je pense que ça peut être pas mal aussi de nuancer peu, de créer des tensions, de faire resurgir d’autant plus fort des émotions au contraire. De complexifier un peu tout ça. Ce sont des questions que je me pose là en écrivant un nouveau film, avec forcément l’envie de ne pas reproduire le même schéma. Ce qui m’intéresse le plus, c’est la surprise en fait.

D’ailleurs c’est une des grandes qualités du film : mixer les genres, mixer les influences, ce qui en fait un long-métrage assez surprenant.

Je crois que la seule chose que j’ai envie faire, c’est du feel-good movie. Faire un truc où tu te sens bien, que le spectateur se sente bien, et dans cet objectif-là, paradoxalement, je pense qu’on est obligé de ne pas être totalement linéaire. Ça sert d’autant plus ce but-là, si tu as des moments d’excitation, de doute, de mélancolie de tristesse.

Grand Paris a une couche de comédie, de buddy movie, qui marche d’autant plus qu’on est en empathie pour des personnages assez paumés.

Je fais attention à conserver ces enjeux là, trouver l’équilibre entre différents genres de cinéma, différents registres, différents tons et toutes les aventures que j’ai envie de raconter. Souvent quand je commence à écrire, je mets le doigt dans un engrenage qui m’entraîne vers de nouvelles aventures. Et puis encore d’autres rebondissements et parfois c’est dur de trouver le le point d’équilibre où tu ne te retrouves pas à regarder ton nombril de blagueur quoi. C’est un gros enjeu d’écriture pour moi en ce moment.

Les deux jeune banlieusards héros de Grand Paris, réalisé par Martin Jauvat, discutent l'un à côté de l'autre sur un canapé, de nuit, dans la lumière bleue et jaune de leur salon.

© Ecce Films

Dans le dossier de presse tu déclares que le film s’est beaucoup construit au montage.

C’est surtout vrai pour la structure générale. J’adore les dialogues, c’est ce que je préfère écrire donc c’est ce que je vais écrire le plus facilement, le plus intuitivement et c’est là que je prends le plus de plaisir. C’est plus sur la structure générale, les ruptures de rythme, l’enchaînement narratif que là je vais beaucoup retravailler au montage, et ça, même sur mes courts-métrages. Avec Grand Paris, on a même inversé des épisodes. Chaque scène a son indépendance, son autonomie, c’est comme des tableaux où tu as un moment de vie qui se déroule. C’est plus l’enchaînement des scènes que je vais retravailler. Parfois aussi, il y a une réplique ou une blague en trop, et si tu la retires, tu perds un petit rire. Mon monteur, Jules Coudignac, raisonnait beaucoup comme ça, « là on gagne à rire », « là on perd un petit rire », parfois perdre un sourire ou un rire en apparence ce n’est pas bien, mais sur le long terme, sur le rythme général du film, ça te permet d’en gagner plus. C’est peut-être parce que je manque d’expérience, mais je prends souvent conscience de beaucoup de choses au montage. Et c’est pour ça que c’est un processus qui dure super longtemps chez moi. On dit aussi souvent qu’on écrit le film au scénario, puis au tournage, puis au montage. Moi je pense que l’endroit le plus crucial c’est le scénario, ensuite le montage, et en dernier le tournage. Finalement le tournage, il peut y avoir des trucs, des accidents, des impros, mais pas tant que ça, je ne pense pas que ce soit le moment le plus important de création artistique. Si j’ai des idées sur la route, ou s’il y a des accidents heureux, qui me semblent avoir un sens, une cohérence avec le projet final, tant mieux, mais pour moi le tournage c’est plus essayer de rendre réel ce qu’on a prévu. Ce n’est pas vraiment mon moment préféré, même si j’aime bien jouer. L’écriture non plus d’ailleurs, je préfère clairement le montage. Peut-être un peu trop d’ailleurs, parce que je pense que parfois je dessers mon film en étant trop présent lors de cette étape. Je suis très investi, je suis tout le temps-là, et parfois je peux emmener avec moi le monteur dans une direction qui n’est pas forcément la bonne, le monteur est aussi là pour faire prendre du recul. Aujourd’hui, après avoir fait des courts-métrages et Grand Paris, je me dis que la prochaine fois, il faudrait que je laisse plus de temps au monteur pour travailler seul, avant de venir en salle de montage. Au final, Grand Paris ressemble beaucoup au tout premier « ours » (terme pour désigner un premier montage, ndlr) qu’il avait fait sans moi. Après on a passé à peu près un an et demi à travailler ensemble et remonter, pour finalement arriver à quelque chose proche de ce qu’il avait fait en un mois.

Sans trop spoiler, je voulais aborder la dernière partie qui est la seule qui sort vraiment de la grande couronne. Ce moment où on s’éloigne ressemble un peu à un moment de respiration pour les personnages… Il y a un peu cette idée qu’il faut partir pour vivre un peu.

Je me contredis un peu avec cette partie-là j’ai du mal à trancher. Je me suis rendu compte après la fin du montage que je parle tout le temps d’embellir la banlieue, de la montrer comme un endroit qui ne serait pas si terrible, où il peut se passer plein de choses belles. Et effectivement comme tu l’as remarqué dans le film, c’est au moment où ils s’échappent qu’ils peuvent respirer. Je pense que la banlieue est belle, mais quand tu restes à un endroit, tu finis par étouffer. Moi-même, je suis parti quelques mois à l’étranger et je n’ai jamais autant aimé la banlieue et Paris que quand je n’y habitais plus. J’avais envie d’y retourner, et c’est quand elle m’a manqué que je me suis rendu compte à quel point je l’aimais. Même si tu es bien, même si tu es heureux, à un moment tu dois aller faire un petit tour avant de revenir. C’est hyper important justement pour capter ce que tu as sous les yeux, quand c’est la seule chose que tu connais c’est dur de te rendre compte de ce que tu vois, des qualités et des défauts.

Contre-plongée sur Martin Jauvat, souriant en jogging rose, et Mahamadou Sangaré, soucieux en jogging bleu, marchant dans le film Grand Paris.

© Ecce Films

Ça a le mérite aussi de structurer le récit en parties, avec des teintes assez différentes.

Le film est en trois grandes parties, et la dernière, hors de la grande couronne, on n’est plus vraiment dans la comédie, on est dans quelque chose d’assez mélancolique. Le rythme est plus lent. L’idée c’était de retranscrire la sensation d’une redescente, d’une fin de soirée. Le soleil va se lever et puis on s’est un peu marré, mais maintenant qu’est ce qui se passe ? Où ça nous mène cette aventure ? C’était hyper important pour moi que tout ne soit pas sur le même rythme. D’une manière générale, j’aime beaucoup les ruptures de rythme. On me l’a reproché, certaines critiques disent que la dernière partie fonctionne moins bien. Mais à mes yeux cette partie donne tout son sens aux deux premières, même si je prends le risque d’ennuyer le spectateur ou qu’il sorte un peu du film. J’aurais l’impression d’avoir réalisé un film tellement superficiel s’il y avait eu que des gags et jamais de nuances.

Cette fin permet aussi d’appréhender les deux potes différemment. De manière plus sensible. Il y a notamment cette scène où le personnage de Leslie vient retrouver le sien, sous ses fenêtres, dans un pavillon de banlieue.

Mahamadou, il a été extraordinaire là, quand il l’a joué, j’avais des frissons. Ça, c’est la dimension biographique. J’ai toujours été dans ce truc quand j’étais au collège. J’étais en ZEP et y avait cette ambiance « street », alors que moi je venais d’un pavillon à côté, donc on me donnait ce côté intello, bobo etc. J’avais envie d’écrire des histoires et puis en même temps j’avais envie de jouer au foot, j’avais envie de me taper, et en même temps j’avais envie de faire de la poésie. Enfin tu vois, j’étais dans un entre-deux chelou et j’avais du mal à communiquer avec mes potes. Aujourd’hui j’y arrive beaucoup mieux mais à l’époque ce n’était pas facile, il fallait rester bonhomme, clasher, savoir répondre. Cette idée que si tu montres que tu es faible tu te fais rouler dessus. C’est cliché dit comme ça avec le recul, mais sur le moment c’était mon horizon de vie. Je ne voyais pas comment j’aurais pu faire autrement. Et donc tu te blindes pas mal, tu ne laisses pas trop percevoir ce que tu ressens et avec mes potes on était tous comme ça. Aujourd’hui je suis content, avec le recul, de pouvoir être moi-même avec mes amis de collège et lycée, leur dire ce que je pense, faire des blagues de merde, d’avoir des gestes d’affection, on en rit souvent. Alors qu’avant il y avait ce truc d’avoir peur d’être faible, « d’être comme les filles ». D’ailleurs dans un premier temps Leslie repousse un peu Renard. Tu sens qu’ils ont du mal à se l’avouer mais qu’ils ont besoin d’affection et je trouve ça très beau parce c’est à la fois très tendre et à la fois un peu marrant, c’est toujours cette contradiction entre de la tendresse et de la blague.

Quatre jeunes hommes en tenue streetwear dans ce qui semble être un sous-sol sans lumière ; les seuls points d'éclairage sont le casque de chantier avec lampe frontale qu'ils ont sur le crâne ; scène du film Grand Paris.

© Ecce Films

Il y a un autre aspect du film très marquant, et qui infuse dans toute sa dimension « surnaturelle », notamment dans le deuxième segment : le complotisme et l’esthétique associée (le personnage de Sébastien Chassagne tisse des théories assez étranges sur le Grand Paris, l’artefact retrouvé par Leslie et Renard…). C’est finalement quelque chose d’assez commun dans la pop culture. Dans le rap par exemple, ou encore dans Le Monde est à Toi, de Romain Gavras, ou même Nope de Jordan Peele.

Je craignais de tomber dans un truc qui pique trop au délire de Cassel dans Le Monde est à toi. D’autant qu’en plus il y a Mahamadou dans les deux longs-métrages… Nope, oui carrément. Et d’ailleurs ce gars-là, qui installe les caméras et qui est dans des délires complotistes, complètement inconnu au bataillon, quel acteur génial… Le point commun entre ces personnages c’est peut-être l’idée d’avoir, un peu comme dans They Live (1988) de Carpenter, un regard un peu différent, un peu hors système et qui d’une certaine manière te redonne confiance en toi. Qui te redonne un sens, une place dans le monde, le sentiment d’avoir conscience de ce qui se passe. Et puis c’est un élément éminemment poétique de regarder le monde en cherchant des symboles. C’est ça un poète, non ? Je suis aussi fasciné par les légendes urbaines, par les théories, par les faits historiques, l’histoire, les civilisations. Moi-même, j’ai un petit côté comme ça, un peu comme mon personnage. J’ai lu énormément de bouquins, regardé beaucoup de documentaires sur ce genre de sujets… Je ne sais pas pourquoi ça me fascine, je dirais que c’est une forme d’évasion aussi, de se dire « et si en fait, le monde était différent de ce qu’on pense et de ce qu’on voit ? » « Et si un autre monde existait ? » C’est peut-être la façon la moins chère, la moins onéreuse de s’évader de son quotidien, en imaginant une autre histoire ou une autre civilisation ou une autre planète.

© Ecce Films

On en revient à cette thématique de l’ennui dont on parlait plus haut.

Dans Grand Paris c’est tout à fait ça : ils racontent des histoires pour contrer l’ennui et les soucis de leur métier, de leur âge, de leur origine. Ils échangent et font circuler des fictions parce qu’ils n’ont rien à faire de leur nuit. Et c’était ça aussi beaucoup mon adolescence. C’est un film générationnel à cause de certains codes mais aussi parce que le monde en ce moment nous rend désabusés, donc on cherche autre chose.

C’est un trait aussi commun au « jeune » cinéma français actuel, avec des productions comme Chiens de la Casse (Jean-Baptiste Durand, 2023) ou Jacky Caillou (Lucas Delangle, 2022). Ce ne sont pas du tout les mêmes endroits, mais il y a à chaque fois l’idée de faire vivre au cinéma des lieux et des expériences qu’on voit rarement.

Dans Chiens de la Casse, c’est vrai que c’est un endroit différent pourtant il y a plein de similitudes avec ces mecs-là, leur difficulté avec leurs émotions, leur côté un peu fausse frappe. Le personnage de Raphael Quenard, il est extraordinaire. Il y a plein de trucs qui me parlent énormément dans le fond dans ce film. Par contre, je ne comprends pas pourquoi on le présente comme une comédie, pour moi c’est tout sauf une comédie ! Enfin je pense que si tu rigoles pendant la scène au restaurant ce n’est pas normal. Perso, j’étais horrifié !

Est-ce que tu te reconnais dans d’autres de tes confrères français, des gens avec qui tu as la sensation de faire famille ou tout du moins avoir des points communs ?

Dans un autre genre, je suis un disciple de Benoît Forgeard. Je suis très fan, notamment de ses deux longs-métrages, Gaz de France (2015) et Yves (2019). Le cinéma de Benoît est plus politique que le mien, en tout cas plus frontalement, quoique c’est aussi très bizarre, très absurde. Lui il dit quelque chose comme « je prends grand soin de pas bien me renseigner parce que plus t’es renseigné, plus ton écriture devient prévisible. » Ca m’a beaucoup aidé de lire ça. Je complexais avant, parce que je n’ai pas vraiment de formation pour écrire un scénario. J’avais l’impression que quoi je fasse, je le faisais mal, que je n’allais pas au bout. J’aime le cinéma mais je ne suis pas vraiment cinéphile. C’est un peu pareil avec mon autre passion qui est le foot. J’ai fait du foot en club mais je ne suis pas si bon que ça (rires). Mais en même temps je me dis que mon truc à moi c’est le papillonage. C’est justement de passer d’un truc à l’autre, de prendre un peu à droite à gauche, de tout emmagasiner, de passer au tamis toutes ces influences.

Le film, comme beaucoup de productions françaises flirtant avec le genre, prend un long moment avant de s’y plonger complètement dans le troisième acte. Qu’est-ce qui t’a poussé à opérer cette bascule, à y aller finalement franchement ?

Je trouve qu’il n’y a rien de plus frustrant et décevant dans un film que d’avoir l’impression qu’il y a peut-être quelque chose qui va se passer et qu’en fait il ne se passe rien. Mais en même temps je trouve ça aussi décevant quand tu as l’impression que des étapes sont sautées et que ça se passe trop facilement. Je voulais travailler ce mystère-là jusqu’au bout et c’est ça qui m’intéressait dans le film, être face à des mystères au sein de la narration. C’est ce que j’aime dans Lost (J.J Abrams & Damon Lindelof, 2004-2010), en tant que spectateur je me dis « qu’est-ce que c’est que ce mystère devant moi » et on ne te donne pas une réponse trop vite. J’aime ça aussi chez Chabrol dans Les Bonnes Femmes (1960), ou dans A History of Violence (David Cronenberg, 2005), ou même chez Lynch… J’aime bien l’ambiguïté. C’est la possibilité d’une croyance qui me fait vibrer le plus au cinéma.

Les personnages principaux ne sont pas incarnés par des « têtes d’affiches ». Est-ce que cela t’a handicapé dans la création du film ?

Quand j’ai envoyé au producteur Emmanuel Chaumet le scénario, il trouvait ça pas mal et m’a dit que je devrais jouer moi-même le rôle de Renard. Je l’avais écrit pour quelqu’un d’autre, je voulais prendre un acteur qui ferait venir les gens en salle ! Mais il m’a dit « il n’y a pas de raison que ce ne soit pas toi le gars qui fasse venir les gens en salle. Si on continue à bosser, si on refait des films, si tu travailles ce personnage là, ce sera toi qui feras venir les spectateurs ». 

© Ecce Films

La sortie a toutefois été compliquée non ?

Le moment où on a galéré sur la sortie de Grand Paris, c’est quand on a contacté les salles. On avait une bonne presse, mais beaucoup d’exploitants nous ont répondu qu’il n’y avait pas de casting, et donc qu’ils ne prendraient pas le film. Pourtant ça ne marche pas toujours dans ce sens-là : Bonne Conduite (Jonathan Barré, 2023) sorti quasiment en même temps que nous a un très bon casting (Laure Calamy, le Palmashow etc) mais n’a pas attiré beaucoup plus de spectateurs.

Au sein de Fais Pas Genre ! on s’interroge régulièrement sur l’état des cinémas de genre en France, sur la difficulté de monter ce genre de projets. Quelles sont les barrières que tu as pu rencontrer pour créer un film atypique, très hybride, mêlant comédie, sciences fiction, film de banlieue ?

Ce qu’on m’a beaucoup dit c’est « le cinéma de genre c’est pour les plateformes ». Mais j’aime bien mélanger les catégories, brouiller les frontières, et ce n’est pas facile à vendre. J’aimais bien dire que Grand Paris c’est une comédie de banlieue avec de la science-fiction en même temps. Et ça il y a pas mal de monde qui n’aime pas trop, il y a une tendance à vouloir mettre une étiquette très définie pour faire venir les spectateurs, ça ne me correspond pas du tout parce que je déteste les catégories trop claires, je trouve que ça produit des films trop prévisibles. Cela dit aujourd’hui, je pense quand même que c’est plus facile de faire du cinéma de genres en France. Je pense vraiment qu’il y a eu un renouveau avec Ducournau. Je ne suis pas forcément fan de tous ses films, mais le fait qu’elle existe dans le cinéma français, c’est génial. Je pense qu’il y a un vrai désir, mais qui ne se traduit pas encore dans les chiffres (l’entretien a été réalisé avant la sortie du Règne Animal, ndr). Il y a quelques années, je pouvais penser des choses comme « le cinéma français c’est de la merde », mais en fait c’est tout sauf de la merde, c’est juste qu’on nous parle toujours des mêmes films, des mêmes acteurs, alors qu’il y a tellement d’autres choses qui se font, et qui sont hyper innovantes, hyper mystérieuses, hyper sexy, et qu’il faut juste mettre en lumière.

 

Propos de Martin Jauvat
Recueillis et retranscrits par Martin Courgeon
Merci à Pierre Jean Delvolvé


A propos de Martin Courgeon

Un beau jour de projection de "The Room", après avoir reçu une petite cuillère en plastique de plein fouet, Martin eu l'illumination et se décida enfin à écrire sur sa plus grande passion, le cinéma. Il est fan absolu des films "coming of age movies" des années 80, notamment ceux de son saint patron John Hughes, du cinéma japonais, et de Scooby Doo, le Film. Il rêve d'une résidence secondaire à Twin Peaks ou à Hill Valley, c'est au choix. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riwIY

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.