Nope


Après deux essais qui convainquirent beaucoup – mais pas tout le monde dans nos colonnes – Jordan Peele fait un retour remarqué dans nos salles avec le très attendu Nope marquant sa bascule dans un registre plus ouvertement fantastique. Accueilli en demi-teinte aux Etats-Unis, cet objet étrange, inégal mais foisonnant, a réveillé chez nous un enthousiasme qu’on croyait définitivement endormi : celui ressenti devant le meilleur du divertissement hollywoodien, plaisir particulièrement vivace au beau milieu d’un été caniculaire, relativement déserté par les blockbusters. Avertissement cependant : ce plaisir était aussi lié à une ignorance totale des tenants et aboutissants de son intrigue. Or, cet article est truffé de révélations, vous voilà avertis.

Scène de nuit dans le film Nope : Daniel Kaluuya vu de dos fait face à une tornade.

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Nuages épais

« Un film […] est un lieu de passage, comme un ciel où passent les nuages des personnages et les éclairs du hors-champ. » écrivait Serge Daney (Trafic, n°2, printemps 1992). Dans Nope, les personnages trouvent dans le ciel une présence menaçante, qu’ils identifient d’abord comme une soucoupe volante, mais qui longtemps ne prendra la forme que d’un nuage épais, un danger presque abstrait. Ils décideront ensemble de réussir à le filmer, pour autant prouver son existence que le capturer. C’est la ligne claire du récit, à laquelle se greffent de multiples couches plus ou moins cohérentes. Un récit familial complexe – les personnages principaux sont frère et sœur descendants du « premier homme jamais filmé », soit un jockey noir sur son cheval – une satire corrosive du milieu du cinéma et de son racisme larvé – ils sont aujourd’hui éleveurs de chevaux qu’ils dressent pour les plateaux – puis progressivement film de monstre spielberguien, fable shyamalanienne, en passant par quelques détours du côté du western. Si un film est un lieu de passage, ce nouveau Jordan Peele en connaît de multiples, comme s’il avançait à perte, sans se retourner, dans un pur mouvement d’accumulation. Ce n’est pas surprenant venant de son auteur dont c’était déjà le charme – pour certains – et la limite – pour d’autres, dont votre serviteur – de ses précédents essais. Us (2019) souffrait à mon avis tout particulièrement de ses effets, révélations, et autres pistes accumulées et finissait par s’épuiser dans un déluge d’incohérences et de sous-textes à l’épaisseur souvent embarrassante. Étrangement, Nope, lui, tire le meilleur de cet amoncellement de références et de Signes – pour citer un film qui le hante explicitement – aboutissant à sa forme la plus convaincante, bien qu’aussi inégale.

Daniel Kaluuya vu de trois quart, arbore une mine méfiante ; à l'arrière-plan, le désert californien du film Nope.

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La menace est donc un nuage. Elle se niche dans des interstices invisibles : « les éclairs du hors-champs ». Nope n’est jamais plus beau que quand il place sa caméra au cœur de la brume, dans des trous noirs indiscernables où l’on redoute de voir surgir l’horreur. Où l’on se perd aussi. Ces éclairs ne s’incarnent jamais mieux que quand ils restent invisibles, ou uniquement discernables dans les yeux des personnages, à la faveur de très nombreux, et très beaux, reaction shots. On ne le dira jamais assez : c’est l’une des plus belles figures du cinéma fantastique – c’est un tourneurien fanatique qui vous parle – celle qui sans doute offre le plus l’occasion de flipper et de rêver dans un même plan. Peele ici en abuse, offrant des variantes particulièrement habitées, notamment grâce au visage presque constamment impassible de Daniel Kaluuya, capable de concentrer tout le vertige d’une séquence sur cette simple expression atone, en particulier dans une inoubliable scène en voiture, filmée en plan séquence, où la menace entoure son visage dans un flou particulièrement vibrant. Alors, certes, tout ne repose malheureusement pas sur de telles figures formelles exécutées avec cette gourmandise jubilatoire, et la perdition du spectateur n’est pas obtenue sans facilité – on le répétera sans doute plus d’une fois, les ficelles narratives pour créer du mystère ne sont pas fines – mais elle se révèle stimulante parce que constamment renouvelée et admise. En outre, elle ne se fait pas à l’encontre d’un plaisir très direct : celui du spectacle. Car ce nouveau Peele regorge de visions saisissantes, témoigne à chaque instant d’une joie particulièrement salutaire à mettre en scène son grand spectacle.

Un poing d'enfant fermé se tend vers une patte de singe qui s'apprête à la saisir ; plan issu du film Nope.

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Mais alors, pourquoi peut-on être plus touché par ces couches successives ici que dans le reste de cette filmographie, qui jusque là laissait un sentiment d’inachèvement et parfois de facilité ? Il me semble que c’est justement dans cette façon d’aborder l’ombre, la confusion, qu’on peut trouver un semblant de réponse. Get Out (2017), mais aussi (surtout) Us, souffraient de leurs révélations. Dans l’un comme dans l’autre, un long monologue explicatif venait remettre les pendules à l’heure dans une double visée didactique. D’abord, nous expliquer les motivations des antagonistes ou le fonctionnement du concept, mais aussi (surtout) la visée politique et sociologique du discours de son auteur. Cela a été de multiples fois dit et salué chez Jordan Peele : il serait le parangon de l’elevated horror, regardant d’un peu plus haut le cinéma de genre que la plupart de ses collègues chez Blumhouse (qui était à la manoeuvre sur son premier long). Chez lui, l’horreur est toujours l’occasion d’un discours plus ou moins profond sur le racisme systémique aux États-Unis. Si dans Get Out cette visée s’incarnait dans une fiction plutôt modeste, elle prenait dans Us des allures de pot-pourri beaucoup moins convaincantes, où l’auteur semblait trop conscient de son discours pour réussir à en faire une matière pleinement cinématographique. Surtout, dans un cas comme dans l’autre, il échouait à toujours incarner viscéralement ses idées qui finissaient toujours par se raconter dans des discours bavards, d’une portée bien maigre. C’était toujours regrettable, Peele ne manquant pas d’idées de mise en scène, mais qui peinent souvent à dépasser le premier tiers des scénarios.

Dans le désert de Californie, trois personnages : au premier plan la jeune Keke Palmer, qui pleure ; derrière elle, Daniel Kaluuya plus distant, les mains dans les poches, la regarde ; à côté de lui, un jeune homme a l'air abattu, la tête baissée.

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La joie profonde, bien que légère, éprouvée devant Nope vient du fait que jamais il ne cède à l’explication bavarde. Au fur et à mesure que l’intrigue avance, Peele accumule les couches de mystère, en charcutant – encore une fois, ce n’est pas la finesse qui est recherchée – volontiers sa dramaturgie, à coups de chapitrages, d’ellipses étranges, de visions improbables. Il serait facile d’incriminer cette construction et beaucoup le feront sans doute, reprochant l’insatisfaction de certaines attentes posées par ces mystères successifs. Comment souvent, en plus, les incohérences et les béances ne manquent pas. Dans le même texte cité plus haut, Daney écrit : « C’est pourquoi il ne faut pas incriminer le scénario en soi mais ce type de scénario – le béton ? – qui barre par avance toute possibilité pour un personnage d’habiter – à titre personnel – le temps et l’espace du film. La domination du vieux scénario linéaire et hystérique serait-elle de nouveau absolue ? On a pourtant vu des cinéastes – Bunuel, Fellini – fragmenter leurs récits et avoir du succès. On en a vu d’autres construire leurs films comme des diptyques et avoir du succès. Dans Vertigo, Hitchcock n’a pas craint de livrer toutes les clés de l’énigme vers le milieu du film. Résultat : il y a un vrai moment de « vertige » quand le spectateur comprend que, puisque le film n’est pas fini, c’est que l’histoire va (re) commencer et que, trivialement dit, « on est reparti pour un tour ». »

Le cas Nope est intéressant pour prolonger cette analyse. Comme Hitchcock, Peele réserve une révélation importante au milieu de son intrigue – ce n’est pas une soucoupe volante qu’on traque mais un monstre céleste qui ne fait pas que capturer mais dévore aussi ses victimes – qui pourrait redistribuer les cartes et mener, comme dans ses précédents films, à ses habituelles explications pénibles, dictées par les sacro-saintes règles du script-doctoring. Au contraire, de cette révélation, il tire un nouveau « tour » de manège, moins effrayant que les premiers – une fois dévoilé, le monstre n’a pas la même puissance que sous sa forme « nuage » – mais non moins stimulant et amusant, car toujours plein d’imagination et de jubilation. En effet, la forme finale du monstre est réjouissante d’inventivité, loin des poncifs de « l’épure » tant acclamée des Auteurs – avec un grand « A » – du divertissement hollywoodien contemporain (Nolan, Villeneuve en tête). En outre, contrairement aux scénarios qui agaçaient, parfois, Daney, celui de Nope laisse heureusement, non sans difficulté, une place touchante à ses personnages. L’exposition du scénario a beau être laborieuse – présentation des personnages, des enjeux et des sous-enjeux, tout se fait de manière un peu lourde et longuette – elle laisse finalement le temps à ces caractères d’exister, et c’est sans doute ce qu’on y attendait le moins. En effet, jusqu’ici, les personnages de son cinéma ne répondaient malheureusement qu’à des archétypes assez peu aimables, Peele oubliant toujours en cours de route de les sortir de leurs conditions, et c’est ce qui les rendait, en partie, inefficients. Ici, disons-le, le frère et sa sœur sont immédiatement très attachants. Jouant d’une opposition archétypale, pour ne pas dire caricaturale – il est taciturne et souffre de troubles de l’attention, elle est décomplexée et joueuse (formidable Keke Palmer) – Peele parvient à immédiatement nous attacher au duo, comme dans les meilleurs divertissements auxquels il se réfère – Spielberg et Shyamalan en tête. Par ailleurs, si elle est un peu laborieuse d’un point de vue strictement dramatique, cette installation ne manque pas de jubilation dans les jeux de références, la peinture du monde du cinéma, les choix des noms des personnages. J’ai même pensé au cinéma de Quentin Tarantino : son goût pour les « monde-cinéma », son art de la digression et des sonorités immédiatement jouissives. C’est quelque chose qu’on retrouve notamment dans l’anecdote horrifique autour de Gordy, singe devenu psychopathe comme dans le génial Incidents de Parcours (George Romero, 1988), et qui lui offre parmi ses séquences les plus réussies. Autre personnage qui incarne ce goût : celui du chef-opérateur qui accompagne petit à petit la bande. Certes totalement improbable, il offre de précieux moments de drôlerie, bien que sa conclusion ne soit pas aussi émouvante qu’elle pourrait l’être. Peele n’avait d’ailleurs jamais autant réussi cet alliage de drôlerie et d’horreur qu’ici – il n’est pas anodin que l’une de ses meilleures scènes soit une fausse frayeur, générée par des enfants déguisés en Aliens.

Ce côté « monde-cinéma » n’est vraiment pas inconscient dans le film, et on sent que le cinéaste jubile de mettre en scène sa première grande oeuvre méta. Là encore, son trait n’est pas fin. D’abord parce qu’il se force à entrer dans de longs détails pour expliquer l’ascendance des personnages – liée à l’origine même du cinéma – ensuite parce qu’il multiplie les rapprochements entre le monstre et la caméra. En effet, lorsqu’on entrevoit « la bouche » du monstre, celle-ci a exactement la même forme que la machine qui retransmet les premières images animées : celles du fameux jockey noir sur son cheval. Le gosier du monstre présente exactement le même conduit rainuré que le premier appareil de projection. L’analogie est épaisse : dans Nope la caméra est un monstre capable de capturer, mais donc aussi de dévorer. Et évidemment, ce qui pointe là le bout de son nez, c’est l’inévitable satire sociale. Les personnages sont obsédés à l’idée de tirer des images de ce monstre dans le ciel. La créature n’attaque que des lieux de spectacle. Peele nous dévoilerait-il avec emphase la voracité du monde du cinéma ? Voudrait-il donc démonter ici la société du spectacle, l’addiction aux images, le « grand mal » contemporain ? Sans doute un peu. Et c’est là qu’on regrette les fables plus profondes de Quentin Tarantino – dans le genre gros morceaux américains aoûtiens, on préfère le sublime Once Upon a Time in Hollywood de 2019 à l’amusant (mais passionnant) Nope de 2022 – et que Peele ait toujours la main un peu lourde.Cependant, le commentaire sait être plus subtile – comme quand sa playlist (variée et intelligente) cite « La Vie c’est chouette » chanson interprétée par Jodie Foster en 1977 pour évoquer encore, plus discrètement, la prédation Hollywoodienne – et plus drôle – sympathique apparition d’un journaliste de TMC portant une sorte de casque de Daft Punk. Surtout, de cette addiction, il sait aussi tirer des soubresauts narratifs très amusants – par l’intermédiaire d’un attachant personnage conspirationniste mais aussi tout simplement de ses deux héros – et des images souvent saisissantes. Et tout cela s’éclaire à la vision de la victoire finale des personnages, d’émouvantes retrouvailles. Peele n’a pas tout à fait la science du plan iconique de ses références – impossible de ne pas penser aux derniers plans de Django Unchained (Quentin Tarantino, 2013) devant les derniers échanges lointains et émouvants, de la soeur et de son frère à cheval – et encore moins l’intelligence narrative de Shyamalan, en particulier dans la gestion des « Pay in / Pay of », dont on trouve les plus bouleversants spécimens dans Signes (M. Night Shyamalan, 2002). Mais son amour de ces cinéastes et de ces figures les rendent jubilatoires et entêtantes, en dépit du sentiment de déjà-vu que l’on peut regretter. Et, par exemple, si la pluie sanguinolente torrentielle – déjà vue dans La Guerre des Mondes (Steven Spielberg, 2005) – donne une maison de sang – déjà vue dans le western précédemment citée de Tarantino – cette mixture de « déjà vu » n’est pas pour autant désagréable.

Au coeur du désert, Daniel Kaluuya est sur un cheval, les yeux intrigués, il porte étrangement un épais sweat à capuche orange ; plan issu du film Nope.

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De cet amoncellement de visions, on tirera donc, peut-être, beaucoup de choses. De confusion. On s’y sent un peu comme les enfants autour du puits – acteur du plus beau « Pay in / Pay of » du film justement – qui les prend par surprise en photo dans le parc d’attraction où passent les personnages… Le regard plongé dans le noir, ou vers un nuage épais dans le ciel, dans l’attente du sursaut. D’un nouveau plaisir trivial (mais qui peut être magnifique) : « c’est reparti pour un tour ». On se réjouit d’attendre, cette fois avec bien plus d’impatience, le prochain dans la carrière de Jordan Peele.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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